« La demeure de Sasha- Je veux dire, du directeur…
C’est pas parce qu’il est disparu que tout s’est soudain arrêté. Il a énormément de propriétés, des vaisseaux, et des hommes. Toutes ses possessions ont été saisies par le gouvernement. Pas pour le lui voler : juste le temps qu’on ouvre le testament et qu’on redistribue tout à tout le monde, histoire que ses employés se retrouvent pas au chômage ou qu’un concurrent profite pas de son absence pour lui voler des marchés. Son manoir du Goudberg est toujours gardé par les mêmes Kislévites que d’habitude ; paraît que ça fait huit mois qu’ils font que boire jusqu’à se tuer et que tout le bâtiment est en pagaille.
Je vais mettre quelques petites paires d’yeux dans le coin. M’étonnerait pas qu’Engel tente d’y rentrer. »
Ce que Eva entendait par « petites paires d’yeux » étaient les marginaux de la ville. On pouvait obtenir beaucoup de renseignements en demandant à un orphelin de faire le piquet des heures durant devant un bâtiment pour quelques misérables pièces, et Marienburg ne manquait pas d’orphelins. C’était aussi un très bon moyen de recruter des agents de confiance dans le futur. Le réseau chimère, après tout, avait vocation à durer.
« T’es trop aimable, Faust », fit Eva avec enfin un sourire pincé, en montrant la cravate que son comparse lui offrait. « Promis, je ne dormirai avec qu’une nuit ou deux. »
« Oh-hé, maître Klüber ! »
Sur les quais du Kruiersmurr, plutôt petites péniches s’affairaient ; Mais ce ne fut pas Faust qui trouva une barque, ce fut une barque qui trouva Faust. Sur une péniche esseulée en bout de quai, un beau trentenaire à la barbe sale, en petite chemise, lui faisait de grands signes de main. Tout autour du petit navire, une dizaine d’albatros tournoyaient, déféquaient, ou piquaient une tête dans le Reik pour en sortir un magnifique poisson qui sautillait gentiment. Faust reconnaissait le conducteur de la péniche. Un brave homme, bien courtois, qui faisait naviguer des passagers à travers la ville pour pas très cher. Et il était très reconnaissable, pour une bonne raison : Il était aveugle. Ses deux yeux étaient translucides, et pourtant, il avait été capable de reconnaître Faust de loin, en plus de mener un commerce très profitable. Jamais son navire ne s’était échoué. Il était très clair qu’une aura magique l’entourait, mais pas celle des vents, celle divine. Cet humble gondolier à l’accent Tiléen, que Faust connaissait sous le nom de Vitale, était clairement béni par Manaan.
« Zavez b’soin d’un trajet, maître Klüber ? Une pistole, j’vous amène n’importe où, vous verrez pas mieux ailleurs ! »
Bien sûr, embarquer sur le navire d’un aveugle faisait naître des appréhensions bien saines et naturelles. Mais Vitale savait, sans besoin d’aucune aide, récupérer les cordes qui le liait aux bittes d’amarrage, lever la petite voile de toile, et s’installer derrière les rames afin d’utiliser ses énormes bras, gros comme les cuisses de Faust, pour lancer la péniche sur le fleuve, une nuée d’albatros piaillant suivant le navire à la trace.
« La ville elle est triste maître Klüber. Sasha van den Nijmenk était pas beaucoup aimé ou connu des Marienbourgeois, mais c’était un bon fidèle d’Manaan. Y naviguait comme personne. Venait souvent ici, avec son voilier de course, il impressionnait tout le monde. J’crois qu’dans un sens c’est beau c’qui lui est arrivé. Les prêtres de Morr y se plaignent quand un navire fait naufrage, y disent que les corps qui sont pas enterrés en terre consacrées ils sont en proie aux démons. Mais c’pas vrai. Manaan c’est un Dieu sévère, mais la mer c’est son domaine. Même si on fait naufrage y peut s’dire qu’il les aimes bien. Ou alors il provoque le naufrage lui-même. Il est comme ça Manaan. »
Le Reik était rempli de navires. Des petites péniches, de grandes coques de commerce. Des galères Impériales qui remontaient le Reik vers Altdorf et Nuln, des gallions Bretonniens dans le fond qui mettaient les voiles vers le Kislev et Norsca. Le fleuve était rempli d’activité, étroitement surveillé par des barges militaires qui y maintenaient l’ordre. Faust était dans une ville maritime. Ce n’était pas Marienburg et la mer, c’était la mer et le Marienburg. Le monde entier se pressait ici, pour y décharger des vins de Morceaux et du kvas d’Erengrad.
« Le monde y s’rait p’têt plus en paix si les gens d’la terre y faisaient un peu plus comme Manaan, tiens. Les directeurs, leurs seigneuries, y devraient faire comme Sasha, pas oublier qu’ils vivent de la mer. Ça leur éviterait de faire toutes leurs manigances là auxquelles on y comprend rien. Zêtes pas d’accord, maître Klüber ? »
Le quartier du palais avait une ambiance totalement différente du Kruiersmurr. Après être descendu à terre et avoir payé sa pièce à Vitale, Faust pu grimper dans des rues pavées, propres, et très larges. Il y avait là de bien jolies maisons à colombage, très peu de gens qui circulaient, et un nombre assez impressionnant de Coiffes Noires. Faust dût même à un moment présenter ses papiers à un sergent un peu procédurier.
L’allée des ambassadeurs était un endroit très étrange. Toutes les grandes nations du monde étaient côtes à côtes dans le même pâté de maisons, même lorsqu’elles se détestaient. Durant la guerre entre Magritta et Miragliano, les militaires Estaliens et Tiléens étaient connus pour copieusement s’insulter et se jeter des cailloux et des immondices par les fenêtres de leurs ambassades respectives, forçant de nombreuses fois les Coiffes Noires à intervenir sans pour autant avoir le droit de pénétrer dans le jardin de l’une ou l’autre des résidences. Le genre d’incidents diplomatiques amusants, si seulement ces plaisanteries canailles ne faisaient pas oublier que la guerre entre les deux cités-États était extrêmement violente et avait conduit à la mort de centaines de jeunes hommes.
L’ambassade Bretonienne était un bâtiment unique à Marienburg, parce qu’elle avait quelque chose qui montrait tout son luxe et son importance : Une cour. Dans une cité étriquée avec extrêmement peu de terrain à bâtir, il était rare que les « jardins » des résidences ne soient pas autre chose qu’un pare-terre de fleurs ou des plantes en pots sur une terrasse. Pas l’ambassade Bretonienne. Tout autour du beau bâtiment où flottait les armoiries du Roi Louen Cœur-de-Lion, protégé par de jolies grilles métalliques décorées de feuilles d’or sur ses pointes, se trouvaient des arbustes, des roses et des fleurs. L’entrée de la grille était gardée par deux solides militaires, dont les têtes de rustres cicatrisées tranchaient assez nettement avec leurs belles armures de fer orfévrées et leurs magnifiques capes blanches. Faust devina assez bien qu’il s’agissait d’écuyers-à-pied, des militaires de la roture dont l’équipement devait traduire la magnificence de leur employeur ; en l’occurrence, le Roi en personne, ce qui expliquait sans doute comment la modestie de leur rang dans la société de Bretonnie tranchait pourtant avec un raffinement dans l’accoutrement.
« Halte, dit poliment l’un des écuyers en levant sa main droite. Qui va-là ? »
Klüber tendit ses papiers d’identité et se présenta. L’écuyer les scrutas en fronçant les sourcils, puis les rendit à son interlocuteur.
« Oui… Attendez ici un instant. »
Il ouvrit la grille et s’enfuit le long du chemin jusque dans l’ambassade. Faust put donc vivre le moment très gênant de devoir attendre dans la rue, sous le regard taciturne et affreusement malaisé de la seconde sentinelle, qui l’observait d’un air suspect et n’était visiblement pas d’humeur à parler de la pluie et du beau temps avec le tailleur de costumes.
Dieux merci, ce moment ne dura pas longtemps, et l’écuyer revint – sans trop se presser tout de fois, histoire de faire durer le plaisir – jusqu’à la grille, accompagné d’un valet chauve bien habillé, avec un chapeau de feutre sur la tête et un joli doublet de cuir.
« Effectivement, nous avions été prévenus de la possibilité de votre arrivée, bien qu’aucun horaire précis ne nous a été communiqué…
La guilde des gipponiers n’est-elle pas censée être en congé pour l’enterrement ? Bah, ça ne me regarde pas ! Dame Aemilia va vous recevoir personnellement, si vous souhaitez bien suivre le valet. N’entrez dans aucune autre pièce.
Bonne journée à vous, honorable maître Klüber.
– Si le maître veut bien me suivre. »
L’écuyer ouvrit grand la grille et fit un salut de la tête. Le valet commanda la même révérence, puis se tourna, et en gardant les mains dans le dos et ce dos un peu courbé, il ouvrit la voie, le long du chemin de pierres dallées, tout en rappelant le protocole avec le gipponier.
« Maître Klüber se fera le plus discret possible. Maître Klüber est autorisé à entrer dans la salle d’apparat, et dans l’appartement qu’occupe temporairement damoiselle Aemilia de Disma. Maître Klüber ne parlera pas au personnel de l’ambassade ; Lorsque maître Klüber apercevra un chevalier, il fera une révérence et le saluera avec, toujours, le titre de « Sire ». Si l’ambassadeur parle à maître Klüber, il le saluera avec le titre « Votre Éminence ». Je sais que les Marienbourgeois sont parfois assez irrespectueux des règles de bienséance, mais maître Klüber comprend-il ? »
Le valet toqua très fort sur la solide porte de l’ambassade, et après qu’un garde l’eut ouvert, les deux purent entrer. C’était un bâtiment très joli. Le rez-de-chaussée était tout en pierre, et bâti comme une forteresses ; il n’y avait pas de fenêtres, mais beaucoup de meurtrières, et toutes les portes étaient blindées et solidement verrouillées. En revanche, sitôt que des escaliers en colimaçon furent montés pour atteindre le première étage, l’ambiance changeait du tout-au-tout. On avait l’impression d’une confortable demeure bourgeoise, avec beaucoup de pièces délimitées non par des murs mais par de jolies baies vitrées en verre de Brionne.
De larges fenêtres très grandes donnaient sur des balcons ensoleillées où des violettes et des marguerites étaient bien entretenues et lézardaient les façades, bien qu’à côté de chaque ouverture se trouvaient de gros volets en fer qu’on pouvait fermer en cas d’émeutes ou de siège. Ce n’était pas grand, on n’était pas dans un palais gigantesque, mais plutôt dans une superficie qui se trouvait entre la villa et la maison confortable. Il y avait, en tout cas, une petite « salle d’apparat », bien que le nom pompeux que le valet avait utilisée était incorrecte. Il ne s’agissait pas d’une de ces gigantesques salles débordantes de décorations, de pièces d’armures et de trophées où l’on faisait de grands banquets ; tout juste un petit salon, avec de beaux fauteuils fourrés, une jolie cheminée en pierre, une solide horloge en bois et quelques petites décorations. Il y avait notamment les armoiries personnelles de l’ambassadeur Bretonnien, messire Valère Bertrand, et des cadeaux que Marienburg avait donnés à l’ambassade au cours de l’histoire mouvementée des relations entre le Royaume et le Jutonsryk.
« Si maître Klüber veut bien se donner la peine d’attendre ici, ce ne sera pas long. »
Le valet désigna un fauteuil de la main. Il y avait devant, sur une petite table, une pile de journaux ; la plupart étaient locaux, et datés d’aujourd’hui, mais Faust reconnu également Le Reik Quotidien, un journal d’Altdorf, qui datait d’hier, ainsi que La Fleur-de-Lys, le seul journal existant en Bretonnie, édité à l’Anguille et qui datait d’il y a trois jours. Un peu plus loin sur la table se trouvaient des petits biscuits au miel d’Aquitanie, des amandes dragées, une corbeille de fruits frais, et, luxe ultime et incroyable, des carrés de chocolat, une confiserie réalisée à partir d’une plante extrêmement rare qui poussait dans le continent inconnu et exotique de Lustrie. Faust put donc profiter de tout ça pendant au moins une bonne dizaine de minutes, ce qui faisait pas mal relativiser la promesse du peu de temps qu’il attendrait que lui avait signifiée le valet.
Puis, il entendit des rires venir du couloir, et il se leva en reconnaissant l’esclaffement très poli d’Aemilia.
« Je vous en prie, sire Arnaud ! Vous me tentez trop ; Je serais susceptible à la médisance, si vous continuez ainsi !
– Ce ne sont que de maigres commérages, très chère. Mais je vais voir Son Excellence von Haagen dès cette après-midi, j’aurai donc bien d’autres munitions que vous pourrez tirer librement sur son fils. »
Elle se tenait au bras d’un homme à l’air revêche, osseux et à la barbe bien huilée. Faust ne le reconnaissait pas, mais il reconnaissait parfaitement le petit médaillon armorié qu’il avait accroché à son costume. C’était le blason de la Maison d’Agnew.
Les Agnew étaient connus dans tout Marienburg. François III d’Agnew était le seul Bretonnien à avoir sa statue dans la Galerie des Êtres Honorés du Palais-Neuf, pour avoir financé fortement la sécession de Marienburg. Lors de la bataille du marais Grootscher, aux côtés des forces militaires du Jutonsryk et les renforts d’elfes d’Ulthuan, se tenaient sept-cent gens d’armes de Bretonnie et une bande de trois mille Tiléens financés entièrement par la maison Agnew. Faust savait qu’il avait affaire à Arnaud d’Agnew, un homme dont on savait au final très peu de choses, mais qui possédait assez d’argent et de relations pour être un joueur important à Marienburg.
Fort heureusement, Aemilia semblait très occupée à pallier au manque de données. La jeune fille était resplendissante. Vêtue d’une robe très fine et marquant bien sa taille, échancrée sur la poitrine mais recouvrant les épaules à la mode Tiléenne, elle gardait sur ses doigts et autour de son cou de nombreux bijoux, bagues et colliers, et émanait d’elle une forte odeur de parfum de lavande Brionnaise.
« Maître Klüber ! S’exclama-t-elle avec un petit sourire. Arnaud- Je veux dire... sire, fit-elle en feignant d’être une gourde trop familière avec l’aristocrate, alors que Faust savait très bien que c’était un stratagème grossier. Je vous présente maître Armin Klüber, qui est, je l’ose dire, le meilleur tailleur de cette ville.
– J’ai déjà entendu son nom revenir trop souvent, mais je n’ai jamais vu l’homme qui se cachait derrière ce nom. Enchanté de vous rencontrer, maître.
Dites-moi, seriez-vous disponible assez rapidement ? J’ai besoin d’un nouveau mantel pour accueillir dignement Son Altesse Albéric, lorsqu’il viendra en ville dans les semaines à venir. Peut-être pourrais-je obtenir votre expertise ? »
Aemilia avait bien bossé. Elle venait d’offrir à Faust un joli ticket pour pouvoir aller dans le manoir Agnew. On sait jamais quand ça peut servir.
Mais Faust savait aussi jouer de son personnage. Armin Klüber n’était pas Faust Valdorf. Armin Klüber était, véritablement, l’un des meilleurs tailleurs du Vieux Monde : Les Umbramanciens ne lésinaient pas sur les moyens quand il fallait rendre une couverture crédible. Et il pouvait tout aussi bien jouer au tailleur désiré et trop occupé pour répudier Agnew.
« Au plaisir de vous revoir, ma damoiselle. »
Arnaud attrapa la main d’Aemilia et se courba pour la baiser. Puis, il se retourna et se dirigea avec le valet vers l’extérieur. La jeune femme fit un petit signe de tête à Klüber, et lui intima ainsi de le suivre. Ils passèrent devant une porte gardée par un autre élégant écuyer à cape blanche, montèrent un tout petit escalier très étroit qui craquait sous leurs pas, puis enfin entrèrent dans une pièce qu’Aemilia prit soin de fermer à clé derrière-elle.
C’était un joli appartement, même si très coquet. Il y avait de beaux meubles un peu vieillots, et une vue magnifique sur le Reik et sa horde de bateaux de toutes les nationalités. Avec l’heure qu’il était, le soleil illuminait le fleuve qui scintillait à travers la fenêtre.
« Valérian, le fils de Son Éminence, a convaincu son père de me laisser me reposer ici jusqu’à l’arrivée du duc Albéric. Tout le monde est très serviable, et j’ai un bien beau regard d’où je me tiens.
C’est pour cela que vous êtes venu me rendre visite, maître Klüber ? Vous avez des questions que votre servante n’a pas su me poser ? »
Elle passa ses mains sur les liens de ses manches, et les dénoua. Petit à petit, elle se retira de sa robe étriquée et de sa fine ossature. Devant Faust, elle se retrouvait uniquement recouverte de longs collants qui grimpaient jusqu’à mi-cuisses, et d’une très courte chainse à la toile transparente et aux boutons ouverts.
« Vous devriez reprendre mes mesures – après tout, c’est l’excuse que j’ai donné à l’hôtellerie pour expliquer que vous veniez à l’improviste, sans aucun matériel ni assistants sous le bras. Et tant que vous êtes là, peut-être pourriez-vous me proposer quelque chose que je pourrais également porter lors de l’arrivée de Son Altesse à Marienburg ? »