[Nicolas et Ancel] Chaperons

La Bretonnie, c'est aussi les villes de Parravon et Gisoreux, les cités portuaires de Bordeleaux et Brionne, Quenelles et ses nombreuses chapelles à la gloire de la Dame du Lac, mais aussi le Défilé de la Hache, le lieu de passage principal à travers les montagnes qui sépare l'Empire de la Bretonnie, les forêts de Chalons et d'Arden et, pour finir, les duchés de L'Anguille, la Lyonnesse, l'Artenois, la Bastogne, l'Aquilanie et la Gasconnie.

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Ancel Charpentreau
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[Nicolas et Ancel] Chaperons

Message par Ancel Charpentreau »

Je me dis que j’aime regarder le soleil se lever sur l’Anguille. En fait, c’est juste parce que je me suis réveillé un peu trop tôt. Un autre cauchemar. C’est chiant. Pépé Morr qui me casse les couilles. C’est lui qui s’occupe de gérer les rêves, on me l’a toujours appris ; il a décidé de m’emmerder. Pas la première fois, d’ailleurs. Si j’en parlais à maman, je sais qu’elle s’inquiéterait, elle irait consulter une herboriste, elle voudrait que j’aille voir un augure, un putain de charlatan qui dit parler au nom du Veilleur… Mais elle est plus là maman. Maman, elle dort avec Morr pour toujours.
En sueur. Je me suis réveillé en sueur. Mais ça pourrait être pire — au moins j’ai pas pissé dans les draps. Et puis, c’était l’instant que je déteste, le moment entre deux horaires… Il était trop tôt pour partir me promener en ville, trop tard pour me recoucher. Alors, j’ai décidé de regarder le soleil se lever sur l’Anguille.

Je vis au troisième étage d’un immeuble de quatre. Grosse maison à colombage, quartier de la Rotonde. Les gens aiment pas vivre en hauteur, parce que c’est mal isolé, mais moi j’aime bien parce que le loyer est moins cher et surtout je peux voir un peu la mer, même s’il y a le clocher d’une chapelle du Graal et un putain d’entrepôt de la Confrérie du Phare qui me gâchent la vue. De toute façon, je rentre de l’Empire. Le bivouac militaire, c’est une vieille paillasse, et roupiller dans le froid sous les étoiles, forcément, n’importe quoi est plus confortable quand on rentre de ça. J’ai pas à me plaindre. J’ai jamais été le genre de type qui se plaint.
Je végète. Juste vêtu de braies, les pieds-nus sur la rambarde de mon balcon. Sur une petite table à côté de moi j’ai des biscuits secs de la veille, et je les fais tremper un par un dans une boisson chaude que j’adore : le café. Tellement de gens savent pas ce qu’est le café. Même les putains d’aristocrates ils savent pas ce que c’est le café. Vous allez à Bastogne, vous allez à Montfort, vous allez voir des putains de peignes-culs au sang-bleu, ils en ont jamais vu de leur vie. Mais moi je vis à l’Anguille, et de là où je me tiens, le monde entier vient à moi. Le kvas du Kislev, le drap de Marienburg, les épices d’Estalie, et le putain de café d’Arabie, tout ça s’attire et ça nous revient, en échange de quoi nos marchands remplissent d’énormes rafiots de laine, de céréales et de vin qu’ils vont amener aux quatre coins de la terre ronde — parce qu’un prêtre de Manaan me l’a dit, qu’elle était ronde.
Il pue mon café. Ça coûte beaucoup trop cher, alors je réutilise le même marc deux, trois, quatre fois de suite, jusqu’à ce que ce soit plus qu’une sorte de mélange infect et ignoble, tellement amer que ça me fait grincer des dents et plisser toutes les rides de ma tronche. Mais c’est mieux que la gnôle, parce que je suis le genre de personne qui est incapable de passer plus d’une heure sans avoir un truc à boire à la bouche. Et ce café il coûte cher, ouais, mais je l’ai payé. Je l’ai eu avec mon argent. Durement gagné.
Et pas en servant dans l’ost de Son Altesse Taubert de l’Anguille.
Gloire au Duc.

L’Anguille, c’est le bout du monde. J’en suis fier. C’est la plus belle des villes, la plus grande des villes, la plus riche des villes. Elle est remplie de connards, ouais, mais c’est chez moi. Quand le soleil se lève sur l’Anguille, vous avez l’eau qui scintille ; on dit qu’elle est maudite, cette eau. C’est pas tous les navigateurs qui remontent la rade, elle est traître et infâme. C’est la faute à Théralinde. Y a mille ans, Théralinde c’était la donzelle à Saint-Cordouin, le premier Duc du Graal de l’Anguille ; une sorcière l’a changée en monstre marin, et c’est pour ça qu’il y a des tempêtes tout le temps, qui balancent des rafiots entiers pour les faire s’éventrer contre des falaises. Et pourtant, il y en a des rafiots. J’aime bien traîner avec Nicolas, parce que je le fais chier à pointer du doigt tel navire, et il soupire, et il est constamment capable de me les nommer rien qu’au pavillon ! Le Marie-Rose, le Fier Roi, le Saint-Tancrède, le Mauvais Garçon… Galion, frégate, corsaire, à vingt-deux, trente-six, ou quarante-huit canons… Même quand c’est un navire étranger, il est capable de savoir si untel est Impérial, untel Tiléen. Un cador ce Nicolas.
L’Anguille, c’est le bout du monde. Je lève mon café, et je salue le grand phare. Il est magnifique le phare. Y a rien de plus grand, et de plus… Exotique que ce phare. Je manque de vocabulaire pour le décrire. Juste, c’est trop… Trop élancé, trop blanc, trop pas… Normal. Les Fées qui ont construit ce phare. Paraît que y a genre des millénaires, les Nains et les Fées ce sont fait une énorme bataille ici, et ça a décidé du sort de leurs deux royaumes. Je sais pas lequel des deux a gagné, mais maintenant, le phare il appartient à Godemar FitzGodric. C’est un type puissant, lui. Avec de la vraie puissance. Il a le fric et la loi. On est dans un monde où les gens peuvent faire n’importe quoi avec ces deux choses.

C’est de la faute à Godemar si je peux plus dormir la nuit. Le pire, c’est qu’il sait que j’existe. Le type le plus riche et le plus influent de toute la Bretonnie a déjà vu ma trogne, et il m’a déjà parlé. On peut dire que j’ai réussi.

Je bois à sa santé. Et ça tombe bien, parce que j’ai envie de gerber mon café.



Petit à petit, l’Anguille s’éveille. On n’est plus tout à fait la nuit, mais il est encore très matinal. Pourtant, j’entends mes voisins du dessus se réveiller. Le père est boulanger, forcément, ça se réveille tôt ces gens-là ; il a une femme qui fait la vendeuse et qui tient la comptabilité, et ils ont deux gosses. Braves gosses. Ils vont à l’école. Un p’tit laïc de Véréna qui a une étude, sur la place Prince-Conrad. Les gamins doivent se lever tôt parce que faut quand même marcher une bonne demi-heure pour s’y rendre, hé oué, l’Anguille c’est pas le village de bouseux du coin. Une partie de moi le jalouse, ce boulanger. Mon père c’était un charpentier qui gagnait bien sa vie, et pourtant on m’a jamais payé l’école. Mais hé, boulanger c’est pas gros marchand comme Godemar FitzGodric ; ils habitent le 4e étage, celui le moins cher parce qu’il est sous les combles, ça se voit qu’ils se serrent la ceinture pour les deux mioches. De braves gens, quoi. Là, j’entends des bruits de pas juste au-dessus de mon salon. Ils raclent des pieds de chaise. Ils préparent leur petit-déjeuner.
Je vais les imiter. Imiter les boutiquiers, les pêcheurs et les débardeurs qui embauchent tous. Je vais faire un tour.

Ma toilette prend du temps. Je suis pas le dernier des péquenots. Je prends mon baquet d’eau de la veille, et je soigne ma barbe. Je huile bien mes cheveux — les gars arrêtent pas de dire que c’est du beurre, mais c’est faux, c’est pas du beurre, c’est de la lotion bordel, à huit sous le flacon oui y a putain d’intérêt à ce que ça soit pas du beurre merde. Je me lave rapidement sous les aisselles, le fion et le zob avec. Je m’asperge le torse et le cou d’eau de Wurtbad, même si en fait c’est de l’eau d’Eilhart, ça coûte moins cher. J’ai encore des vêtements propres, je peux remercier ma voisine du dessous pour ça : elle, son mari il est gratte-papier à la Confrérie du Phare, donc elle passe ses journées à faire la ménagère chez elle sans voir personne. Elle aime bien faire le linge de tout l’immeuble, ça l’occupe, puis en échange je vais lui faire ses courses, y a deux semaines je lui ai payé un jambon pour sa famille. J’aime pas trop son mari. Petit con avec des lunettes, et il est pas né ici, il vient d’Aquitanie. On se dit bonjour quand on se croise. On fera peut-être plus connaissance au prochain jour du Graal. C'est que ça fait pas si longtemps que j’ai emménagé ici.

Tout le monde dans l’immeuble devine c’est quoi mon boulot. Parce que j’en ai un de boulot, alors que j’appartiens à aucune fraternité, aucun culte, aucun club. Mais ils me voient traîner, avec mes beaux vêtements et mon long manteau, le long des quais. Et alors, ils associent ma trogne à un type. Et ça leur suffit.
Mon nom est Ancel Charpentreau. Et quand je marche dans la rue, les sergents de ville changent de trottoir. L’Anguille c’est le monde entier. Et le monde entier il m’appartient.




Il fait frais. J’ai bien fait de mettre mon grand manteau. Je marche le long des quais, pour profiter de la lueur orangée de l’aube. Je marche avec cette sale odeur de sel plein les narines, les pognes dans les poches. Je sautille au-dessus d’un filet de pêche que des vieux et des jeunes sont en train de ravaler pour l’embarquer sur une péniche. Pas loin, je vois un trio de gros messieurs habillés chaudement qui lisent un document tenu entre leurs six mains, en zieutant un gros rafiot que de solides débardeurs sont en train de charger de tonneaux ; la Bretonnie importe, la Bretonnie exporte. J’entends des langues qui chantonnent dans le creux de l’oreille. Des gens bronzés côtoient des peaux pâles. On a du blond, du roux et du châtain. Du riche et du pauvre. Du gras et du costaud. Je retire une main de ma poche pour jouer avec ma ceinture. J’aime sentir mon gourdin qui tape sur ma cuisse, sa présence me rassure.
Y a des gens pour me reconnaître, bien sûr. C’est ce que je préfère avec la promenade. Un gamin cireur de chaussures m’interpelle ; il me demande comment va Tonton.

« Ha, Tonton va très bien p'tiot ! T’inquiète pas, j’lui dirais d’venir te voir pour cirer ses godasses ! »

Je le salue du bout de la main. Après, c’est un gars qui me gêne en montrant sa main. Paulot, qu’il s’appelle. Je lui tape dans sa poigne. Il commence des salamalecs. Il me fait chier.

« Écoute Paulot, si t’es en r’tard pour payer, faut l’dire à Tonton, hein. C’par politesse. Bon j’suis pressé, j’ai vraiment pas l’temps. Shallya t’garde, mon vieux. »

Il a l’air inquiet. Tant mieux. Les gens inquiets cassent moins les couilles.

Puis finalement, je vois le gars que je cherchais. Un type costaud, rouquin comme un renard, assis sur le rebord d’une écluse. Il a les pieds dans le vide, en dessous de lui c’est les larmes de Théralinde. Il a l’air un peu endormi, je me demande s’il a regardé le lever du soleil ici, lui. Je m’approche doucement, et pour lui jouer un tour, je lui donne un petit coup dans le dos :

« Hop là, attention ! »

Il se fige et sursaute. Je tire sur ses vêtements et me met à ricaner.

« Héhé, du calme Nico, j’déconne ! »

Il se retourne d’un coup, et j’ai un pas en arrière, les mains levées. Nico a une sale gueule. Nico il a des bleus sur les joues et une coupure sur un sourcil. Nico il s’est bastonné hier.
Et visiblement, Nico n’était pas du tout d’humeur pour ma blague.

« Hého, heu… S’cuse-moi, frérot. J’voulais pas t’faire une frayeur…
Hé, ça va ? J’suppose qu’le gars qui t’as fait ça est dans un état encore pire, hein ? »


Je pointe du bout de l’index mon sourcil à moi. J’attends deux secondes qu’il se calme, puis finalement, je m’assois à côté de lui. J’attends qu’il me raconte tout.

« Tonton veut nous voir.
Genre… En personne. »


Je l’ai appris hier. Philippe qui me l’a dit. « Demain tu ramènes ton cul au resto. Ramène Nico aussi, y nous faut un costaud. » Que Tonton veuille nous parler lui-même, directement, et pas que ça passe par Philippe ou La Flèche, c’était pas arrivé depuis… Depuis notre retour de l’Empire, en fait. Le cambriolage c’était mal passé. On est tombés dans un guet-apens. C’était la merde. La grosse merde.
Faut qu’on regagne la confiance de Tonton. Qu’on lui prouve qu’on peut faire un vrai bon boulot pour lui. Y en a marre d’être des sous-fifres. Forcer des gars comme Paulot à cracher du fric qu’ils ont emprunté, c’est de la petite quincaillerie. On en a déjà fait tellement plus, quoi.

Je regarde le soleil se lever. Et pis, parce que je suis avec Nico, et que Nico c’est mon meilleur pote dans toute la bande, y a qu’à lui que je peux me confier.

« J’suis crevé putain. Pas réussi à bien dormir. »
Ancel Charpentreau, Voie du Racketteur
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Nicolas Chambefort
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Re: [Nicolas et Ancel] Chaperons

Message par Nicolas Chambefort »

Je déteste l’Océan.

Oui j'sais, c'est une phrase bizarre, surtout venant d'un Anguillois. N’en reste pas moins que c’est la vérité : y'a bien une raison pour laquelle on prie Manann pour l'apaiser, pas par affection. Faut être taré pour aimer le grand large. Six ans de ma vie, je les ai passés à crapahuter sur cette immense putain ; à ne voir que son reflet bleuté du matin jusqu’au soir, à sentir son parfum salé de dévergondée, lorsqu’une de ses vagues ne venait pas directement nous cracher à la gueule. C’est une amie changeante, infidèle, que je me suis fait la promesse de plus jamais approcher avant que le vieux Morr m’emmène dans ses jardins. Et pourtant, malgré tout, voilà que je m’y retrouve encore comme un con. Le visage en vrac, assis sur le bord de l’écluse, à la regarder onduler sous l’aurore.

Y’a du monde autour. C’est l’heure où les honnêtes gens commencent le travail, et j’entends les pas des pêcheurs et des marins qui s’activent. Mais personne m’approche. La plupart savent qui j'suis, et savent comment se comporter en conséquence : surtout avec ma rondache posée à côté. Je gratte mes yeux collés, un peu benêt, en ballotant les jambes dans le vide, avec la matraque à ma ceinture qui cogne contre le bord. Pas de risque de mouiller les bottes : on est encore en marée basse, même si ça commence à remonter. J'sais pas pourquoi je reviens toujours ici. Par habitude, peut-être. J’ai passé mon enfance à regarder les débardeurs pousser des caisses, puis à tenter de les imiter avec mes bras de crevettes, alors ça a dû laisser une marque. C’est proche de là où je vis, aussi : quand maman est morte, mon frangin est parti faire son trou avec sa tavernière, ce qui m’a permis de récupérer la baraque des vieux. Et papa était dans la marine, donc sa piaule, il la voulait près du port. Alors je fais avec. De toute manière, vu mon état actuel, j’ai pas franchement envie de me faire chier à errer pendant trois plombes pour trouver un coin sympa où attendre que le jour se lève.

Ça manque pas pourtant, des endroits où aller. Les tavernes et les bains sont fermés à cette heure, mais j'pourrais juste flâner dans les rues au lieu de rester là. Peut-être embarquer un autre des gars de Tonton sur le chemin, pour qu’on aille chauffer des fils de bourg'. Faut dire qu’à Castel-l’Anguille, on s’ennuie difficilement. C’t'une grande ville, très grande. Le plus vaste port de Bretonnie, de ce que j’en ai vu ! Même si Ferrant arrête pas de nous casser le cul avec son Bordeleaux natal. Et vas-y que c’est plus large, que y’a des bateaux qui viennent du monde entier, et qu'Alberic une fois il a coulé une arche noire, pendant que notre Duc à nous il préfère rester éloigné des eaux… Encore un de ses connards qui pense savoir mieux que moi sur mon sujet, alors qu’il a jamais foutu les pieds sur un rafiot. Quand il apprendra à marcher droit après deux verres, peut-être que je l’autoriserai à avoir un avis. Le mec voit en double les trois quarts du temps, tu m’étonnes qu’il compte des navires en trop !

Enfin, c’est un gars utile, Ferrant, donc j’ai pas l'droit de lui en mettre une quand il radote. Il est aussi sous la protection de Tonton, mais pas vraiment à son service comme moi ou Ancel. Plus une sorte d’associé, je crois. Un grand blond pas très épais, un “apothicaire” qui s’est installé dans le vieux quartier y’a quelques mois, avec son bazar et autant de bouteilles qu’il pouvait en porter. Quand on a besoin d’un petit coup de panacée ou d’un élixir, c’est lui qu’on va voir : alors autant dire que j'dois souvent supporter son blabla. Au moins, il est réglo. On invite la concurrence à dégager, et en échange il nous épargne quelques ducats quand on passe à la caisse. Bon ça coûte toujours un bras, mais ça m’évite de perdre les miens, et Myrmidia sait que j’en ai besoin. Si j'suis encore capable de tenir debout, faut l’admettre, c’est que Ferrant y est pour quelque chose ; même si c’est pas toujours évident…

Je passe quelques doigts sur mes joues puis mon sourcil, en grognant un peu sous la douleur. Elles sont gonflées, et si l’hématome gênait pas ma paupière, sans doute qu’à la place de ma trogne, j'verrais un reflet violacé dans l’eau en contrebas. J’en reviens toujours pas que ce petit bâtard ait répliqué ! Puis propre en plus de ça : il a failli m’éborgner le sagouin. Ce serait quand même con de perdre un œil dans une rixe de bar quoi, même pas un vrai combat. Je fais comment pour les arènes, moi, si j’ai un angle mort ? Et bah je suis baisé, voilà.

Ce sont les courbatures qui m’ont réveillé, tout à l’heure. Là ça se voit pas, avec le pardessus, mais y’a pas qu’au visage que j’ai choppé des bleus. Les bras, le torse, les hanches : rien de très agréable pour pioncer. Dès que je m’allonge contre un truc, les relents reviennent, alors au bout de la quatrième fois j’ai compris que c’était pas ma nuit, et j’ai abandonné l’idée. Normalement Ferrant m'laisse toujours un “remède” ou une crème pour régler ce genre de soucis, mais évidemment, les pommades on les paume quand y’en a besoin ! Je suis sûr d’en avoir un de planqué quelque part, pourtant… puis c’est efficace en plus, pas d'la camelote. Une petite gorgée et hop, direction les jardins de papy ; rien à branler des douleurs ou des cauchemars. Des fois ça fonctionne même un peu trop bien, et ça donne ce genre de nuit merdique où j’ai l’impression de me réveiller deux minutes après avoir fermé les yeux. Mais non non, y’a bien sept huit heures d’écoulées ; c’est juste que niveau fatigue je suis au même point que la veille. Toujours un plaisir.

C’est vraiment une matinée de merde quand j’y pense. J'suis crevé, je regarde l’horizon comme un vieux sur son banc parce que je sais pas quoi foutre d’autre, et au moindre mouvement, j’ai l’impression qu’on colle un tison contre mes plaies. Autant dire que je suis d’humeur à en mettre une au premier qui viendrait me déranger : et en bon génie qu’il est, c’est précisément ce moment qu’Ancel choisit pour ramener sa fraise. J’adore Ancel. Sincèrement. C’est un peu comme un frangin, et à bien des égards plus buvable que le vrai. J'le connais depuis qu’on est môme : on s’est battu ensemble, on s’est saoulé ensemble, et sans lui je serais sans doute un garde avec 10 pièces d'argent pour passer le mois. Mais là j’avoue, quand il commence à me tirer le col, j’éprouve une soudaine envie de le balancer à l’eau. Juste comme ça. Pour envoyer un message.

- Oh OH OH, ça va bien oui ?!

Au début je comprends pas que c’est lui. Faut dire qu’il est discret comme gars, avec des petits pas de loup qui sont bien camouflés par les cris des goélands et le bordel matinal. Quand on était dans le nord, il servait d’éclaireur pour la troupe ; ou de cambrioleur, encore avant. Mais suffit que je me retourne, apercevant ses cheveux tout poisseux, son sourcil coupé et son odeur de parfum, pour réaliser que je me suis peut-être trop emporté.

- Ouah la vache. Hé, faut pas me faire peur comme ça Ancel ! Un jour, j’vais vraiment t’en coller une par réflexe.

J'pense pas qu’il en ait spécialement envie le bougre. Non parce que bon, se friter un peu avec les copains ça arrive hein, ça remet les idées en place et après on va boire un coup pour se réconcilier. Mais Ancel il a jamais trop été du genre bagarreur. Enfin aussi peu que puisse l’être un racketteur, j'veux dire. Il préfère le blabla et les marchandages aux véritables actions : ce qui est très pratique, parce que moi ça me fait chier. On se complète bien, au final, et je peux pas m’empêcher de ricaner un peu quand il se questionne sur la raison de mon état. Et surtout, sur celui du mec qui m’a fait ça.

- Ha je file du boulot à Agnès, pas de soucis là-dessus. Mais bon, ça va, ça va, j’ai été gentil. Il doit avoir quelques côtes de pétées, rien de plus.

Agnès, celle dont je parle, c’est une des sœurs aînées d’Ancel. Une prêtresse de Shallya, d’où la remarque ; même s’ils se sont embrouillés y’a un moment, donc j'suis pas sûr qu’il apprécie la blague. J’ai pas grand souvenir d’elle, en vérité : une brunette avec de yeux bleus pleins d’émotions, mais j'la côtoyais surtout quand on était gamin, alors elle a sans doute changée. Ça doit bien faire cinq six ans que je l’ai pas vu. Ancel aussi, remarque. Histoire d’éviter que la mention de sa frangine le mette dans tous ses états, je préfère enchainer directement sur mes aventures nocturnes.

- Mais si tu veux tout savoir, c’est que j’ai trainé au Chat Noir hier. L’auberge près du centre-ville là, Philippe a dû t’en parler, il aime bien y aller. Bah moi, je me faisais chier, j’avais pas de combat de prévu, donc j’ai décidé d’y jeter un œil ! Tout se passait bien au début. L’endroit est sympa en soi, je comprends pourquoi il traîne là-bas. Bonne ambiance, et tout. Les serveuses sont pas mal. Voilà que je me trouve une table, qu’un moustachu lance une partie de cartes ; et tu me connais, si ça parle de jeu, j’en suis. On fait deux trois tours pour s’échauffer, tranquillement, puis on commence à parier quelques pièces d'argent. Pas de problème en vu. Sauf que mes aïeux, ça a pas duré ! J’étais sûr de gagner. Certain. Je venais de me prendre un carré de quatre, deux des trois étaient couchés, j'le sentais bien.

Puis d’un coup, je me mets une grande claque sur ma cuisse, pour l’effet dramatique. Bon, je le regrette aussitôt parce que visiblement, j’avais aussi une ecchymose à cet endroit, mais je fais mine de rien.

- Et là l’autre bâtard il me sort une quinte.

Ha sur le coup je bégayais. J’étais pas bien ! C’est pire que finir dernier ça. Au moins quand t’es en fin de file tu la sens arriver l’enculade, on te la met pas par surprise alors que tu t’imagines déjà partir avec le pactole ! Un sentiment terrible, vraiment.

- Je suis sûr qu’il a triché. De mes propres yeux je l’ai vu trafiquer le paquet ! Et là c’est pas le vin qui me faisait tourner la tête, ça non ! Ha j’ai été débile, j’aurais pas dû accepter de jouer avec un Tiléen...

Bon, moi, tu me connais, je suis pas du style à le laisser passer ce genre de conneries. Je me lève, je me mets à l’engueuler, je le dénonce, normal quoi. Un mec sensé dans cette situation, il baisserait les yeux et il s’excuserait, tu vois ? Surtout que bon, je suis pas le plus mal né en matière de carrure, le gars comprenait ce qu’il allait prendre s’il répondait trop. Mais non ! Monsieur décide de maintenir le regard. Alors on a réglé ça comme il fallait quoi. Puis quand il a commencé à perdre pédale, et qu’il a sorti le surin, là je me suis dit que y’en avait ras-le-bol.


Y’a aussi qu’au milieu de la bagarre, il a dû apercevoir mon médaillon, parce qu’il a commencé à déblatérer des trucs sur la Bellona avec son accent sudiste. Je sais pas vraiment ce qu’il racontait, mais sur le coup j’ai un peu vu rouge. Pas que ça devrait me surprendre : Miguel m’avait prévenu quand il m’a introduit à la foi, dans le nord. Ne jamais faire confiance à un Tiléen sur le sujet, ou sur quoi que ce soit d’autre, d’ailleurs : manquerait plus qu’ils me mettent dans le crâne que Myrmidia est née à Remas. Pfff.

Mais tout ça, je préfère autant éviter d’en parler à Ancel. Je pense pas qu’il puisse comprendre.

- Je t’avoue, je remettrais pas les pieds là bas avant un moment, mais ça valait le coup. Reste que le gars cognait bien, donc la nuit a été un peu agitée. M’enfin, j’ai connu pire.

L’histoire a l’air de l’amuser plus qu’autre chose, mais faut dire que c’est pas la première fois que je me fais arnaquer en jouant. La rumeur veut que chacune de mes cicatrices équivaille à une anecdote de ce style. Je passe pas mon temps à les compter, mais de fait, ça semble pas déconnant.

Ce qu’il me raconte ensuite porte moins à rire, cependant. Hoël souhaite nous parler. Et c’est pas commun du tout. De base, le Tonton j'le connais pas tant que ça ! C’est une sommité à l’Anguille, pourtant : le vieux roublard dont tout le monde a déjà entendu causer, une sorte d’ombre qui surveille les rues d’en haut, un peu comme le château ducal surplombe le chenal. Sauf qu'en vrai, moi l’Anguille, j’en étais pas mal éloigné durant les dernières années ; et même une fois revenu, c’est Ancel qui m’a invité à rejoindre la famille, pas le grand barbu en personne. J’ai moins de lien avec lui que n’en ont la plupart des coupe-jarrets du métier, ce qui m'attire pas la sympathie de tous, en plus de mon passif et du poste de mon frère. Donc bien qu’une partie de moi se méfie de ce qui peut bien se passer pour qu’on nous demande nous en particulier, au fond, j'me dis que c’est plutôt une bonne nouvelle. Autant se faire connaître auprès de celui qui compte. Rester en bas de l’échelle ça va bien cinq minutes, mais j’en veux plus.

- Hé bah si y’a besoin de gros bras, tu peux compter sur moi. C'est bien ça, que le patron fasse enfin appel à nous. T’as une idée de ce qu’il mijote ?

Il tarde pas à me répondre, mais je sens dans sa voix qu’il a la tête ailleurs. Et c’est pas difficile de comprendre pourquoi vu ce qu’il me dit ensuite. C’est assez anodin, au premier abord. Pour des gus ordinaires, “j’ai pas réussi à bien dormir”, ça peut vouloir dire beaucoup de choses. C’est comme la pluie, le beau temps ou les nouvelles taxes ; de la discussion sans grand intérêt, parler juste pour le plaisir de parler. Mais pour ceux comme nous, c’est différent. Parce qu’on a vu les mêmes choses. Ceux revenus du nord ne dorment que rarement bien.

J'sais pas trop quoi dire au début. Je préfère éviter le sujet, en règle générale : j’ai ni une gueule de Shalléenne ni la patience qui va avec. C’est con, mais ça blesse l’égo de confesser ce genre de choses. Quand je me sens mal ou que je me réveille avec le matelas trempé, je préfère autant m’enfiler un élixir ou une bouteille plutôt qu’admettre que ça va pas. Mais là je comprends bien qu’Ancel a besoin de vider son sac. Alors j’écoute, je bougonne un peu, mais je fais ce que doivent faire les frères d’armes.

- … C’était encore Elst..erweld ?

Je bafouille le mot, en passant. Ma prononciation du Reikspiel est pas franchement fameuse.

- Ça m'arrive aussi de temps en temps. Je dois récupérer des trucs, chez Ferrant, dans la journée. Tu pourrais venir. Le goût est merdique mais c'est pratique pour dormir.

Elsterweld c’est le premier patelin qu’on a croisé en arrivant au Middenland. Plutôt au sud, vers le Reik. 300 âmes à tout casser, de mémoire. Rien de remarquable, surtout quand on a l’habitude des grandes villes comme moi ; mais vu qu’on venait de se taper le Reikland en marche forcée, pouvoir enfin se poser, même dans un village paumé, c’était un peu notre Graal à nous.

Sauf que y’avait plus de village quand on est arrivé. Ancel est revenu blanc comme un linge de sa reconnaissance, et on a vite compris pourquoi. Même pas des Hommes-bêtes, vu les traces. Juste des brigands, ou des déserteurs. Des gars comme nous. Aucun coin du nord n’était vraiment sûr, aussi éloigné soit-il du passage des Norses. Ça sentait la charogne sur des lieux à la ronde. Alors je suis pas un enfant de chœur hein. Des carnages j’en ai vu, et j’en verrai encore. Mais je crois… je crois que c’est là, qu’on a vraiment compris que ce serait du sérieux, cette histoire.

- Viens... on va marcher un peu. Tu pourras me raconter en route.


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La charmante bourgade d'Elsterweld, Middenland.
Nicolas Chambefort, Voie du Racketteur
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Ancel Charpentreau
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Re: [Nicolas et Ancel] Chaperons

Message par Ancel Charpentreau »

Nicolas s’est battu. L’eau mouille. La Bretonnie aime les chevaux. Y a des réalités comme ça qui sont évidentes, c’est presque futile de les dires à voix haute.
Mon comparse est un homme d’action. Un qui a peu de patience, qui frappe vite, et fort, toujours au taquet. Ce sont des qualités utiles. Plus qu’utiles même : admirables. C’est ça qui nous sépare des bourgeois, et qui, même si personne l’admettra, nous rapproche des nobles.
Y a presque pas d’aristocrates, à l’Anguille. Faut bien que quelqu’un se décide à défendre cette ville face aux racailles.

« Si le Chat Noir laisse des Tiléens entrer à l’intérieur, c’est que c’est un établissement de merde. Un jour on fera une descente là-bas, y a juste à demander l’autorisation de Tonton. On se ramène à quinze ou vingt avec des bâtons et on bastonne les clients au hasard, je te jure qu’ils sauront mieux choisir leur fréquentation après coup. »

On a déjà fait ce genre de trucs. D’actions coup de poing, ultra violentes. Le souci, c’est que Tonton hésite et patine pour le faire tout le temps. Il doit préférer tailler la discut’ avant d’appeler ses filleuls. J’le comprends. On est pas des sauvages. On est pas des barbares. On est juste des gars qui aiment bien notre quartier.
Ici c’est chez nous. L’Anguille, c’est à nous. C’est une ville commerciale, ça veut dire que le monde est attiré vers nous. Ce qu’on a surtout dans le coin, c’est des Estaliens — c’est extrêmement important de pas les confondre avec les Tiléens, parce que les Estaliens on nous l’a répété, c’est nos amis, ils ont des privilèges pour débarquer de la soie et des épices qui viennent d’Arabie. Les Tiléens c’est leurs rivaux, on en a qui viennent de Tobaro et Verezzo dans cette ville ; ils cherchent à casser les prix et la concurrence, un truc violent. Je connais pas tous les tenants et les aboutissants de cette histoire, je suis pas un scribe de la Compagnie du Phare, mais je sens qu’il y a une couille dans le potage quand je vois comment y a des types qui s’appellent Marcu qui s’affichent auprès du gros lard de Fitzgodric, alors que le moustachu qui s’appelle Silvio il est pressé le long des entrepôts.
Les Tiléens ont leur petit quartier pour eux. Deux avenues et un front de mer, on appelle ça Petite Verezzo. On met jamais les pieds là-bas. En échange, on attend d’eux à ce qu’ils mettent pas les pieds ailleurs que chez eux. Ils bouffent leur bouffe à eux, ils écoutent leur musique à eux, et ça devrait en rester là. Le souci c’est qu’à chaque Festag on va dans la même chapelle de Shallya, et personne a le droit de se molester dans un temple de la Colombe, alors, c’est… C’est chaud quoi. De mauvais moments.

« Elsterweld ? »

On discutait tranquillement, il me racontait sa soirée.
Et voilà qu’il me sort Elsterweld. Je regrette en fait de lui avoir dit que j’avais du mal à dormir. Je suis demeuré. J’aurais pas dû.

C’est un costaud Nicolas. Il fait une tête-et-demie de plus que moi, plus large et plus gras que mon corps creux et anguleux. Quand on était gosses, on se battait souvent ; à moins que je ne fasse un coup fourré, dans les genoux, il gagnait à chaque fois.
Mais malgré ça, j’aime pas qu’il sorte ce nom de hameau à la légère. C’est difficile à expliquer. Il met du temps à sortir les syllabes en reikspiel ; moi j’ai prononcé le mot correctement du premier coup.
Je grimace. J’ai de la chair de poule. Je deviens un peu excité.

« Qu’est-ce que tu me parles d’Elsterweld ? Tu veux que je dise quoi sur Elsterweld ? Nan, c’est pas d’Elsterweld que j’ai cauchemardé, Morr il m’a montré…
Non c’est juste creuser. Voilà. Dans mon rêve que le Veilleur il m’a obligé de faire, j’arrête pas de creuser avec une pelle.
C’était de la merde, ce service d’ost. De la merde. Bien content de m’être tiré de ce pays de merde, tiens ! »

J’étais le premier gus à être entré à Elsterweld. On était une bannière de cent putains d’hommes d’armes, et il a fallu que ça tombe sur moi. Pourquoi moi, c’était quoi ce bordel ? C’est notre dizenier qui voulait nous punir. Il nous avait dans le tarin, moi, Nico, puis d’autres gosses mal famés du duché — du braconnier, du contrebandier, toute une engeance qui avait été envoyé dans le Middenland pour à peu près les mêmes raisons que nous deux. L’uniforme ou la corde. Notre dizenier c’était un vieux connard, un forestier, y devait se dire que c’était rendre la justice que de nous faire souffrir. On avait toujours les pires corvées, tout le temps.

« Elsterweld… Y avait rien à Elsterweld. Les Impériaux c’est des timbrés. C’est tout ce que j’ai à dire. »

Je racle un gros molard et je crache par terre. Puis j’avance un peu plus vite, en serrant des poings.

« Bordel de merde. Tu veux que je te dise un truc en fait, Nico ?
Au départ, quand on retrouvait… Ce qu’on retrouvait après l’passage des armées, bah ça me choquait. Ça me travaillait les méninges, tout le temps.
Mais au bout de trois, quatre mois, quand on voyait des gars pendus ou empalés… ça me faisait juste chier. J’en avais même plus envie de vomir, ou de me chier dessus. J’étais juste en colère.
Parce que c’est nous qui devions creuser les putains de fosse commune. Tout le temps creuser. J’ai encore mal au dos à force d’avoir creusé. »




Pas trop loin des quais de l’Anguille, y a un petit bâtiment en bois qui est construit sur une sorte de gros parvis de charpente. C’est franchement pas le lieu le plus huppé de la ville ; c’est plutôt une sorte de boui-boui, avec une grosse terrasse en plein air. À cause du front de mer, c’est très humide, et quand il pleut, il peut y avoir de l’eau qui s’accumule au sol.
C’est un restaurant, et pourtant il sert peu de clients. Pas parce que la soupe est avariée ; plutôt parce que le bouche-à-oreille à travers toute la cité a rappelé à tout le monde que cet endroit était officieusement le Quartier Général de Tonton. Son château. Parfois, y a des nouveaux arrivants, pour leur faire une blague, un capitaine leur dit d’aller prendre le déjeuner là. Ça nous refait notre après-midi.
Sur la devanture, y a écrit « Le Fangeux ». Bon je sais pas lire, mais c’est le nom du boui-boui alors je devine qu’ils ont pas dû écrire autre chose. Y a même une tête peinte d’une espèce de monstre mi-homme-mi-grenouille qui mange les lettres du nom de l’établissement. Ça fait rigoler les enfants.
Parce qu’il y en a des enfants. Debout sur des chaises hautes qui font que leurs petites jambes se balancent dans le vide. On recrute facilement des enfants dans la famille, après tout, moi aussi j’ai commencé marmot. Ils sont marrants, ils parlent très fort d’un sujet quelconque en se partageant une seule tasse de café entre eux ; ils détestent ça, c’est ultra amer, mais puisque les grands en boivent ils se sentent obligés de le faire.

« Eh bah même que c’est pas vrai ! Même que Gilles il en a tué plusieurs des dragons, Landouin il en a jamais tués !
– Non, mais c’est quand même Landouin le plus fort, dans une bataille entre Gilles et Landouin même que Landouin il aurait gagné, même que eh bah à la lance Landouin bah il battait tout le monde même Folgar il le battait hein.

– Mais qu’est-ce vous racontez comme conneries ? »

J’arrive en tapotant la tête de l’un au hasard, le petit blond qui s’appelle Samuel. Ils se retournent tous comme des poulets en nous observant moi et Nico, et v’là-ti-pas qu’un gosse aux cheveux charbons se met à m’alpaguer et à me raconter c’est quoi leur débat.

« On discute de c’est qui le Compagnon de Bretonnie le plus puissant !
– Roh qu’est-ce qu’on s’en fout, ils s’explosent tous tout le temps de toute façon.
– Nicolas, t’es d’accord que c’était Cordouin le plus fort des Compagnons ? Il venait de chez nous, c’était forcément le plus fort ! »

Les gamins ont dû voir un spectacle hier soir. Un fabliau ou un spectacle de marionnettes.
Je devine parce que j’en ai déjà vus. Je le crie pas sur tous les toits, je fais semblant que tout ça me fait chier. Mais moi je les adore les petites scénettes sur des histoires de chevaliers-servants et de princesses à délivrer. C’est mon péché mignon.

« Vous pouvez pas faire un truc plus intéressant de vos vies ?
Allez, on a du boulot nous. On doit aller voir Tonton ! »


Je le dis très fièrement. C’est pas tous les jours qu’on est invités par le très chef en personne.

La porte d’entrée est toujours ouverte. Et y a toujours des gars en faction devant. Un costaud, qu’on relève tous les deux heures ; moi et Nico, quand on était de jeunes adultes, ça nous arrivait d’être souvent de corvée là. Enfin lui plus que moi, je dois admettre, j’ai pas les épaules qu’il faut pour être en faction comme une sentinelle. Pas le meilleur job qu’on peut avoir mais quelqu’un doit bien le faire. En ce moment, l’Anguille est tranquille, mais y a eu des moments où c’était pas tranquille. Où on a pu barricader les fenêtres du Fangeux avec des planches en bois, et truffé l’étage d’arbalètes. Y a plus de bandes rivales en ville, ça existe plus, mais quand Hoël était plus jeune, il a dû se bagarrer avec des cousins pour s’imposer. Les anciens, ils ont la mémoire plus longue que nous les jeunes. J’pense que la vie c’est cyclique. Quinze ans de paix, cinq ans de baston, ça doit être un truc du genre.
Si je piffe bien, on arrive au bout de la paix.

On salue le gars à l’entrée. C’est Arnoulet là qui est de corvée. Dix-sept piges, avec un bouc et une moustache, il a pas encore de poil sur les joues. Un petit mioche, qui est emmerdé par tous les grands — c’est le jeu, quand on est nouveau, on se fait emmerder par les vieux, il emmerdera les jeunes quand il aura notre âge. Alors qu’il est adossé contre la porte d’entrée, je lui donne un coup de pied dans la cheville.

« On s’redresse, garçon ! On est pas payé à s’tourner les pouces !
– Va te faire voir, Ancel.
– Oh, on s’rebiffe ? Fait gaffe, mon p’tiot, à l’armée les cons qui se la ramenaient on leur foutait du goudron et des plumes ! »

Je lui donne une petite claque sur la joue bien condescendante. Nico’ derrière en rajoute une couche en grognant à son passage pour le faire reculer.
Pauvre Arnoulet. Il baille aux corneilles mais il est pas méchant. Il est un peu là par piston plus qu’autre chose : son père est un ancien fidèle de Tonton, un de ses vrais amis, et il est mort y a pas longtemps d’ailleurs, je suis plus sûr de quoi, j’étais dans l’Empire quand il a pris la rose noire.

On entre à l’intérieur. Et l’endroit ressemble vraiment à un petit bistrot : tables, chaises, comptoir. Un immense drapeau du duché de l’Anguille, ce vilain serpent des mers — Hoël aussi a fait partie de l’armée ducale quand il avait vingt piges. Y a des trophées, des médailles, une broderie. Des décorations. Les traces d’une vie. D’une famille. C’est ce qu’on est, une grande famille.
Et donc, à l’intérieur, y a plein de camarades à nous. Derrière le comptoir, y a la petite Lucille, et son père, le cuistot, Carloman. Avachi avec les pieds sur la table, dans un coin, je suis obligé d’aller taper dans la main à ce rat de Serlon, tandis que Nico se fait alpaguer par Norbert, apparemment il y en a un qui doit du fric à l’autre.
C’est pas des inconnus, ces gens-là. C’est nos cousins, parce qu’on a tous le même tonton. C’est que des gens qu’on connaît depuis qu’on est gosses. On a grandi ensemble. Vécu les mêmes aventures, et les mêmes emmerdes.
Jusqu’à la dernière.

Au bout du bar, quelqu’un attend les bras croisés, en nous barrant le passage. Un grand dadet aux cheveux longs, avec une gueule d’ange, qui joue avec une pièce.
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« Philippe, Philippe, Philippe ! Bien ou bien, compère ?
– Ancel. Salut Nicolas. Les gars, c’est une affaire importante que Tonton il vous confie. Alors tâchez de bien vous tenir. »

J’hallucine. Y a de quoi halluciner. Incroyable.
Philippe, il a genre deux ans de plus que moi. Quand on est petits, deux ans, ça change tout dans le rapport des forces. Mais j’aurai trente piges cette année. La différence, elle a plus d’importance.
Philippe est comme nous. Il est à notre niveau. Il faisait partie de notre trio avec Nicolas. Mais voilà, lui il s’est pas fait coffrer. Lui il a pas passé les dernières années en uniforme. Lui il est resté auprès de Tonton, et il a gravi les échelons.
Et ce connard, ça lui est monté à la tête. Y a qu’à entendre sa voix de précieux, toute sérieuse. Comme s’il était notre dizenier qui relaye les ordres de notre seigneur. Y a rien de pire que les intermédiaires. Les petits tyrans.

« Hé. T’insinues quoi Philippe, là ? Qu’on sait pas se tenir ? Tu sais que c’est vexant.
– Je préviens juste. Il veut que ce soit rapide et discret, pas de vagues.
– Mais bordel Philippe, si Tonton veut que ce soit discret, peu importe ce que ça veut dire, alors il nous le dira lui-même.
Chie un coup merde.

– Woh. Prends-le correctement. Je voulais pas te vexer.
– Bah fait gaffe à ce que tu dis. Merde, Phil’, t’as vu comment tu parles ? »

Il ricane en levant les mains. Et sans rien dire de plus il atteint le comptoir pour aller commander un verre.
Je souffle dans son dos.

« Non mais t’y crois toi ? Putain. »

Nicolas me dépasse, et c’est lui qui toque à la porte. On se remet correctement, je vérifie dans le reflet d’une glace que j’ai pas une frange qui fait n’importe quoi, mais non, la pommade a été bien appliquée. Je sens le petit sourire narquois de Nicolas, alors je l’engueule en prévention :

« C’est pas du beurre. Putain, je t’interdis de dire que c’est du beurre. »

Il se retient d’exploser de rire. Mais on entend une voix de derrière.

« Entrez. »

Nicolas ouvre la poignée. On entre tous les deux. Une sorte de petite salle avec une très grande table. Pas de fenêtre. Ça sent très fort le tabac. Sur un fauteuil confortable tout au bout, on reconnaît notre boss qui fume la pipe.
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Tonton Hoël. Une légende de l’Anguille. Le maître de toute la Pègre.
Il en impose pas tellement quand on le voit. Une grande taille, mais un corps fin. De très longs cheveux, et la barbe qui va avec, tout gris. Des tâches à cause sa vieillesse. Un beau costume qui coûte très cher, même si c’est de bon goût, sans trop de couleur, ça respecte bien les lois somptuaires de Bretonnie. On le croiserait dans la rue, on pensait qu’on tombe sur un vieux bourgeois tranquille.
Mais il a des tatouages sur les doigts. Des cicatrices partout sur ses bras et ses cuisses, on les a déjà vues nous. Hoël, tout le monde le respecte, même le châtelain, même Fitzgodric. Quand il était jeune, c’était un contrebandier sur les côtes escarpées et hostiles de notre duché. Ensuite, il est devenu militaire. Et après ça, il dessoudait des gens dans la rue. Un cambrioleur, un assassin, un dynamiteur, c’est difficile de savoir quelles histoires sur lui sont vraies et quels récits sont de la pure invention : on dit qu’il est une âme vénérée de Ranald, qu’il a déjà fait sauter l’ambassade de Miragliano à Couronne, qu’il a couché avec une Fée qui était de passage au Phare… Franchement, je suis sûr que tout est possible.
Mais face à lui, c’est comme être face au Duc, ou même au Roy Louen. On peut que respecter le bonhomme. On surveille son langage devant lui. On parle pas avec la familiarité qu’on utilise avec tous les autres. On a peur de dire des gros mots. On ferait presque des révérences, mais c’est pas notre style. Non. Moi j’arrive tout droit, et je fais un hochement de tête, et je prends une toute petite voix polie pour m’adresser à lui.

« Salut Tonton. On est v’nus parce que tu nous as fait demander.
– Bien sûr, bien sûr ! Asseyez-vous, les garçons ! Nicolas, ferme la porte. Vous voulez boire quelque chose ? Fumer ? »

Je vais prendre le fauteuil juste à côté de lui. Nicolas prend celui en face : lui aussi il veut être à côté de Tonton.

« Heu… Nan, nan, ça ira pour moi. Merci.
– J’ai pas eu l’occasion de reparler à aucun de vous deux depuis votre rentrée de l’Empire… Mais ça m’a fait un soulagement, de savoir que vous nous êtes revenus en vie.
– Merci, Tonton. Oué, nous aussi on est contents de pas avoir canné. »

Il rit de ma blague. Alors ça me fait sourire de joie.

« Vous avez rendu l’Anguille fière les garçons. Servir le Duc, le Duché, et toute la ville, de la meilleure des façons. Mieux que Godemar Fitzgodric, c’est certain.
– C’est, heu… Gentil, merci.
– Je t’en prie. C’est moi qui vous remercie. Tous les deux. »

Il fait un grand sourire à Nico. Tire une grosse latte sur sa pipe, et hoche de la tête.

« Est-ce que si je vous dis le nom de Ronan Meynet, le cordonnier de la rue Beaux-Lilas, ça vous dit quelque chose ? »

Bien sûr que oui je sais qui c’est ! Je réponds au quart de tour.

« Ouais, j’le connais Tonton ! Un vrai peigne-cul d’bourge ! Vend des chaussures de merde, j’lui ai d’jà acheté une paire, trouée au bout d’un mois. Il doit acheter du sale cuir d’Ostermark, oui-da ! Pis con avec ça, il parle comme un canard, le nez bouché. »

Et je me pince le nez pour imiter.

« Comme ça, coin coin. »

Tonton me regarde tout droit. Il sourit plus. Il me scrute d’un air figé. Papillonne des cils.
Et c’est d’un ton abominablement froid qu’il me rétorque :

« Ronan Meynet est un ami de longue date, et un bon l’Anguillois. Il a toujours diligemment payé sa dîme, et m’a fait de nombreux cadeaux à de nombreuses occasions. »


Ah.
Ah merde.
Ah j’aurais peut-être dû me la fermer.

Je balbutie quelque chose. Je suis absolument incapable de répondre quoi que ce soit. Tonton soupire. Pose une main sur sa tempe, comme si je lui avais donné mal au crâne.
Et il décide de m’ignorer royalement pour parler à Nicolas, comme si je n’étais pas là du tout.

« Ronan est venu me voir car il avait un petit souci. Un tracas de rien du tout, mais qui me concerne, car Ronan est quelqu’un auquel je tiens. »

Il prend à nouveau une latte de tabac, et souffle.

« Sa fille. Une jeune qui est en âge de se marier. Il essaye de lui faire un beau mariage. Mais il a un souci avec un Tiléen. Un de Verezzo, fraîchement débarqué. Tellement nouveau à l’Anguille, qu’il semble ne pas avoir compris qu’il n’a pas le droit de se balader où il souhaite…
Depuis deux semaines maintenant, il poursuit cette jeune fille. La harcèle. La suit lorsqu’elle sort de chez elle pour aller faire les courses et tenir la maison. La gamine sait lire et compter, elle va chez un maître d’école Vérénéen trois fois par semaine ; visiblement, c’est là où elle aurait commencé à être suivie par ce sale âne bâté.
Je pense que ce petit inconséquent ne sait pas qu’il a affaire à autre chose qu’un petit cordonnier sans importance. Il se trompe lourdement.
J’aimerais que vous alliez trouver Meynet pour lui demander des informations. Ensuite, vous pourrez suivre la fille de loin, mettre la main sur ce sale petit buveur d’huile d’olive, et le secouer. À deux, ça promet d’être facile, surtout avec un garçon bien musclé comme toi, Nicolas ! Juste, agitez-le, filez-lui deux-trois claques s’il faut… Pas de quoi l’envoyer chez Shallya, Meynet suspecte ce garçon d’être issu d’une famille riche, à cause de son beau costume. Enfin, je ne vous en voudrait pas s’il vous oblige à le claquer un peu férocement. Au pire je me ferai un peu taper sur les doigts par le châtelain, mais si Godemar est obligé d’aller pleurer chez le représentant ducal, j’y gagne un peu. »

Il sourit à cette idée.
C’est un peu confus du coup. Est-ce qu’il veut qu’on tabasse le Tiléen ou pas ? Je suis pas sûr d’avoir compris.
Roh et puis, après tout, c’est pas à moi de réfléchir.

« Mais sinon, à part ça…
Comment vous allez, vous deux ? Vous gagnez assez d’argent ? Est-ce que vous rencontrez des filles ? Vous vous comportez bien, hein ?
Je sais que passer de la vie militaire à la vie civile, c’est pas facile. J’ai connu ce que vous avez vécu. Vous pouvez me parler, si vous le voulez. C’est important pour moi, que mes filleuls aillent bien. »

Ancel Charpentreau, Voie du Racketteur
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Nicolas Chambefort
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Re: [Nicolas et Ancel] Chaperons

Message par Nicolas Chambefort »

C’est un beau parleur, Ancel. Quand j’étais gamin, maman disait que Rhya s’était montrée généreuse en m’faisant naître avec tant de combativité ; et faut croire qu’à l’inverse, les dieux ont plutôt filé à mon ami des doigts agiles et une langue bien pendue. Et bah mon salaud, pour un gars qui adore d’ordinaire déblatérer ses racontars, là il en prend du temps à cracher son morceau ! Le cauchemar, il le sort assez facilement ; mais faut bien quelques minutes de marche supplémentaires pour qu’il s’mette à faire le lien avec ce qu’on a vécu au nord. Un délai pendant lequel je m’contente d’avancer à ses côtés, à grommeler régulièrement comme pour lui rappeler que j’suis encore là. La patience, c’est clairement pas mon fort, mais bon, je comprends bien la réticence. Moi non plus j’aime pas parler de ce qui s’est passé dans l’Empire ; ça reste une sale époque, on va pas s’le cacher. Pire que la marine ? Hé, non, faut pas déconner quand même. C’est différent, en fait. Ou peut-être que c’est juste les circonstances qui changent ma vision de la chose.

L’Ost, c’était ma voie de sortie. Mon échappatoire. Quand ta seule alternative c’est la corde, l’autre option devient toute de suite plus tolérable. À force de marcher, j’avais tellement de cloques que mes pieds ressemblaient à des putains de grenouilles ; mais au moins je survivais. Je me pétais le dos en creusant les fosses, comme Ancel. Mais au moins je survivais. On se faisait traiter comme de la merde, comme des moins que rien bons à laisser crever, et pourtant on tenait. On en bavait. On saignait. On jurait. Mais on survivait, Myrmidia soit louée pour ça. Et je crois que sur le coup, bah c’est tout ce qui comptait. C’est ce qui permettait de continuer. Puis au moins cette fois, j’étais sur de la terre. Ha ça peut paraître con dit comme ça, mais bordel ça fait toute la différence ! La bonne vieille terre, celle qui se coince sous les ongles et qui salit les bottes. Celle qui risque pas de t’avaler si tu t’penches trop par-dessus le bastingage. Puis quand t’es attaqué sur terre, tu peux t’barrer au moins ! C’est merveilleux ça. Tu peux courir, tu peux espérer que le connard de derrière se lasse ou s’prenne une racine. Pas dans l’océan. Ha non. Là c’est marche ou crève. Enfin, marche. Combat, quoi. Si t’es un petit mousse, tu peux tenter d’te planquer dans la cale en attendant que la tempête passe ; comme un rat qui se cache contre un recoin de son terrier. Si tu sais nager ou que tu t’accroches à une planche, ça change rien : au mieux les gars d’en face te crèveront avant que les vagues ne t'emportent au large, au pire... Manann s'en occupera lui-même. Au Middenland on devait creuser des fosses, ouai : mais au moins on en avait. Même si c’était des vieux trous faits à la va-vite, y’avait un truc. Un prêtre de Morr peut passer par là pour donner les derniers sacrements à ceux mis en terre. Et je connais un paquet de personnes dans la Royal qui auraient aimé savourer ce privilège. Le padre en premier.

Mais évidemment, Ancel le civil, il a pas vécu tout ça. L’infanterie c’était un peu la continuité pour moi. J’avais eu le droit à quelques années de répit entre-temps, mais pas de quoi perdre la main. Un pas de plus dans la merde, c’est moins horrifiant quand t’en as déjà jusqu’aux mollets. Quand c’est le grand plongeon, par contre… ouai, pas étonnant qu’il soit tremblant le bonhomme.

Du coup j’préfère pas trop renchérir sur le sujet, surtout que j’vois Ancel accélérer le pas et ignorer ma proposition sur Ferrant. Faut pas perdre trop de temps en paroles, on a un rendez-vous de prévu. Et ça ferait mauvais genre de venir en retard chez Tonton, hein ? Alors je lui tape juste un peu sur le dos, comme pour le remettre d’aplomb. Allez, sourit mon gars. Montre-moi ta gueule de champion !

- T’inquiètes que ça me faisait pas du bien non plus ces fosses à la con. Enfin, comme tout. Les latrines, les gravats à déblayer, les hameaux paumés à assainir... Mais bon, faut se dire que tout ça c’est resté là où on l’a trouvé, hein ! C’est fini maintenant, on est à la maison. Et c’est à nous de faire en sorte qu’elle tombe pas entre les mains des emmerdeurs de Fitz et de ses copains tiléens.


***
On met pas trop longtemps à arriver jusqu’au “Fangeux”, le bâtiment qui sert de quartier à Hoël et aux gars. Une petite auberge, toute sobre, qui paye franchement pas de mine en la voyant. Alors autant l’dire de suite : j’ai jamais demandé d’où venait le nom, et j’ai jamais cherché à comprendre ! Peut-être que c’est avec l’humidité qui s’accumule dans le coin. C’est un peu mouillé par moment, donc pouf, marécage, fange, fangeux. Moi perso le “Fangeux” ça me fait penser au Moussillon, vu qu'apparemment y’a que ça là-bas. Puis l’homme-grenouille de la devanture a bien la gueule des locaux. Au nord aussi on a croisé des marécages à un moment : les marais du Midden, je crois. Ils se sont pas chier sur le nom, mais au moins c’est pratique, je retiens facilement.

Y’a déjà du monde devant la baraque ; des gamins qui se chamaillent autour d’une tasse de café. Pas qu’ils aient besoin de ça pour s’exciter, remarque. Je passe pas souvent dans le coin, mais ça veut pas dire que les gosses me sont inconnus pour autant, alors je croise les bras d’un air amusé en écoutant leur conversation. Y’a vraiment que des mômes pour débattre pendant une heure sur qui peut tabasser qui... Enfin, ça c’est que j’aimerai pouvoir dire, mais je le fais aussi. Pas pour les compagnons hein ! Eux ils sont déjà cannés, on s’en fout. Mais se demander “est-ce que je peux lui péter la gueule ?” lorsqu'on croise quelqu’un, c’est un bon réflexe. Surtout quand on est racketteur, j’avoue, mais en vrai tout marche comme ça dans ce pays. Au fond, noble, paysan, la vraie différence c’est que les uns ont des putains de claymores, et pas les autres. Si le gars d’en face a l’air costaud, bon, tu craques un peu les phalanges pour faire genre, mais tu te couches si ça commence à chauffer. Si c’est toi qu’à l’avantage, alors t’en fais ce que tu veux de la brindille d’en face ! C’est important pour établir des relations saines.

Par contre ça change rien au fait que j’ai aucune foutue idée de la réponse à leur question. Les compagnons je les connais surtout parce qu’ils filent leurs noms à des jours fériés, mais pour le reste, j’avoue que les légendes c’est pas trop mon délire… Dans le doute, j’imagine que si Gille est devenu Roy, c’est qu’il devait avoir de meilleurs arguments. Donc on va partir sur la réponse basique.

- Bah, si Gilles est le Roy fondateur, c’est qu’il était plus fort que les autres, non ? Comme Coeur de Lion maintenant, quoi.

Ou peut-être que c’était une condition comme “le plus pur” pour finir roi. Pas le plus bourrin. J'sais plus. De toute façon je leur ai surtout jeté un os là : je suis sûr que dans trois secondes, ils vont commencer un "Bohémond de Bastogne contre notre bon Roy". Avec ça, on est tranquille pour le reste de la matinée.

C’est un jeunot qui garde l’entrée quand on s’approche. Arnaud, je crois, quelque chose comme ça. Ce dont je suis sûr par contre, c’est qu’il est à peine plus grand que mon neveu celui-là. Doivent avoir quoi, trois ans de différence ? Des ados quoi. Et si y’a un truc sur lequel on peut tous s’accorder, c’est que c’est amusant de les faire chier. Voilà donc qu’Ancel commence à l’titiller en passant, à lui tapoter la joue comme avec un gamin de six ans, et que je claque les dents derrière, comme un chien prêt à le bouffer. Petit branleur va. Et c’est ça qui va nous remplacer ? À ton âge je butais déjà des contrebandiers !


Fait bon vivre à l’intérieur du Fangeux. Malgré l’heure matinale y’a du monde qui s’affaire ici. De braves gars sous la tutelle de Hoël, comme nous, qu’on connaît pour la plupart depuis qu’on est marmot. Pas mal de têtes que j’ai pas croisées depuis un moment. Pour certaines j’aurais préféré que ça reste ainsi. Y’a Norbert qui vient me faire chier par exemple, comme quoi je lui dois deux pièces d’argent de nos derniers paris, blablabla. J’ai bien essayé de faire genre je l’avais pas vu, mais quand on dépasse d’une tête les trois quarts des gars présents c’est compliqué de passer inaperçu !

Oui, bon, ok. J’ai peut-êêêêtre oublié de lui donner son fric. Mais faut me comprendre. Si je devais tenir compte de toutes les parties que j’ai perdues... J'aime les cartes, mais je préfère mes écus, m’voyez. Toujours est-il que je dois malheureusement me résoudre à rendre au monsieur la somme qu’il demande ; c’est une question d’honneur, puis ça reste un bon gars, pas comme si j’avais une dent contre lui. Ce qui n’est pas forcément le cas pour l'autre énergumène qui décide de nous accoster.

- Hoy Philippe ! Sympa les franges, ma belle-sœur serait jalouse.

Avec Philippe, c'est compliqué. C’est pas un inconnu, loin de là. Mais j’arrive jamais à savoir si c’est un ami de longue date ou rival casse-couilles. Peut-être un peu des deux. Le truc c’est que ce gars est une vraie vipère. Toujours à passer entre les mailles du filet, toujours dans les coups fourrés, toujours à l’affut des ragots. Alors des fois c’est bien arrangeant. En cas de soucis, il caresse dans le sens du poil, il propose d’aider, il nous fait une faveur. Quand on est rentré de chez les sigmarites, il a été dans les premiers à nous accueillir, à retrouver ses “vieux copains”. Mais il s'attend à quelque chose en échange, évidemment ; et lorsqu'il décide d’être chiant, là on le sent bien passer. Y’a qu’à voir son ton : il parle plus comme un marchand de Fitz que comme un gars de chez nous bordel ! Si ça c’est pas la preuve que y’a anguille sous roche.

Alors évidemment, ça pète entre Ancel et lui. Ça grogne un bon coup, sous le vernis de civilité. Je préfère me tenir à l’écart : j’ai autre chose à foutre que des argumentations de gonzesses. Donc j’me contente de maintenir le pas, et de ricaner aux remarques de mon camarade.

- Ha c’est dingue. À croire qu’il s’est senti pousser des couilles pendant notre absence. Mais t’inquiètes pas, va. J’ai une idée pour le faire chier.

Mais pour ça, vas-y avoir besoin de l’approbation du grand monsieur. Alors je me prépare bien comme il faut. Arrivé devant la porte, je replace le col de mon doublet, je me frotte un coup la moustache ; pendant qu’Ancel tâte le beurre qui lui sert à maintenir sa coupe. J’avoue, j’ai besoin d’un petit effort pour garder mon sérieux. Si y’avait que ça putain. Voilà que monsieur met de l’huile dans ses cheveux, qu’il se fait pousser la tignasse, qu’il se parfume à l’eau de toilette.... C’est quoi la prochaine étape ? Les robes de bourgeoise ? Incroyable celui-là. Mais bon, pas l’temps pour les conneries. Je souris, j’attends que le vieux donne l’autorisation, puis je nous fais entrer dans l’antre du maître des lieux.

Tonton Hoël c’est quand même autre chose niveau charisme. C’est pas le physique qui joue chez lui, parce qu’en soi le bonhomme a juste l'apparence d’un petit vieux avec des moyens. Mais c’est l’détail. Le regard, les tatouages, les cicatrices. Même la pipe ça rajoute un quelque chose. Y’a une prestance qui se dégage. Hoël a un effet rare sur les gens, en fait : il inspire. Quand je l’vois, je me dis que c’est comme ce gars que je veux finir ma vie. Et rien que ça c’est digne d’admiration. Rien que ça, c’est imposant.

Du coup j’le salue d’un petit “Bonjour”, je ferme la porte bien poliment, comme il a demandé, et je vais m'asseoir à côté. J’ai l'impression d’être plus détendu qu’Ancel, mais c’est peut-être parce que je connais moins personnellement le chef : c’est un patron pour moi, alors que c’est quasiment un père pour lui. Je respecte Hoël, Ancel l'idolâtre. Du coup, peut-être de manière un peu conne, je me sens plus permissif.

- Bah je serais pas contre quelque chose à fumer oui, si c’est pas gênant.

Je suis un homme d'expérimentation. J’aime les nouvelles sensations : tout ce qui est potions, élixirs, herbes, ça me connait. Alors c’est pas moi qui allais refuser à l’occasion d’essayer le tabac d’un si grand monsieur. On parle du genre de personne qui peut se permettre d’en importer du Nouveau Monde lui, au lieu de se taper la variété du Moot ! C’est pas tous les jours qu’on voit ça.

Très civilement, Hoël m'autorise donc à emprunter un de ses ustensiles. Je bourre bien diligemment le tabac à l’intérieur, j’embrase avec la petite allumette, et je profite du moment. Tout en prenant bien garde à pas expirer la fumée vers le visage de notre hôte, quand même. Ce serait pas respectueux.

- Merci bien m’sieur.

Ça se passe bien, au début. La petite discussion pour prendre des nouvelles : il nous remercie pour nos services durant la tempête, il rit à nos blagues nulles, il nous met en confiance. Mais là vient la question fatidique. Voilà que le grand patron nous demande si on connaît un certain “Ronan Meynet”...

Alors très honnêtement, j’en ai jamais entendu parler, mais j’fais genre de réfléchir en fronçant les sourcils. Heureusement Ancel accourt à la rescousse, produisant même une imitation sympa. Voilàààà, ça c’est mon gars sûr ! Comme quoi ça sert d’avoir un cerveau dans le duo. Alors évidemment, moi j'acquiesce avec ce qu’il dit ! J’hoche bien la tête affirmativement, les yeux fermés, comme si je visualisais le canard en habits de bourgeois, à faire des petits “mouai, mouai” à chaque fois qu’il rajoute un détail. Sauf que là c’est le drame.

C’était pas un mec qu’il fallait insulter. C’était un pote du vieux.

Oh le con. OH LE CON.

Je rouvre les yeux. Je me remets bien. Je tire un long coup sur ma pipe. Et je ferme juste ma gueule. Silence absolu. J’connais pas cet homme. J’approuve pas ce qu’il dit. Y’a erreur.
Alors, bien calmement, Hoël se tourne vers moi, et continue à expliquer la situation. J’ai l’impression d’avoir le regard d’un duc braqué sur moi là. Limite j’ai la goutte de sueur qui perle. Mais au moins, ça m’encourage à rester attentif.

C’t’une affaire de Tiléens, donc. Pas étonnant, c’est toujours eux qui fouttent la merde. Un jeunot qui tente de s’faire la fille du mauvais gars, et à qui on doit remettre les idées en place. D’accord d’accord. C’est dans mes cordes. Faut le taper mais pas trop. Genre le tabasser subtilement. Un truc dans le style. Bon un genou dans les parties et ça lui passera l’envie. Je suis plutôt content de la tournure que ça prend. Ça a l’air… simple. J’avais mes doutes avant de venir, mais la perspective d’une mission fastoche me motive bien. Alors je relève la tête, je pose bien respectueusement ma pipe, et je me décide à prendre la parole.

- C’bien aimable de se préoccuper de nous m’sieur ! Mais oui oui, personnellement ça va bien. Grâce à vous d’ailleurs. Quand j’ai quitté la marine, c’vous qui avez permis de trouver une place au gamin qu’j’étais, et c’est encore vous qui nous aidez maintenant qu’on est revenu de l’Ost. On va vous la régler cette histoire de tiléen, c'bien la moindre des choses pour vous remercier.

En soi, je mens pas. J’ai connu mieux, mais aussi bien pire qu’en ce moment. J’ai un toit, je peux me permettre de porter des fringues de bourgeois, et y’a toujours des mignonnes aux bains publics. Non vraiment, si ce n’était pour mes problèmes de jeux et les nuits agitées, tout serait plutôt correct. La vie est belle. Mais elle peut être meilleure.

- Par contre, sans vouloir être irrespectueux ou quoi, j’aurai aussi une p’tite suggestion à formuler. Parce que votre histoire elle est bien gênante, et on va s’en charger, mais j’crains que ce soit pas le seul tiléen qui pose problème dans not’ belle ville. Vous voyez, hier je me suis rendu dans une taverne du centre-ville, le chat noir. C'est un quartier charmant normalement, bien famé et tout. Sauf que j’ai été très déçu m’sieur. Le chat noir accueillait des tiléens, et pas des bons, ha ça non. Des tricheurs, du genre de ceux qui vous agressent quand vous les battez aux cartes. C'est à cause d’eux que j’ai toutes ses éraflures, m’voyez.

Pour l’aspect dramatique, je montre bien du doigt tous les bleus et les entailles ramassés la veille. Bon, doit y en avoir qui datent d’un peu plus longtemps, mais c’est un détail.

- J’pense… j’pense que ce serait bien si on faisait une descente là-bas. Pas besoin d’être nombreux hein, une dizaine de gars ça irait. Juste histoire de ramener l’ordre et d’faire passer le message. J’ai l’impression que ceux de la petite Verezzo prennent un peu trop leurs aises, en ce moment ; surtout avec ce que vous venez d'expliquer.

La chose amusante, c’est que c’est Philippe qui m’a conseillé le chat noir. C’est une taverne qu’il fréquente régulièrement, alors j’imagine qu’il a pas dû y avoir de soucis. Puis en vrai, j'y ai été qu'une fois, c'était un tiléen au pif qui m'a fait chié, et je suis pas sûr que l'endroit soit réellement si mal fréquenté. Mais ça rend l’idée encore meilleure ! C’est pour ça que j’ai précisé au vieux que y’a pas besoin d’en faire toute une histoire et qu’une petite expédition suffirait. Le pied que ce serait qu’on débarque là bas sans prévenir, alors que l’autre vipère sirote innocemment son rouge, et qu’on foute le bordel sans qu’il puisse rien y faire. Je tuerais juste pour voir sa gueule s’décomposer. C’est l’occasion de faire d’une pierre de coup : on coupe le pied sous l'herbe des tiléens, au cas ou, et on embête un peu notre bon copain.

- Avec votre autorisation, bien sûr.

Et je fume à nouveau, en attendant la réponse.
Nicolas Chambefort, Voie du Racketteur
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Ancel Charpentreau
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Re: [Nicolas et Ancel] Chaperons

Message par Ancel Charpentreau »

Après la bourde monumentale que j’ai réussie à dire à voix haute, je ferme ma gueule. Les lèvres scellées, à regarder un peu dans le décor, je me contente de hocher de la tête à chaque fois que Tonton ouvre la bouche. Nico, lui, s’occupe d’entretenir la discussion bien mieux que moi.

En revanche, voilà que je hausse un sourcil alors que mon comparse se met à demander une faveur à Tonton. Il lui demande l’autorisation de faire ce que je lui ai dis qu’on devrait faire : arriver à plusieurs pour tabasser des gens et calmer l’ambiance du Chat Noir. Sur le coup, je grince très discrètement des dents, parce que je crains le pire niveau réplique…
Faut savoir, Hoël, c’est un chic type. Il prend soin de ses hommes. Mais il a un sale caractère, aussi. Il est capable de soudainement changer d’avis sur quelqu’un, et prendre très mal la moindre réflexion qu’il interprète pas correctement : Style, que Nico demande juste une dizaine de copains pour faire un coup d’éclat, ça pourrait le mettre en rogne.
Mais Nico gère bien. Nico sait bien présenter. Alors, je vois maintenant Hoël prend sa posture de mec qui réfléchit — le boss, il s’enfonce dans son fauteuil, il pose sa pipe sur son petit socle, et le voilà qui croise des bras et qui met un poing sous son menton.

« Hmm… C’est bizarre, j’avais pas entendu de choses venir du Chat Noir…
Est-ce qu’on t’a agressé parce que t’es d’un naturel bagarreur, ou parce qu’ils t’ont bien pris pour un des miens ? »


La question a quand même un peu de quoi nous offenser. C’est limite sous-entendre que Nico a cherché pour ses blessures.
Et d’ailleurs, Tonton s’en rend compte, car le voilà qui lève la main et coupe le sifflet à mon pote.

« Nan, j’ai mal formulé…
Si tu fais une connerie en ville, c’est à moi de te punir, et personne d’autre. Vous êtes à moi, et vous frapper vous, c’est me frapper moi.
Je peux pas en vouloir à un Tiléen de s’en prendre à vous deux — c’est pas de leur faute, ils sont étrangers, ils connaissent pas les règles. Mais le Chat Noir, c’est réputé, c’est convenable, ça sait qui sont les ribauds de l’Anguille.
Voilà ce que je vais faire, mon garçon : Je vais inviter le taulier du Chat Noir ici pour qu’il s’explique un peu. S’il est raisonnable, il va me baiser la main, puis te présenter ses excuses, et toi, en bon garçon, tu vas les accepter et lui serrer la main — en échange, il te fera boire et manger à l’œil chez lui.
Si le taulier n’est pas raisonnable… Hé bien, il sera bon pour toute la ville de rappeler qui nous sommes. »


J’ai un petit sourire vicieux à entendre ça. Tonton c’est vraiment un gars qui sait comment obtenir la loyauté de sa troupe. Il récompense toujours bien le boulot. Faut juste bien bosser, et essuyer les coups à sa place. Ce qu’on a fait, Nico et moi. On s’est retrouvé au putain de Middenland pour sa pomme.

Il reprend sa pipe et il refume. Et voilà qu’il me lance un geste du museau à moi.

« L’affaire avec Ronan, je veux que ce soit fait vite. Faut que vous compreniez, les garçons, ça peut vous sembler un peu ingrat tout ça, pas de votre niveau…
– Ah on s’plaignait pas, chef.
– Mais plus le temps passe, plus y a des boutiquiers qui oublient que c’est moi qui maintiens l’ordre. Ils pensent que c’est le Guet qui va les protéger. Mais moi je sais faire des choses que le Guet peut pas ou ne veut pas faire. Je vais le prouver aujourd’hui.
– Pour sûr Tonton, pour sûr.
– Je dois radoter comme un vieux, mais j’ai mis du temps et du sang à en être où je suis aujourd’hui — ce qui se passe là, c’est un manque de respect envers moi pour voir si j’ai toujours des burnes. Et j’en ai des burnes. Alors…
– Alors on va au turbin. »

On se lève tous les deux et on s’incline un peu en guise de révérence. Je sors le premier, en tenant la porte ouverte pour Nico. On fait deux pas pour revenir dans le restaurant puis je souffle.

« Il t’a à la bonne, Tonton, t’as vu ? »

Je suis un peu jaloux, je l’admets — mais pas envieux. Pas envers Nico. Lui et moi, nos fortunes, elles ont toujours été unies. Y en a pas un qui ait gagné du fric sans partager avec l’autre, et d’ailleurs, ça vaut pareil pour les emmerdes. Nico c’est le gars, s’il devenait mon caïd, je serais content d’obéir à ses ordres, alors qu’un type comme Philippe… On sent que ça lui monte à la tête, très vite. D’ailleurs, on a même pas le temps de retourner à la porte du resto, qu’il peut pas s’empêcher de dire un truc à nous deux :

« Hé ! Bonne chance les gars ! »

Je l’ignore royalement alors que je dégage du Fangeux. Il est pas méchant Philippe, mais il y tient à sa place de bras droit de Tonton. Ce qu’il est pas, d’ailleurs. Le bras droit de Tonton il a le même âge que lui, et plus une dégaine d’avocat que de truand avec des anneaux et des tresses.

« Trop de choses ont changé en notre absence. Quatre ans, c’était long putain — ils ont grouillé de se rappeler qu’on était pas indispensables.
J’espère que le taulier du Chat Noir va être un gros crétin envers toi. Se ramener à dix pour tabasser des clients, ça devrait ressouder les liens, tu crois pas ? Mieux qu’une beuverie pour tous redevenir potes, juste exploser des gueules. »


Enfin… Nico explosera des gueules. Moi je donnerai des coups de pieds derrière les genoux. C’est pas moi le costaud de la troupe, je l’ai jamais été.



La « Rue des Beaux-Lilas », ça promet, hein ? En même temps, aucun édile n’a jamais nommé une rue « L’avenue du cloaque puant ». Et la rue aux Beaux-Lilas, elle est pas jolie, genre du tout. Enfin, c’est pas exactement vrai ce que je dis, je diffame comme y disent les nobles. Comment décrire la rue…
Disons qu’elle représente bien la Bretonnie. Ce que je veux dire, c’est qu’elle est jolie en façade, mais pas dès qu’on doit y vivre.

Je vous explique : On entre dans la rue aux Beaux-Lilas en passant un grand boulevard très large pour permettre à des chariots de chasses-marées et de charretiers de lier les ports et les entrepôts — ici c’est pavé, toute la voirie est payée par la Confrérie du Phare, et comme on est le port commercial le plus important de Bretonnie, ça se voit carrément. C’est entretenu, c’est gardé, y a pas de nids-de-poule où que ce soit. C’est une grosse passe étroite au milieu des bâtiments.
Mais ensuite, on va dans une ruelle. Pas une rue, une ruelle. Un coupe-gorge entre deux bâtiments qui se chevauchent pas, et les interstices entre deux maisons c’est un lieu puant parce que les dames balancent l’eau usée de la lessive ou des pots de chambre par la fenêtre dans ces trous pas aérés comme ça. La rue s’appelle « les Beaux-Lilas » parce que, là où le pavage disparaît pour laisser place à de la terre battue qui se transforme en une gadoue épaisse et glissante à la mauvaise saison, y a des arbrisseaux qui sont entretenus. On est pas en été, mais même en été, les fleurs elles sont arrosées, le Phare il paye des jardiniers pour couper les mauvaises herbes et arroser partout. On est au printemps, alors ça commence à bourgeonner, y a plein de petits éclats de pétales mauves et pourpres — c’est fleuri.
À côté de ça, on est dans un quartier de matelots. Ça veut dire des gros immeubles en bois, avec du colombage recouvert de plâtre. La pierre c’est interdit aux roturiers — y a que les églises et les maisons de nobles qui ont le droit à la pierre. Du coup, on se tape du bois, et pas du bon bois, le bon bois de charpente il est bouffé en priorité par les galions, ou il s’exporte parce qu’à Parravon ils arrêtent pas d’en exiger pour avoir des trébuchets. Les maisons, de l’extérieur, elles ont l’air jolies et entretenues. Mais à l’intérieur, y a que des essences fines et pourries, qui s’envahissent vite de termites, si bien que les édiles exigent qu’on démolisse des bâtiments au bout de quinze à vingt ans. Vous imaginez vivre dans une maison et au bout de quinze ans vous devez dégager avec toutes vos affaires ailleurs, et on fait tout s’effondrer pour reconstruire ? C’est pas long quinze ans. Le phare-aux-elfes y tient depuis des millénaires, le château ducal depuis cinq ou six siècles. Quinze ans, j’ai plus que quinze ans moi.

Ronan Meynet vit en plein dans le territoire de l’intendant ducal. Dit comme ça, ça a l’air bête, on croirait qu’il contrôle toute la ville, mais là où on reste raisonnables, c’est toute la façade maritime et les entrepôts — c’est là où les marchands chargent et déchargent, où ils négocient et signent des contrats de commerce sous la vigilance de Véréna… et de Ranald, même si ça c’est un secret de polichinelle. En marchand sur le trottoir, moi et Nico, on tombe sur deux sergents de paix qui marchent côte-à-côte, comme nous, avec le chapeau en fer sur la tête et la livrée du duché sur le surcot. On dirait exactement nous deux, mais dans le camp opposé : un petit et un grand, sauf qu’ils sont rasés de près et ils ont les cheveux courts. On les salue d’un hochement de tête patibulaires, ils nous le rendent, et on se dépasse sans plus de politesses.
Le cordonnier Meynet est situé au rez-de-chaussée d’un immeuble plus grand. Aux étages, y a des familles qui y vivent. En bas, y a une enseigne, un bout de bois sur lequel on a griffonné une chaussure avec des lacets. Y a une large vitre en verre, qui coûte très cher, les bourgeois ça y tient à leurs vitres en verre, pour ça qu’ils sont horrifiés qu’on les brises quand ils payent pas leur dîme à Tonton. C’est propre en plus, on voit bien au travers — il paye des gamins pour la laver une fois par mois, c’est comme ça que des gosses reçoivent un voire deux deniers pour une bonne journée de travail, de quoi se faire de l’argent de poche quand on a pas l’âge d’avoir un vrai boulot. Je sais toujours pas lire, mais y a des mots peints sur la devanture : « Meynet — Cordonnier, bottier, savetier et patinier de père en fils ».
J’ouvre la porte. Y a la petite clochette qui fait « dring-dring » au-dessus, et voilà qu’on se retrouve à l’intérieur.

Ça sent fort. Très fort le cuir et le bois. Le vernis et les solvants pour faire briller et imperméabiliser les grolles. Le parquet en bois est pas tout frais et craque un peu sous le pas, il y a sur un mur un drapeau de la ville, et puis un petit tableau dans un cadre qui montre une corbeille de fruits. C’est petit, c’est pas très riche, mais c’est propre — pas de poussière ni de toile d’araignée à l’horizon.
Y a aucun client. Ronan est voûté devant un petit métier, comme une gargouille, les pieds en train de faire tourner un rouleau avec lequel il lisse du bois pour lisser une paire de sabots. En nous entendant entrer, il s’est soudain arrêté et est devenu stoïque dans cette sorte de position étrange, c’est presque comique, on dirait un homme qui se fait passer pour une statue grimée de gris.

Je lance la conversation avec mon sourire sympathique.

« La bonne journée à vous, mon bon m’sieur ! Paraît-il qu’z’aviez b’soin de chaperons pour votre fille ? »

Je lui montre mes dents. Alors, Ronan pose le sabot, met ses doigts dans les trous de ses oreilles et sort deux bouchons en liège. Il fait un signe de tête à Nico.

« Fermez la porte et tournez le signe, je vous prie. »

Oh putain. Il a carrément une voix de canard. On dirait qu’il se bouche le nez quand il nous piaille.

En tout cas, Nico ferme la porte, tourne le loquet, et retourne la pancarte qui dit « Ouvert » pour que maintenant elle dise « Fermé. »

Ronan se lève et s’étire comme un chat. Il désigne un tabouret couvert de sciure et une chaise au fauteuil mal raccommodé.

« Installez-vous. Vous voulez boire quelque chose ?
– Nan merci m’sieur. On préfère faire vite. Pas bien ni pour vous ni pour nous qu’on s’éternise trop. Z’avez besoin d’bosser, hein ? »

Il a l’air rassuré par ce que je dis. ‘fin, c’est assez dur d’en être sûr…
Comment décrire Ronan Meynet ? Il a un profil typique. Je sais quel genre de créature il est.

C’est un homme, il faut admettre, d’un certain âge. Il a les cheveux poivre-et-sel, et son crâne est en train de se dégarnir — il a un trou dans la tête. Il est petit, et très maigre, alors ça renforce un peu son âge. Il est mal habillé, avec une chemise trouée, et des braies épaisses retenues par une sorte de grosse ceinture de corde. À ses pieds, il a juste deux vieilles godasses usées, donnant ainsi raison à l’adage que vous connaissez tous. Il a une espèce d’aura de… De gars affable, et faible. Il regarde constamment le sol, et il a les épaules rentrées, comme s’il voulait se faire tout petit.
Il a hérité de ce lieu. De son père, de son grand-père, de son arrière-grand-père. Je vous ai parlé des termites — je suis sûr que si je tapais sur les murs, ça sonnerait creux. Le gars ça fait longtemps qu’il a pas changé les meubles, les tours, les outils avec lesquels il travaille. Il a pas l’argent pour. Il bosse pour payer ses impôts et entretenir la vitre et le parquet. Il bosse pour que tout soit constamment maintenu pareil. Le genre de gars qui fait jamais aucune fantaisie. Le genre de gars qui est un père de famille totalement dévoué.
Depuis qu’on est entrés, il marche tout lentement. Il ose pas nous regarder droit dans les yeux. Il parle d’une voix toute basse. Ça doit lui en coûter de faire appel à nous. Il veut des emmerdes avec personne, ni nous, ni le Guet, ni les Tiléens.
Mais sa fille, sa précieuse fille…
C’est avec plaisir que je vais défendre son honneur à la gosse de ce brave homme, tiens. Limite comme un preux chevalier.

« Je suppose que maître Hoël vous a… Expliqué, pourquoi j’avais besoin de vous ?
– Beh, l’gros du boulot, oué.
– Bien…
– Mais on aura besoin d’un peu de détails quand même.
– Ah ? »

Il se pose derrière le comptoir. Moi je lance des regards à Nico. Y a un silence gênant. Va falloir lui sortir les vers du nez, c’est chiant.

« Elle a un nom votre fille ?
– Jacqueline.
– Bien. Hoël nous a appris que votre Jacqueline elle étudiait. Vous pouvez nous en dire plus ?
– Oh. Heu… Hé bien, les jours des fournées, du Roy et d’entame, elle va à la Besace, dans une petite école… Heu, maître Léon, Léon Gardevoir, c’est un, un prêtre de Véréna qui fait apprendre les lettres et les chiffres. Il a son école au-
– Oui, oui on sait qui est frère Gardevoir. »

Des gens qui savent lire et écrire, y en a pas mal à l’Anguille — c’est une grande ville marchande. Des gens qui apprennent aux autres à lire et écrire, c’est déjà beaucoup plus rare. C’est des gens respectés et respectables, et on confie pas ses gosses à n’importe qui. Pour établir une école, faut avoir un local, faut avoir un réseau, faut qu’on en parle à la chapelle de Shallya — parce que tout le monde prie Shallya en Bretonnie.
Léon Gardevoir, il est là depuis… Quinze ans ? Un truc du genre. Pas grand-chose à dire sur lui. Je le connais pas. Il vient d’un monde auquel je me mêle pas, le monde des gens qui sont protégés par le Guet et pas par Tonton. Mais il donne plein de cours, tant pour des enfants que des adultes, il a un tas de bouquins et n’importe qui peut s’inscrire chez lui, tant qu’on a de l’argent pour payer. Il donne à la Colombe. Il a été élu à la prévôté pour représenter le quartier de la Besace. Un notable, quoi.
La Besace, c’est un coin joli. C’est près du château ducal. C’est là où y a la chapelle du Graal géante qui barre la vue depuis le balcon de mon appartement. C’est un coin où je fous jamais les pieds. Y a que des gens bien-élevés là-bas, pas de tripot, pas de bordel, plein de squares pour que les gosses de riches jouent à la marelle. Les caïds de Tonton qui ont réussi vivent là-bas, et ils savent se tenir, pas cracher par terre et être des voisins impeccables. Quand j’aurai épousé une jolie dame moi aussi je crécherai là-bas pour élever mes gosses.

« Elle part vers quelle heure ?
– Son cours commence à quinze heures, elle part à quatorze. Il prend trois heures généralement. Le temps qu’elle revienne, elle quitte la Besace et elle doit revenir en longeant le port. C’est généralement là que ce Tiléen arrive pour l’emmerder… Il la suit alors qu’elle va faire les courses, il la… Il l’emmerde.
– C’est elle qui s’en est plaint ?
– Non. Ça se voit qu’elle ne veut pas que je me fasse du sang d’encre. C’est mes copains au port qui me l’on dit : « Ronan, y a ce sale petit merdeux de Tiléen qui suit ta fille ! ». Ils m’ont mit en garde, et… Et voilà, la bonne Rhya ne m’a donné que des filles, je n’ai pas de fils pour la protéger, mes neveux, un est matelot, l’autre est parti vivre au sud dans le camp du Duc, il fournit aux armées, il est boulanger, il prépare du pain et-
– Oui oui, bref », que je le coupe alors qu’il commence à me parler de toute sa famille comme si j’en avais quelque chose à foutre. « Ce Tiléen, il a un nom ? Une description ?
– Il est très bien habillé.
– Certes.
– Il a les cheveux noirs… De beaux habits…
– Huh-huh », un Tiléen avec les cheveux noirs. Je lance un regard amusé à Nico. C’est sûr qu’un Tiléen blond ça aurait rendu notre affaire plus simple.
« Je… Ne sais pas quoi vous dire de plus ?
– Il lui fait quoi à votre fille ?
– Il… Lui offre des cadeaux.
– Quel genre de cadeaux ?
– Oh, je sais pas. Heu… Des massepains je crois.
– Des massepains ?
– Des petites pâtisseries qui-
– Oui je sais ce qu’est un massepain. »

Je passe une main sur ma bouche.

« Et elle rentre vers quelle heure, du coup ? Après avoir fait les courses, tout en étant emmerdée par ce Tiléen ?
Les gens du port, ils peuvent pas juste le démolir ? Personne aime les Tiléens dans cette ville, y a pas qu’nous.

– Oh, généralement, elle arrive à la maison après huit heures… Et puis, vous savez, il ne fait que la suivre et lui parler, il n’a pas eu une conduite plus déshonorante que cela, mais, avec les Tiléens, je suis méfiant. Si on ne répond pas, ils peuvent faire bien pire, après. J’ai entendu de ces histoires… »

Et là il commence à me déblatérer mille putains de trucs sur les Tiléens que j’ai déjà entendu. Je fais semblant de m’y intéresser. Mais en même temps, je me lève et je regarde les étagères de vernis et de flacons pour les godasses. Nico vient à côté de moi et on discute ensemble à toute voix basse.

« La Besace faut pas deux heures pour en revenir, même si la gamine elle fait les courses.
Tu paries combien qu’elle est pas si harcelée que ça par le Tiléen ? »


C’est pas tellement notre problème, soi dit en passant. On est là pour démolir quelqu’un, pas pour avoir des états d’âmes. Elle a qu’à mieux choisir ses amants, la Jacqueline.

« Près de la Besace y a le quartier de tes amis du Chat Noir. Des autels. Des lieux pas mal. On pourrait attendre dans ce coin-là, non ?
Faut quand même qu’on sache à quoi ils ressemblent les deux. Elle te dit quelque chose à toi, Jacqueline Meynet ? »
Ancel Charpentreau, Voie du Racketteur
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Nicolas Chambefort
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Re: [Nicolas et Ancel] Chaperons

Message par Nicolas Chambefort »

Attendre la réponse d’un gars comme Tonton, ça fait quand même un peu transpirer ! J’ai pas l’impression d’avoir dit qu’que chose d'irrespectueux - j’ai même essayé d’être “poli”, tiens - mais c’toujours risqué de demander quelque chose au chef. Vu la bourde d’Ancel, ça sentirait mauvais pour nous que j’rajoute en plus une couche avec mon idée à la con. Les gens d’pouvoir, ça s’emporte vite. Et comme lors d’une tempête, à part s’accrocher en attendant qu’le pire passe ; on peut pas faire grand-chose quand ils décident de s’lâcher sur nous. Mais visiblement, là, mes paroles l’énervent pas. Au lieu d'répondre du tac au tac comme avec “l’incident canard” ; il prend son temps, coincé dans une sorte de pose réfléchie. Bref : il considère l’idée. Et ça, c’déjà un bon point pour ma gueule.

Même si j'me fais pas rembarrer directement, l’affaire est cependant pas gagnée d’avance : le vieux paraît assez opposé à une bastonnade sans préavis. A la limite, j’peux comprendre. Tout le monde a pas l'sang chaud comme moi ; généralement, Tonton il préfère essayer de régler ça “civilement”, avant d’sortir les gourdins. Et faut admettre que des fois c'bien efficace, comme quand ça nous empêche d’finir au bout d’une corde ! Du coup, après son petit temps de réflexion, il propose une autre alternative. Au lieu d’aller directement faire du rappel à l’ordre, le tenancier du Chat Noir devra me (enfin, nous) faire des excuses, et m’permettre de gratter là bas sous peine de représailles.

J’dois l’admettre, une partie de moi est quand même triste de pas pouvoir s'défouler tout de suite, surtout que c’était l’objectif de base ; mais faut avouer qu’c’est pas dégueu comme solution. Manger et boire sans que ça me fasse d’ardoise, y a quand même pire dans la vie. Je suis un gars simple, qui aime les plaisirs simples ! Après, c’est pas comme si j’allais contester une décision du patron. C’est déjà bien pratique qu’il prenne ma défense dans l'histoire. Du coup, j'acquiesce vigoureusement la tête, à grand renfort de “Merci Tonton” ; et j'laisse repartir la conversation avec Ancel. Rien de bien nouveau sort de leur discussion : parfois, suffit de réaffirmer les bases. On doit s’assurer que le tiléen rôde plus autour d’la gamine de Ronan, que ça la gêne ou pas ; et rapp'ler aux commerçants de not' belle ville, qui font la loi dans ses rues !

Sur ces paroles pleines de bon sens, on nous invite bien gentiment à laisser l'patron tranquille : et j’avoue, devoir quitter l’confort du siège me pince un peu le cœur. Ancel à l’air plutôt content qu’ça ait bien tourné, ce qu’est franchement pas difficile à comprendre vu sa maladresse de tout à l’heure. Même qu’il vient me faire remarquer que Tonton m’a à la bonne ! En vrai, il me donnait pas c’t’impression particulière le Hoel, mais si Ancel l’affirme, je suis qui pour le contredire ! Je bombe fièrement le torse en réponse, pas mécontent de moi-même.

“C’est pas déplaisant d’avoir un patron qui sait ce qu’on vaut, j’avoue !”

Et qui mérite qu’on l’respecte, en plus de ça. Hoel, c’pas un chiard de noble ou un gros fils de bourg’ comme Fitzgodric (encore que ce serait pas l’plus étonnant, vu toutes les histoires qui courent sur lui). C’était un gars comme nous, qu’est parvenu à se tailler la part du lion, parce qu’il avait les talents qu'il fallait, et les tripes pour les utiliser. Quand j’dis qu’il inspire, c'est pas une blague ! Tous les débiles comme moi qui rejoignent la Royale, tous les gamins qui deviennent monte-en-l’air, tous les paysans qui se font “aventuriers” ; c’est dans l’espoir d'être quelqu’un comme lui. Un roturier partit de rien, et qui gravit les échelons. Et dans un pays comme la Bretonnie, l’un des seuls coins qui permet de devenir une de ces légendes vivantes, c’est l’Anguille. Parce qu’elle est belle, not’ maison : et ça, ça changera jamais, peu importe le temps qu’on a passé loin de ses murs.

Motivés comme jamais, on se casse rapidement de la planque ; sans que j’en oublie de grogner un coup quand Philippe nous “encourage” pour la mission. J’étais plutôt content de l’idée de Tonton, mais rien qu’entendre sa réplique de faux-cul m’donne envie de remettre de l’huile sur le feu ; et visiblement j’suis pas le seul à penser ça, parce qu’Ancel a la même envie ! On est connecté du ciboulot, à force.

« Ha pour sûr, ça ferait chier que le tenancier laisse couler. J’respecte la décision du patron hein, mais tabasser un bon coup, ça calme quand même mieux que d’la parlote. Puis t’as raison : qu’on puisse en profiter pour tous se lâcher, ce serait plus chaleureux. »

C’est une agréable surprise venant de lui : c’pas forcément le plus sanguin de la bande le petit gars, donc c’est chouette de le voir partant comme ça. Pour une journée qui avait plutôt mal commencé, je le sens bien là.



Du coup, première étape de notre traque : se rendre chez c’bon Ronan Meynet pour écouter ce qu’il peut déblatérer. La « rue des beaux-lilas » où habite le gaillard, j’situe un peu : c’est près d’un quartier de matelots, alors j’reconnais bien cet alignement de gros immeubles en bois. C'sont pas les piaules les plus impressionnantes, ni les plus confortables, mais faut faire avec, quand on perd son temps en mer. Pas comme si mieux était vraiment utile, d'toute façon. Un toit, une taverne et une maison de passe, c'est tout c’dont un matelot a besoin quand il met pied à terre ! A quoi bon avoir plus, si on peut quasiment jamais en profiter, et que les lieux sont démolis au bout de quelques années ? Pfff. Même maintenant que j’suis revenu à l’Anguille, je passe à peine du temps chez moi, pour dire. J’ai rien contre c'te maison hein, c’est là où j’ai grandi. Juste que y’a plus personne pour m’y attendre. Rien qu’un lit vide, et le bon père Morr. Si j’avais une baraque comme celle du Tonton, j'dis pas : mais en l’état, j’ai pas vraiment de raison d’y traîner, à part pour éviter de dormir à la belle étoile.

L’chemin jusqu’au commerce est carrément tranquille. Y’a bien un duo de gardes qui nous croise pas loin de l’entrée, mais on s’regarde juste en chien de faïence sans plus d’interaction. On sait pour qui ils bossent. Ils savent pour qui on bosse, et c’est limite si on pique pas leur job là. Mais ils vont rien faire à ce propos ; parce que ça marche comme ça à l’Anguille. Tant qu’on merde pas de façon trop voyante, ils laisseront toujours couler, même si on protège les bourg’ à leur place. Hoël fait partie du jeu depuis trop longtemps pour qu’ils puissent y faire quoi que ce soit : c’est la marque d’un bon soldat du guet, que d’comprendre ça.

Alors Ancel et moi on s’présente dans la boutique, avec toute l’assurance du monde ; comme si on était les vrais sergents du coin.

On fait un peu tache dans l’décor, en vrai. C'est un endroit tout calme, avec un petit côté distingué, ordonné, comme son proprio. C’est qu'il paye pas de mine le Ronan. Gabarit malingre, les cheveux grisonnants, juste un commerçant sans histoire quoi. Par contre, putain la voix ! Oh merde, je comprends Ancel maintenant. Oh j’espère que la gamine a pas héritée du ton de son daron. Au moins si c’est le cas, on est sûr qu’c’est pas pour la discussion qu’il lui court après son Tiléen !

Comme d’habitude, c’est Ancel qui gère la conversation : j’suis surtout là pour faire le gros bras derrière. C’toujours à moi qu’on demande de fermer la porte, du coup. Mais bon, c’est la vie. Je dis bonjour, je tourne la pancarte ; puis je me tiens debout, menaçant.

Ca se voit qu’il est pas habitué à traiter avec les nôtres, le Ronan. Je ne sais pas si nos gueules d’anges l’intimident, ou s'il hésite juste sur la manière d’aborder l’problème, mais bordel faut y aller pour lui délier la langue. Y’a que les questions incisives qui ont l’air d'vraiment marcher : pas le temps d’hésiter, comme ça. Mais a force de blabla, le padre nous apprend quand même quelques trucs intéressants.

Sa Jacqueline s’rend dans les beaux quartiers, vers la Besace, et elle reçoit son éducation de Gardevoir, le Vérénéen. Soit. Bon ça à la limite, on s’en fout. Par contre, le détail amusant, c’est que c’est quand elle fait l’retour sur le port, que son Tiléen se montre… pour lui offrir des putains de gâteaux. Et en plus c’pas comme si la gamine s’en plaignait ou qu’elle se dépêchait de rentrer : elle traîne carrément du pied la Jacqueline. Le pauvre vieux s’voile vraiment la face, mais hé. Tant qu’il dit à Hoël qu’on a fait du bon boulot, moi, ça me va très bien. Les renseignements, c’est fait ; maintenant, faut juste trouver un moyen de choper le petit rital. Alors je me rapproche bien de l’oreille d’Ancel, et on commence à imaginer la suite de l’opération.

« Ouai, m’est avis que ça la gêne pas tant que ça la donzelle. M'enfin, tant mieux pour nous, probablement qu’son petit copain sera pas accompagné comme ça. C’est plus simple. »

Jacqueline Meynet, personnellement, ça me dit rien. J’ai jamais trop côtoyé des gens d'bonne famille. On vit dans deux mondes différents, et la Bretonnie fonctionne au mieux quand chacun reste dans le sien. C'pas parce qu’on est habillé comme eux, et qu’Hoel nous permet de goûter à un peu de luxe, qu’on essaye de s'mélanger. A la limite, peut-être que mon frangin Jean serait plus du genre à côtoyer les riches du coin, en bon chien de garde ; mais dans la situation actuelle, ça va pas trop nous aider.

Par contre, là où l’Ancel dit juste, c’est qu’la Besace, c’pas trop loin du Chat Noir. Et autant les nouveaux riches, j’peux rien trop faire avec eux ; mais les gens du commun, ça, c'est une autre histoire. Des gamins des rues, des dockers qui viennent boire un coup en terrasse ; même des guides qui s’font payer pour filer des infos sur la ville. Tout ce petit monde, j’peux en tirer quelque chose. C’sont les yeux et les oreilles de cette ville. Aussi vague soit la description qu’on en a, je doute pas un instant qu’ils ont dû remarquer un tiléen faisant la roucoulade à la fille d’un marchand local. Puis c’bien des "amis" du port qui ont prévenu Ronan, alors on a qu’à suivre la même piste.

« Elle m’dit rien la gamine... par contre, je connais bien des gars qui pourraient l’avoir vu. Ça doit s’remarquer quand même, une bonne femme qui traîne pendant des heures avec un échappé de Petite Verezzo. On va d’mander aux gens, payer quelques coups à boire, et on l’retrouvera facilement le bourreau des cœurs. Peut-être qu’on va pouvoir les choper ensemble sur l’allée ou le retour. Elle doit même pas encore être partie chez Gardevoir la gamine. »

Maintenant, manque plus qu’à se mettre en route. Une fois qu’on a tous les deux acquiescé, j’me tourne quand même vers le père Meynet, histoire de confirmer au gars qu’on a la situation bien en main. C’est pas un merdeux trop entreprenant qui va nous poser soucis !

« V’s inquiétez pas mon bon m’sieur, on va vous la ramener intact votre p’tite dame. Les tiléens ça nous connaît, on sait comment gérer c’te vermine. C’sera réglé avant demain, pour sûr. »

Une fois les aux-revoir rapidement expédiés, on peut enfin s’permettre de quitter le commerce. Fini l’odeur de bois et de cuir ; maintenant, c't au sel et à l’alcool qu’il va falloir nous habituer.



L’Anguille est une cité vivante ; la seule vraie d’Bretonnie. On peut quasiment tout y vendre, quasiment tout y acheter, et ça vaut aussi bien pour des objets que pour des informations. L’important, c’juste de savoir où les trouver. Avec Ancel, on se dirige donc vers la Besace, même si c’est surtout les coins aux alentours qui nous intéressent. La Besace, c’est un peu l’entre-deux qui sépare le port et l'île où se trouve le château Ducal. Du coup, c’est sacrément joli : les rues sont bien pavées, y’a plein de belles échoppes, la grosse chapelle du Graal ; et même quelques statues censées représenter des Fées, pour sublimer l’tout. Bon, on est jamais à l'abri d’une odeur de pisse au détour d’une rue hein, ç’reste une grande ville, mais quand même. Paradoxalement, l’emplacement près des ports veut aussi dire que c’est un coin entouré par une masse bien populaire ; avec tous les marins, les porteurs et les commerçants qui s’y pressent. Un beau quartier, mais pris entre des petites gens. Et les petites gens, ça parle.

Vu qu’on a jusqu’au début d’après-midi de libre, on décide de vagabonder un peu dans l’coin ; histoire de faire l’tour. Entre deux sandwichs pour grignoter, on va accoster les passants, on cause, on fouille, on cherche. Du bon gros commérage comme on en fait plus, et dont c’est surtout Ancel qu’à le secret.

Progressivement, p’tit bout par p’tit bout, on commence à assembler des trucs. Y’a Bastien, un travailleur du port avec qui j’suis quasiment voisin ; qui me confirme bien qu’il voit une gamine passer régulièrement dans le coin avec des bouquins. Pas qu’il connaisse son nom ou quoi le mastiff, mais ça semble correspondre à la description qu’on a de Jacqueline ; puis les femmes lettrées dans ce pays ça court pas les rues.

« Bah c’est déjà ça. Merci Bastien, je t’offrirai un verre un de ces quatre ! »

Ensuite, c’t’un gamin cireur de chaussures, Russel, qu’Ancel parvint à faire parler. Le petit dit avoir été engagé par un Tiléen y’a quelques jours. Bon, il l’décrit pas aussi clairement, mais voilà quoi. Un jeunot avec un accent sudiste, les cheveux gominés, et qui se préparait pour un rendez-vous. À part si Ancel à un frère jumeau venant des Irranas, je vois pas qui d’autre ça pourrait être. Tant qu’on y est, j’en profite aussi pour m’faire cirer les pompes, histoire de mêler l’utile à l’agréable. Pour un sou de dépensé, j’ai les infos et j’garde mes godasses propres ; c'est dire le bon plan.

Enfin, maintenant qu’on a au moins nos doutes de confirmé, je propose à mon ami qu’on fasse une petite partie d’repérage. Y’a une sorte de restaurant pas loin du port, la Canonnade, qui donne une bonne vue d’ensemble depuis sa terrasse. Théoriquement le Chat Noir l’permettrait aussi, mais j’préfère quand même attendre que Tonton règle le souci de la veille avant d’y remettre les pieds. Alors on s’installe là, on commande un truc à boire en extérieur, et on attend de voir si la gamine ou le prince charmant passent dans le coin.

Le pistage au fond, c’comme la pêche. Tu poses le filet, et t’attends qu’un poisson vienne se bloquer entre les mailles. Faut juste faire preuve de patience ; mais là, le décor s’y prête bien. Le soleil est au zénith, béni soit Myrmidia, alors on a un peu de chaleur pour contrer le vent marin. On peut siroter du pinard en regardant les gens passer, en discutant. Y’a pas dire ; je pourrai rester ici jusqu’à la fin des temps.
Nicolas Chambefort, Voie du Racketteur
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Ancel Charpentreau
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Re: [Nicolas et Ancel] Chaperons

Message par Ancel Charpentreau »

« Hé Nico, tu sais c’est quoi la différence fondamentale entre un esclave et un homme libre ? »

J’aime bien poser des questions à la con parce que ça force les gens à me demander « Vas-y Ancel, pourquoi ? », et c’est délicieux de faire attendre son interlocuteur.

« Un esclave, tu vois, c’est quelqu’un qui offre son temps libre à autrui. Et un homme libre, bah, c’est quelqu’un qui fait ce qu’il veut de sa vie.
Regarde-nous. Ça fait trois heures qu’on est assis à se toucher la carotte, alors qu’autour de nous y a que des crétins qui marchent pour aller quelque part. Zoner c’est la preuve qu’on vaut mieux que les autres.
Le jour où je serai riche, je passerai ma vie à vraiment rien branler. »

Je lève mon verre pour qu’on trinque à ça, et voilà qu’on s’enfile un nouveau verre pour bien chauffer le gosier.
L’alcool ça fait dormir, alors on l’éponge avec des tranches de brioche et de ciflard que je commande juste ensuite. Et on s’empaffe gentiment dans notre coin, sans faire les braillards. Tonton a demandé de la discrétion, alors personne va nous entendre péter.

« Bon tu me gardes mon verre ? Faut que j’aille chier. »

Je me lève en m’étirant comme un chat, rien foutre ça tasse les muscles. Je rentre dans la salle pas bien pleine, y a des ouvriers qui ont débauché au fond de la salle. Je leur passe devant et pousse la porte de derrière pour accéder à la cour où je vais trouver les chiottes. Et là, sur quoi je tombe ?

Des types qui jouent aux dés.

Si c’étaient de gros costauds, je dirais pas, mais là c’est deux gosses qui ont la moitié de mon âge — ils ont des bonnes bouilles émaciées à avoir quinze piges, c’est dire si je deviens vieux. Y sont par-terre, les genoux sur le pavé, vêtus tout en gris-beige avec des tabliers qui ont été repliés et jetés sur un bout de palissade en bois ; probablement donc des chiards qui font la plonge dans le restau. Et les voilà qui lèvent leurs museaux, leurs yeux s’écarquillent alors qu’ils se lèvent tous les deux et rangent les petits jouets que j’ai pas vu en les fourrant dans leurs poches.

« Oh ! Ho ho ho ho ! Héééé-là, tout doux mes jolis ! Partez-pas ! »

Je sors de ma ceinture ma petite matraque et fait quelques pas très vifs pour atteindre le dos que me montre l’un d’eux. Il se retourne à moitié, et v’là pas que je lui attrape une bonne main sur sa nuque, comme quand on soulève un petit chaton, et j’lui colle le bout de ma matraque sur les reins où je tapote. Je fais un grand sourire à son copain qui garde ses mains dans les poches.
Le p’tit sous mes bras lève ses paumes à lui bien en évidence, et il me siffle quelque chose avec sa voix pré-pubère, bien aiguë et qui déraille, celle insupportable là :

« Désolé tu m’plais pas. »

Il me fait éclater de rire. Il n’empêche que je vais le faire chier. Je fais signe de la matraque à Gosse numéro 2 pour lui désigner la palissade en bois où y ont foutus leurs tabliers.

« Colle-toi là, tu veux ?
– Pourquoi ?
– Parce que j’veux voir ce que t’as dans tes poches, c’tout.
– Tu vas te faire plaisir à regarder là-dedans ? Continue celui que j’ai sous la patte.
– Nan, j’vais vous laisser avec l’gros costaud qu’est entré avec moi, il fait plus causer qu’moi. »

Je le pousse gentiment contre le bois aussi. Roule des mécaniques, agite mon arme, pour qu’enfin ils me montrent l’objet de leur forfait.
Cinq petits dés gravés en os de baleine. Je fais semblant d’être choqué.

« Z’avez pas entendu les prêches des sœurs ? Les projets de l’homme sérieux ne mènent qu’à l’abondance, mais celui qui agit avec précipitation n’arrive qu’à la famine. »

Je suis à peu près sûr que j’ai complètement torturé la vraie phrase. Mais les sermons religieux, ça a toujours un p’tit quelque chose en plus.
Le jeu de hasard est interdit, par les lois des Dieux et les lois du royaume et celles du duché et de la ville. Ici, en Bretonnie, Ranald n’a pas droit de cité ; les Ranaldiens, on les bat et on les expose au pilori, ou les seigneurs s’amusent à les courser en les pourchassant à cheval pour les piétiner, et dans les pires des cas, quand ils volent, ils ont droit à la corde. Quel jeu terrible pour les grands penseurs de notre pays, la fortune ! Imaginez — le noble est supérieur parce qu’il est plus fort, plus intelligent, qu’il se dédie à des jeux qui forment son corps et son esprit. Et s’il suffit d’une bonne carte, ou d’un bon jet de dé pour transformer le valet en bourgeois, et le scribe en mendiant, alors qu’est-ce qu’on fait de la belle pyramide sur laquelle notre nation repose ? Ce serait terrible.

« Quel gâchis, d’beaux garçons comme vous.
Vous savez c’que not’ bon duc fait, aux déchets comme vous ? »


Mais bien sûr, puisque c’est interdit, tout le monde le fait. C’est ça la Bretonnie. Je me souviens, au régiment, Nico, moi, et plusieurs gosses, on jouait avec des chevaliers. Oui, même les crétins en armure, ils se foutaient à quatre pattes dans la boue et ils balançaient des écus que papa-maman leur avaient filés en échange d’avoir le droit à balancer des seaux de dés pour former des suites.
La punition à l’armée pour une première infraction c’est dix coups de fouet et dix jours de corvée. Vingt chacun à la deuxième punition. Les ongles arrachés et la course aux baguettes à la troisième.

« Et en plus vous payez même pas Tonton pour sa dîme, j’suis sûr ! »

Le vrai avantage de pas avoir Ranald, en Bretonnie, c’est que ça fait moins de concurrence. Et les escrocs, les voleurs, les putes et les joueurs, ils versent leur petit doigt à nous. Sinon, on casse des genoux. Les vrais Ranaldiens refusent bien évidemment de filer l’impôt divin à un être humain mortel, alors ils sont obligés de faire les choses bien clandestinement.
Je suis sûr et certain que les serviteurs de Ranald sont partout dans cette ville. On arrête pas de croiser des graffitis de chats, ou de mains aux doigts croisés. Ils se jouent de nous, agissent dans notre dos, ils veulent notre perte.
Alors, faut être très ferme. Ranald, y fait pas de pub’. On se met à le prier tout seul, avant d’errer dans les mauvais quartiers à chercher ses coreligionnaires. Dès qu’on voit quelque chose dans notre dos, faut sévir, immédiatement.

« Mon pote y veut bouffer. Donc j’sais pas lequel d’vous deux a gagné, mais, la dîme pour Tonton, hein ? »

Y ont vite compris le message, et donc je peux aller faire ma grosse commission pénard.




J’reviens foutre mes pieds sous la table, et raconte l’histoire à Nico. Bizarrement, il fait une tête, genre, insulter un Dieu, ça lui plaît pas. Ça me fait ricaner très fort.

« T’es pas un peu superstitieux sur les bords, toi ?
Ranald il a fait pleurer Shallya — moi j’pense que c’est un peu s’venger pour elle, pas vrai ?

– Boh, c'juste que j'ai encore les habitudes d'la marine. Valait mieux pas emmerder l'Albatros là-bas, ça non ! Mais vrai que les dieux sont pas tous aussi rancuniers qu'lui. J'suis sûr que t'as raison, l'est prêt à partager un coup, l'Ranald.
Puis même si on l'vexe un peu, on s'en remettra bien j'suis sûr. Les chats c'comme les bonnes femmes. Ça miaule et ça griffe un peu, pas grand chose de plus ! »




Une demi-heure plus tard, alors que je m’assoupis un peu, Nico me file un petit coup de pied dans ma cheville sous la table.

« Mate derrière toi. »

Je tourne très discrètement ma tête, et zieute rapidement la rue. Mon regard d’archer exercé note vite les mises et les silhouettes des passants, jusqu’à découvrir ce qui a tapé dans l’œil à Nic’.
Une p’tite jeune femme, toute minuscule, vêtue d’une longue robe verte-pomme qui lui va de la gorge aux chevilles. Mais elle a les cheveux découverts. C’est les gamines et les putains qui montrent leurs cheveux, elle, elle est assez âgée pour avoir quitté tout juste la première catégorie afin de pénétrer la seconde. Elle est dévergondée, pour le plaisir des yeux du bellâtre qui lui tient bien le bras et rigole avec elle.
La description de m’sieur canard a été sommaire. Et pourtant, elle se suffit à elle-même. Un monsieur de taille médiocre, tout fin, aux joues creuses, se promène avec un beau doublet coloré, et des braies qui marquent ses cuissots. Il s’habille comme s’il était un gentilhomme, sauf qu’il n’a pas d’épée à sa ceinture, et son teint est beaucoup trop mat, son nez trop épais, ses cheveux plaqués en arrière avec du suif. Il est beau, ça sert à rien de mentir — il a un portrait de type élégant, de grandes dents blanches qu’on voit bien avec le sourire sincère qu’il offre à son aimée.

Je hoche de la tête en signe d’approbation à mon partenaire.

« Il a une sale gueule de raton. Et une hauteur de semi-Halfelin, aussi.
– Et ouvertement au bras d’une fille d’chez nous.
– Aye. Tu vas lui faire passer l’envie. »

Nicolas a un putain de sourire de vicelard. Je passe une main sur mon visage. On attend bien patiemment que le couple a continué son chemin dans l’avenue, et soudain, on se lève tous les deux en même temps. On balance notre argent sur la table pour payer notre consommation, et voilà que, on passe au-dessus de la rambarde de la terrasse, sous les regards médusés des clients qui doivent juste soupirer d’aise à nous voir ainsi disparaître de leur vue.

Après ça, c’est un jeu qu’on connaît trop bien, pour s’y risquer depuis qu’on a l’âge de marcher. C’est le moment de la filature.

On trotte pour rattraper notre retard, et on ralentit alors qu’on marche tous les deux en suivant une charrette remplie de tonneaux qui permet de nous cacher à la vue de notre cible. Une fois la charrette nous ayant dépassée, étant plus rapide que nous, on se glisse derrière et on marche comme si de rien n’était, côte-à-côte, sur le trottoir.
On les voit encore bras-desssus-bras-dessous, à une quarantaine de pas. Les deux tourtereaux sont trop l’un sur l’autre pour prêter garde à leurs alentours.

On passe devant des bateliers qui portent des wagons à bras. Un groupe de femmes de tous âges qui sortent du travail chez un tisserand, toutes rieuses entre elles. On se retrouve devant une boulangerie, et on voit m’dame Canard et le raton entrer ensemble dedans.

« Les fameux massepains. »

On se colle à un muret, en croisant les bras. On poireaute cinq-six minutes, avant de les voir ressortir, les deux se partageant des petits gâteaux bien bras dans un seul sachet entre eux. Alors on ressort de l’ombre et on recommence à les suivre de loin.
Le Tiléen fait son Tiléen — il parle, il parle, il parle, si bien que la petiote doit bien serrer des dents pour pas éclater de rire la bouche pleine et lui postillonner ses miettes à sa gueule. On nous a totalement menti, même si on l’avait déjà deviné ; la petiote le regarde avec plein de tendresse, comme aucune fille m’a jamais regardé, j’en serais presque jaloux pour le coup.

On les voit entrer devant un immeuble avec une enseigne. Un putain d’hôtel. Nicolas grogne, et moi, je râle :

« C’est pas vrai, fait chier…
– Bah oui. Il va pas la baiser chez son père.
– On le suit ? »

On s’arrête devant, en observant dans tous les sens des fois que des condés rôdent.
Ça fait chier. Tonton voulait de la discrétion. Ici, on est dans un quartier où Hoël a pas les mains libres. Ici, c’est FitzGodric et le Phare qui font la loi, avec des gens qui ont des écussons.

« On a pas passé l’après-midi assis sur notre cul pour rentrer maintenant.

– Tu te vois aller pleurer devant Tonton pour qu’il nous sorte à nouveau de cellule ?
– Tu te vois lui dire qu’on est r’partis la queue entre les jambes devant une porte d’hôtel ? »

C’est facile de convaincre Nicolas de devenir violent. On croit que c’est une brute, mais y a quelque chose entre ses deux oreilles. C’est souvent moi qui le fous dans la merde en fait, mea culpa.

« T’inquiète. Je gère. On va juste lui foutre la frousse. Pas comme si le Tiléen allait appeler les condés à l’aide.
La sergenterie aime pas plus son genre que nous.

– Ouais… Ouais t’as raison. Je te suis. »

On roupille cinq minutes devant. Au cas où vous l’avez pas compris, notre boulot, il consiste énormément à attendre, faut être patient bordel. Puis, finalement, je grimpe les petits escaliers, et pousse la porte pour entrer.

Il fait très chaud à l’intérieur. Y a un couloir avec un parquet en bois, qui mène jusqu’à une petite salle bien sympathique, où il y a l’âtre de la grande cheminée générale dont les conduits mènent jusqu’aux chambres. Y a un canapé où des bourgeois sont affalés, en train de siroter une boisson chaude. Et il y a un comptoir, derrière lequel se tient droit un étrange pingouin en guise de garde de l’escalier qui se sépare en deux pour mener à plein de chambres. Ici, c’est pas une auberge dégueu — c’est petit mais c’est coquet. Les chambres ont des numéros, et il y a un certain prestige qui émane du lieu.
Le réceptionniste, un monsieur très grand à la moustache taillée, nous jette un mauvais regard. On a pas la dégaine pour le lieu, alors que pourtant, on fait toujours l’effort de bien s’habiller. C’est nos têtes qu’il doit pas aimer. Ça arrive souvent.
Pourtant, il répète machinalement une formule de politesse, pourtant bien persiflée et sèche.

« Messieurs, puis-je vous aider ? »

Je fais un signe à Nico pour qu’il reste derrière moi, et m’approche du comptoir où je pose mes deux mains.

« Salut l’ami. Tu aurais pas vu un couple entrer y a pas long, juste là ? Une fillotte et un gars bien sapé ; le type a perdu quelque chose dans la rue, j’voudrais lui rendre. »

Cela sert à rien d’inventer un mensonge comme quoi je le connais ou autre. Quand on baratine, faut aller vite pour lancer ses conneries. Mine de rien, je deviens un peu fort dans ça.
Mais ça impressionne pas trop le réceptionniste. Il voit à ma tête que j’ai pas la tête d’un bon samaritain qui ramène un objet perdu.

« Oui, je vois de qui vous voulez parler… Vous pouvez laisser l’objet au comptoir, je lui donnerai lorsqu’il repasserait — en donnant votre nom pour qu’il vous remercie, si vous voulez. Monsieur… »

Il parle trop fort. Les bourgeois sur le canapé lèvent la tête et regardent dans notre direction.
Je fais un sourire crispé au bonhomme. Je me penche au-dessus du bois du comptoir, et lui fait un petit signe du menton pour qu’il se rapproche afin que je puisse chuchoter.

« Tu laisses des Tiléens entrer chez toi, l’ami ?
– Je laisse entrer ceux qui payent, l’ami. Ici c’est un endroit respectable, pas un tripot des bas-fonds.
– On est assez proches du port pour qu’ce soit ton problème, j’crains, l’ami. J’ai pas envie d’tourner les talons, ça me forcerait à revenir un autre jour…
– Je suis pas extorqué, moi. Ton genre me fait pas peur.
– Aye. Écoute quand même. J’ai juste b’soin de sa chambre, je fous peut-être le boxon une minute ou deux, puis tu nous revois plus jamais. Autrement, va falloir qu’tu repenses un peu tes relations.
Parce que j’vois pas d’gros bras derrière toi. Donc, concrètement, comment tu vas nous forcer à faire partir ? »


Nicolas derrière croise les bras. C’est à ça qu’il sert : se taire et faire l’imposant. Ça a l’air de marcher. Parce que le réceptionniste cesse de me dévisager, tique des lèvres, et finalement, cède.

« Troisième à droite, premier étage.
Si je sors d’ici, c’est pour prévenir le guet. Donc t’as intérêt à faire vite.

– On va mettre les voiles illico, t’inquiète pas. »

Je fais un geste de la main à mon comparse, et on grimpe à toute vitesse les escaliers. On va entrer, coller une bonne trempe au garçon, et rentrer au Fangeux collecter une paye bien méritée. On passe dans un beau couloir feutré avec une aquarelle clouée sur le mur recouvert de papier peint. On va devant la chambre, et je me pousse et fait une fausse révérence à Nicolas.

« Après vous, monseigneur. »

Nic’ s’étire les bras avec de longs mouvements, et fait craquer son cou. Il se place devant la serrure de la porte, et se prépare à s’élancer.

Il se jette dedans, et avec son poids de buffle, la clenche cède immédiatement — ce saligaud de Tiléen a même pas eut la politesse de mettre le verrou pour l’intimité, putains de libidineux…
Y a un hurlement de femme bien aigu. Moi j’entre doucement derrière en sifflotant, alors que Nicolas est déjà bien à l’intérieur avec sa matraque sortie.

« Che diavolo è questo?! Sapete chi sono?!
– Ouèlle comme heaume, inne l’Anguille ! » je crie en retour alors que je découvre le joyeux spectacle.
Le Tiléen a même pas retiré son futal et ses bretelles, ou alors il vient tout juste de les remettre.
« Bah alors ! C’est qui sont prompts à Verezzo !
Salut Jacqueline ! »

La pauvre gamine à moitié à oualp se planque sous les draps. Nico perd pas de temps. Il saute sur le lit, à pieds joints, et tend la main pour attraper le Tiléen par l’oreille. Il le balance en dehors, puis lui attrape la peau du cou comme un chaton pour l’envoyer valser contre le mur. Je trotte et lui donne des petits coups de talons dans le dos pour qu’il reste à terre.

« T’as cru qu’les filles d’ici elles étaient à toi, hein le raton ?!
– À force d’chanter des trucs j’suis sûr !
– Tu veux chanter pour nous, tiens ?! Allez, allez, chante ! »

Alors qu’on s’amuse gaiement à le piétiner comme des fous furieux à deux, pendant que Jacqueline est tétanisée de peur dans son coin, je note la façon qu’le type il a de se recroqueviller et de lever les bras pour protéger sa tête. C’est intelligent comme réflexe.
Et c’est la seconde d’après que je me rends compte que, en effet, il a un petit peu trop de réflexes…

Le rital tourne soudainement son corps, et pousse vivement le pied de Nico qui fait le grand écart comme une ballerine. L’instant d’après, il est droit debout, et me fonce dessus directement comme un furieux. Je suis un peu gringalet, alors voilà que je suis renversé et que je me cogne contre le trou de la fenêtre de la chambre. Et voilà que, pieds-nus et avec juste un pantalon, le type se fait la malle en laissant sa belle toute seule.
Nico se relève en se tenant la hanche, et me pointe du doigt en criant, abasourdi :

« Tu l’as pas arrêté ?!
– Beeeh, hé, il est plus costaud qu’il en a l’air ! »

Je retourne sur mes pas et trace le Tiléen en courant. Je glisse dehors, tourne à 90°, et le voit qu’il a déjà dévalé les marches d’en face, pour être en train de grimper celles d’en face.

« Oh putain ! »

Nicolas me rejoint la seconde d’après, et on regarde tous les deux avec des gros yeux écarquillés la vitesse de furieux du gars. On dirait qu’il a un démon au cul. Nico discute pas, et s’élance à la poursuite en soufflant comme un bœuf.
Je sautille sur place, et hurle en direction de celle planquée dans la chambre :

« Rentre chez ton père, grosse salope ! »

Je charge comme un furieux. Et voilà que, à tour de rôle, le raton passe à travers une fenêtre, puis c’est au tour de Nico d’agrandir le trou pour passer au travers, et il a à peine passé son cul que je suis derrière à m’empresser devant pour voir qu’est-ce qui se passe ;

Le gros con de Tiléen est en train de s’enfuir sur les toits de la ville. Il est présentement à l’autre bout à grimper sur une corniche, tandis que Nicolas est par terre à essayer de le rattraper pour l’agripper au vol.
Je glisse sous le battant de la fenêtre, manquant de me cogner le dos. Et je saute en contrebas, en pliant mes jambes pour pas les casser. Nico se tourne et tend sa main. Totalement essoufflé, je tente de me faire entendre en criant :

« Nan, nan, j’te suis ! »

Alors Chambefort hoche la tête et disparaît de l’autre côté. Il va tenter de mériter son nom.
Moi je vais tout droit, et grimpe à un autre morceau de corniche, que j’escalade à la force de mes bras, en m’y prenant à deux fois. Debout, je fais le grand tour pour essayer de couper la voie au Tiléen et rattraper mon retard.

Le prochain toit, il est en construction. Plein d’échafaudages encerclent un grand bâtiment plein de trous comme un fromage, avec une énorme grue accolée au bout. Nicolas regarde dans tous les sens, et perché où je suis, je vois que le Tiléen est caché derrière un morceau de bois, avec une planche entre ses mains.

« FAIT GAFFE ! »

Mon cri alerte le Tiléen. Il passe à l’attaque. Il se soulève, et donne un gros coup dans Nico.
La planche se brise, tandis que mon comparse est resté tout droit, même pas sonné, comme une scène de farce. Il papillonne des cils, et lève sa main pour filer une grande mandale au Tiléen.
Celui-ci esquive la gifle patriarcale, et détale dans l’autre sens. Visiblement, je ne lui fais pas très peur, car il s’en fiche que je sois juste à proximité. Il s’élance vers une gouttière alors que je lui crie quelque chose :

« Arrête-toi putain !
On veut juste te secouer un peu ! Bouffe ta correction comme un homme !

Succhiami il cazzo ! »

‘tain c’est beau le Tiléen, même quand ça insulte c’est lyrique.
Je saute au-dessus de ma rambarde et tombe sur l’échafaudage. Je passe devant Nico à présent, et me retrouve devant des trous dans les murs qui serviront à mettre des fenêtres en verre. Le Tiléen au bout a trouvé du matos, des petits marteaux qu’il me balance à la gueule à la volée. Je couvre mon visage et baisse la tête, et c’est par je-ne-sais quel miracle, alors que je lui hurle un tas d’insultes, que je ne me retrouve pas à m’écraser par terre.

Visiblement, notre pauvre victime n’est pas très fort pour nous faire dégager de ses basques. Désespéré, hurlant dans sa langue natale, le voilà qui passe au-delà de l’échafaudage. Moi et Nico, on s’arrête totalement essoufflés, en le regardant faire avec les yeux écarquillés.

« Mais… Il est taré ? »

Le gars doit probablement penser qu’on est là pour le tuer. Parce qu’entre se faire tranquillement démonter la gueule et jouer au macaque au-dessus du vide, je pense qu’il y a peut-être une situation plus confortable.

« Il est Tiléen, y aiment p’têt bien jouer aux singes !
– Y va s’buter !
– Bah ! »

Et voilà que notre Tiléen grimpe sur le garde-fou en fonte d’un balcon pour grimper sur un autre toit en face, hors de notre atteinte.
Le souci, c’est que c’est un bâtiment en construction. S’il y a des échafaudages partout, c’est qu’il y a une raison.
Il fait son petit saut, et voilà que la grille en fonte, qui n’est pas fixée, glisse sous ses pieds. Il se cogne le menton contre un parapet, crie, et voilà qu’il est suspendu depuis le 2e étage dans le vide, retenu uniquement par la force de ses mains.

D’aussi haut, une chute n’est pas mortelle. Sauf que juste en bas, la grille en fonte s’éclate, et s’il tombe, il risque de s’empaler sur du beau fer aiguisé.

« Mais quel con. On va…
Nico ?! »


Nicolas saute sur le toit à notre droite. Pour une étrange raison, il a décidé de jouer au héros. Je jure…
Je le suis quand même, sans discuter ou lui demander ses raisons — comme si j’avais le temps. Et nous voilà tous les deux à sprinter en faisant le tour complet pour aller rejoindre le balcon qui vient de céder.
On voit juste dix doigts qui recouvrent un parapet, et on entend une voix de gars de Verezzo qui hurle à l’aide.

Nicolas charge, fonce, glisse, et s’élance par terre presque pile au moment où il va céder. Il le retient. Et il commence à le remonter juste avec la force de ses deux gros biscotos.
J’arrive au dernier moment alors que la moitié du torse du gars se présente à nous. Je lui attrape ses braies et soulage légèrement l’emprise de Chambeforts. Sous les regards médusés de badauds qui s’agglutinent dans l’avenue, on sauve la vie du Tiléen qu’on cherchait à exploser il y a même pas un quart d’heures.

Nico roule sur le dos, et respire à toute vitesse. Le Tiléen, lui, se met sur ses quatre pattes, et s’éloigne le plus vite possible du vide qui a failli l’emporter. Moi, je suis debout, les mains sur mes cuisses. Je crache par terre, et regarde par-dessus pour voir comment le balcon s’est effondré, sans faire de victimes.

Je me tourne. J’approche du Tiléen, en fermant mon poing ; Il roule et lève les mains en l’air, me présentant ses paumes, et il décide enfin de parler ma langue, même si c’est avec un fort accent.

« Stop ! Arrête !
– Tu vas plus courir ?!
– Non ! »

Je souffle. Titube en arrière. Pauvre Nicolas est couvert de sueur par terre. Je lui tends ma main, et l’aide à se relever.

Le Tiléen, avachi au sol, le regarde des pieds à la tête. Et là, il se met à exploser d’un rire nerveux. Long, très long. Nous deux, on se regarde un peu béats.

« Grazie, mon sauveur ! Je t’aurais bien payé à boire, mais ma bourse est dans ma chambre ! »

C’est là qu’on se souvient qu’on est censés un peu faire un boulot. Alors, Nico craque ses poings. Moi, je dégage ma gorge et tente de retrouver mes phrases à tout faire de méchant racketteur.

« Je me méfie toujours des Tiléens, même quand ils offrent des cadeaux. La gamine avec toi devrait vivre de cette morale, elle aussi.
– Ouais… Pour ça qu’tu vas la lâcher, à partir de maintenant.
– Autrement la prochaine fois, on laissera ta Myrmidia te rattraper. Capiche ? »

Le Tiléen nous regarde en papillonnant des cils.
Et là, il rit à nouveau.

« Attendez… Vous êtes là à cause de…
À cause d’elle? ?
Oh bon sang, j’ai cru… »


Il se relève. Nico ferme son poing et le menace, mais il étend ses bras et remontre ses paumes, alors il n’est pas séché d’un coup de poing.
Et là, un petit bonhomme, torse-nu, tout brun, du sang qui coule du nez, remet ses cheveux en ordre en glissant ses doigts dedans. Et là, il se prend par les bretelles comme pour se donner de la prestance, et tend ses doigts pour offrir une poignée de mains.

« Santiano Cueno, fils de don Ettore Cueno ! Peut-être avez-vous entendu parler de moi ! »

Je pouffe de rire, comme si j’en avais quelque chose à foutre de son nom. Pourtant, alors que j’attends le même pouffement de Nicolas, voilà que, en me tournant, je vois mon ogre avec les yeux écarquillés, et des grands yeux ouverts.

« En effet. Ton père est un homme d’honneur.
Si, mon ami.
Quel sacré malentendu ! Je pensais que quelqu’un d’autre vous envoyait.

– Y a pas de malentendu, l’ami. T’es là pour-
– Oui, oui, je sais. Jacqueline. Vous me reverrez plou avec elle. Ni avec une autre fille de votre ville, bene ? »

Je sais plus quoi dire. Je me sens totalement con. Le type me prend pour un con, ouais, en fait ? Je fais un pas en avant, mais je sens la main de Nico sur mon épaule qui me tire en arrière.

« Allez, dégage, Santiano. »


Et là, monsieur Cueno offre à Nicolas une révérence, et s’éloigna en trottant d’où il est venu, comme si de rien n’était.
Je reste là, cloué sur place. Je me tourne pour poser des questions à Chambefort, quoi que putain, mais il me fait taire tout de suite.

« Dégageons de là nous aussi avant que le guet n’arrive, oui ?
– Attends, c’est… Putain.
C’est qui les Cueno ? C’est quoi ce bordel ?
Nico ?! »



Il commence à faire nuit. Tôt, la faute à la saison. Le ciel est tout bleu, et les bourgeois commencent à allumer les lanternes devant chez eux — quand ils peuvent se les offrir. Le grand phare de notre cité illumine toute la baie, tandis que les grands immeubles scintillent grâce aux lampadaires des grandes avenues.
Il fait bien plus sombre du côté moins loti de la ville, mais tout de même, il y a des petits feux et des torches qui se consument. Le chemin jusqu’au Fangeux est balisé.

On est complètement éclatés. Je rêve d’un bon plat de ragoût avant de rentrer chez moi. Une affaire rondement menée — en une demi-journée, on a obéi à tous les ordres de Tonton, et ça s’est fini sans mort. Un peu de dégâts matériels, mais on ne nous en tiendra pas rigueur.

On retourne au restaurant. Il n’y a plus les gamins ; ils sont partis être grondés par leurs mères rentrées du travail, s’ils en ont encore une, autrement, c’est direction le Temple de Shallya pour eux. Le garde à l’entrée a été relayé, maintenant c’est au tour de Dominique. Par contre, dans le Fangeux, il y a du monde qui mange — quelques gens du coin, qui mangent et boivent gaiement.
On va directement dans l’arrière-salle. Ici, on fait pas tâche. On va jusqu’au bureau de Tonton, mais ce n’est pas lui qui nous reçoit.

Celui qui nous reçoit, c’est Alphonse Lebrac. Et lui, pour le coup, il va vraiment pas avec la clientèle. Un homme tout fin, au visage anguleux, avec des cheveux longs (Et propres) qu’il a noué en queue de cheval derrière lui. Âgé, ridé, mais pas vieux non plus, enfin, la cinquantaine entamée. Bien habillé, élégamment mais très simplement. On dirait un bourgeois de bonne vie quelconque, parfaitement oubliable. C’est parfaitement ce qu’il veut.
Lebrac est un avocat. Genre, un vrai, diplômé et tout, il est passé par le culte de Véréna même s’il est pas prêtre. Lui et Hoël sont amis, quasiment d’enfance. Il est né ici, dans ces rues des mauvais quartiers de l’Anguille, mais il a étudié et s’est fait un sort. Mais il a pas trahi ses origines. Et depuis, il est un peu la tête pensante de Tonton.
Parce qu’il est intelligent et éduqué, je me sens carrément petit face à lui. Il nous invite à nous asseoir sans parler, d’un simple geste de la main, et il ne nous propose ni à fumer ni à boire. Et c’est alors qu’on est même pas installés qu’il commence déjà à aborder le sujet important.

« J'ai entendu un peu de grabuge dans la besace. Comment cela s’est déroulé ? »

Je regarde Nico. Il ne dit rien, alors, je toussote et me lance.

« Parfaitement bien. On a trouvé le type qui… Importunait la fille du cordonnier. Il traînera plus jamais près d'elle.
Et il est encore en vie, personne a été blessé.

– Bien. Bien… Bon travail. Continuez ainsi.
– Par contre, heu… Y a, quelque chose…
L’type, il s’appelait Cueno. Comme le… Comme le grand type du quartier Tiléen, là, qui parraine la chapelle de Myrmidia. »


Je ne savais même pas qu’il y avait une chapelle de Myrmidia à l’Anguille, moi. Lebrac fronce un seul sourcil, c’est rassurant, parce que s’il fronçait les deux, là, ça ferait chier.

« Et ça ne s’est pas terminé de façon… Gênante ?
– Non. Non, on a… Géré.
Tout s’est bien passé.

– Bien. Alors c’est du bon travail.
Repassez demain vers deux heures de l’après-midi. Vous toucherez votre paye.
Et Nicolas… Le Chat-Noir enverra quelqu’un pour ce dont vous avez discuté avec Tonton. Sois propre sur toi. »


La phrase est terriblement condescendante. Et elle peut vouloir tellement dire tout et n’importe quoi. Je grince des dents, mais je laisse Nic’ gérer…
Ancel Charpentreau, Voie du Racketteur
Profil: For 8 | End 8 | Hab 10 | Cha 9 | Int 9 | Ini 8 | Att 8 | Par 8 | Tir 8 | NA 1 | PV 60/60
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