Béoric le jeune, fils du nain à l'origine de ce projet complètement fou, menait depuis quelques mois les opérations « techniques » à la place de son père de plus en plus vieillissant. Ce dernier était toujours considéré comme le seul maître à bord et décisionnaire mais la cohésion sociale au sein des dragonniers n'était plus aussi solide que dans les premières années de chasse.
Les quatre « navires » étaient disposés de manière à constituer une sorte d'enclos à l'intérieur duquel les dragonniers s'adonnaient à l'entrainement et à la récréation. Le cortège était fait d'un premier bâtiment, de loin le plus petit, et sans doute le plus présentable des points de vue esthétique et propreté. Il abritait tout à la fois l'office des « têtes pensantes », le laboratoire des deux illusionnistes et leurs quartiers privés à tous, loin de la crasse affreuse du dortoir commun.
Il y avait donc la chambre de commandement et de stratégie. Un nom pompeux pour qualifier un vieux bureau poussiéreux aux étagères saturées de parchemins moisis. Ceux-ci pourtant ne manquaient pas d'intérêt tant ils regorgeaient de brillantes observations au sujet des dragons et des méthodes pratiques pour les chasser. Ces connaissances ayant été pour la plupart assimilées depuis longtemps par les dragonniers, les recherches théoriques ne les intéressaient plus guère. En revanche, il s'agissait toujours d'une source d'informations précieuses pour un chasseur de dragons débutant.
L'accès au laboratoire des illusionnistes n'était jamais accordé à un dragonnier subalterne et encore moins à une nouvelle recrue. Ubaldo Kaulbach et Lubin Gebauer, si c'était bien leurs noms, et quand on connaissait l'histoire de l'illusionnisme dans l'Empire, on pouvait légitimement en douter, se montraient réticents quant à laisser quiconque entrevoir leurs travaux. Même si personne ne semblait croire qu'il y ait jamais eu de grand secret à découvrir. Les deux hommes étaient grincheux, aigris, dépressifs et souvent fortement imbibés d'alcool. Pourtant c'était d'eux que dépendait l'efficacité des appâts destinés à attirer les dragons dans les embuscades tendues par les dragonniers.
Enfin, les quartiers privés de Béoric et son fils ont cela de remarquable qu'ils sont entretenus et même ordonnés. Tout du moins, pour ce qu'il était possible d'en voir. Le vieux nain s'était quelque peu embourgeoisé mais restait d'une âme guerrière. Il accueillait les recrues et les hôtes de marque avec gaieté et bon vin dans son petit salon confortable. On ne pouvait pas en dire autant de son fils dont la porte restait close et ses salutations empruntes d'une froideur ostentatoire.
Le deuxième bâtiment, de loin le plus bruyant et le plus malodorant, était également le plus sécurisé et le plus surveillé. Appelé « l'usine », il était tout entier dédié au travail de la chair, des os et des moindres parcelles du corps du dernier dragon terrassé. Et les dragonniers se faisaient fort de ne rien perdre de la précieuse créature. Ainsi, les déchets invendables trouvaient toujours une utilité parmi les gens de la caravane. Par exemple, les chutes de peaux rapiécées devenaient des armures ou des bâches pour camoufler les harpons et les catapultes, et les os étaient recyclés comme outils ou ustensiles de cuisine.
Le plus gros « navire » abritait trois énormes balistes et une armurerie à susciter des jalousies parmi bien des petits seigneurs. A cela s'ajoutait une structure renforcée équipée de meurtrières et capable de résister aux ardents assauts d'un jeune dragon adulte. Le « chariot de combat » était bien le coeur du système de chasse au dragon élaboré par Béoric le Naïf. A bien y regarder, un tel dispositif pourrait se révéler effroyablement efficace contre d'autres cibles qu'un dragon... Cette idée ne semblait pas avoir effleuré l'esprit des membres de la caravane, et mieux valait qu'elle ne vînt jamais à celui d'aucun inopportun belliciste d'où qu'il fut.
Urbrom Utreksson et Sedum Thrulgirdsson étaient les deux seuls habitants permanents de ce lieu. Leur atelier de réparation leur servait également d'appartements depuis qu'ils avaient compris qu'ils pouvaient gagner beaucoup de temps en s'épargnant des allers-retours entre le « chariot de combat » et le dortoir de l'équipage. Mais beaucoup pensaient qu'ils avaient surtout fui le dortoir à cause du mode de vie et de l'odeur de leurs camarades de chambrée.
Le « chariot de combat » comptait une curiosité : le poste de vigie où se relayaient deux Nains. En lieu et place du traditionnel mât, des cordes et une échelle dressées vers le ciel. L'ensemble était relié, vingt mètres plus haut, à un petit aérostat, à peine assez grand pour contenir un Nain. Ce poste était loin d'être de tout repos et exigeait une bonne constitution pour supporter les balancements incessants d'un ballon à la merci des moindres courants aériens. Nul besoin de préciser que lors des intempéries et des attaques de dragons, l'aérostat était entreposé dans un compartiment approprié à bord du « chariot de combat ».
Le dernier bâtiment rassemblait les quartiers de l'équipage et les élevages. Surnommé affectueusement « la maison », c'était un endroit loin d'être aussi accueillant que son surnom aurait pu le laisser présager. C'était le lieu où le reste de l'équipage, pour la plupart une bande de Nains indécrottables, avait élu domicile installant leurs lits pouilleux et leur terrain de jeu. L'atmosphère y était à la cacophonie, la violence confraternelle et l'agitation hystérique permanente. L'enfer du sage...
Dans le dortoir, la vermine était reine, l'odeur de renfermé suffocante, la visibilité limitée. L'on y dormait, ou plutôt l'on y ronflait, et l'on y cuvait sa bière et pleurait sa paye perdue bêtement au jeu dans le quartier-jeu de l'équipage.
Le quartier-jeu. Un infâme tripot qui ne cachait que son nom. Cartes, dés, combats à mains nues, etc. Tous les jeux y étaient pratiqués à condition que la solde pusse y être dilapidée.
La cantine mitoyenne offrait outre des menus répétitifs et peu ragoûtants, toutes sortes de boissons.
Enfin, dans une chambre à l'écart, Robur officiait. Dans cette pièce à peine éclairée, un Nain ridé comme un chêne vous accueillait, cerné de figures terrifiantes de créatures figées dans la mort par son talent unique de vieux taxidermiste. Robur connaissait mieux que personne les secrets anatomiques de nombre de petits monstres et autres créatures inquiétantes qu'il se plaisait à empailler depuis de nombreuses années. Robur fut l'un des tout premiers compagnons de Béoric le Naïf. Il ne participait plus activement aux chasses depuis le jour où il avait été grièvement blessé dans une chasse et avait failli perdre la vie, mais avec la taxidermie, il avait trouvé un passe-temps à son goût... et au goût de quelques amateurs éclairés, ou dérangés, auxquels il vendait le produit de son artisanat, à l'en croire.
Je vous ai décrit la caravane pour que l'on puisse considérer que vous l'avez visitée et que vous êtes acceptés comme nouvelles recrues.
Vous pouvez commencer à prendre vos marques...