Partir, c’est mourir un peu,
C’est mourir à ce qu’on aime :
On laisse un peu de soi-même
En toute heure et dans tout lieu.
C’est toujours le deuil d’un vœu,
Le dernier vers d’un poème ;
Partir, c’est mourir un peu,
C’est mourir à ce qu’on aime.
Et l’on part, et c’est un jeu,
Et jusqu’à l’adieu suprême
C’est son âme que l’on sème,
Que l’on sème à chaque adieu :
Partir, c’est mourir un peu…
Le Rondel de l'Adieu, Edmond Haraucourt
Ils se regardèrent, les vivants, qui ce jour ou cette nuit, après tout, la seule voute au dessus de leur terre était la pierre de la montagne, les vivants qui avaient survécu. Les tripes de Piero lui faisaient un mal de chien. La sueur lui brûlait la gueule et la bile lui salopait la langue. Mais il était en vie. Après tout ça. Qu'est ce que les Dieux avaient en réserve pour une fripouille de sa trempe ? Tant de bons gars avaient bouffé la soupe de pissenlit dans un fossé. Mais là il n'y avait pas de bons gars. Il y avait des Tiléens. Des Trantiens. Il y avait ses frères de lame à défaut de sang qui avait versé trop du leur sur le pont du Hijo de Manann. On avait morflé. Mais il y avait la quiétude du repos auprès de Morr le père. C'était ça d'acquis.
Il s'assit à côté de Fernando. Il lui attrapa la main. C'était pas la main douce d'une femme dont les doigts s’immiscent entre les nôtres. C'était pas la main ferme d'un père, la main rassurante d'une mère. C'était une main qui avait beaucoup trop de sang sur les cors, les croutes et les phalanges noueuses. Deux mains de truands enserrées. Avec des glaires du fond des poumons au bout de la glotte, l'aventurier articula doucement.
"Accroche... Toi... C'est... Fini. Accroche toi.
Deux morts en sursis regardant leurs frères en train de refroidir.
Il ne les avait pas connu assez. La sinueuse traversée de la vie n'était pas un long fleuve tranquille disait les poètes. Bah. Du bout de chemin navigué ensemble, ils étaient des bons gars. Ils lui avaient sauvé la vie. Alors qu'ils auraient pu le laisser se faire pendre par deux soudards d'impériaux. Mais non. Pour un vieux loubard dépenaillé ils avaient choisi les liens de la rapière.
Et bon gré mal gré, se soutenant à des gaillards épais et taiseux de l'équipage comme deux veuves de Tobaro, Fernando et lui regardèrent partirent Ernesto, Aurelio, Olivio, Felipe et bien d'autres dans le fleuve.
"Reposez en paix mes frères. C'était bien le temps que ça a duré toute cette histoire.
Fernando essuya son visage avec un mouchoir. Entre la morve, la sueur et le sang, il y avait quelques larmes qui avaient dévalé le long de sa joue estafilée.
-Pleurons ceux qui partent, plaignons ceux qui restent. Et vivons pour eux. Pour que tout ça ne soit pas en vain.
L'Estalo-Tiléen ne se remémora pas réellement des jours qui suivirent. Les blessures, la fatigue, convalescence obligée pour un con lessivé. Les gardes valides passaient au chevet de ceux qui restaient vautrés dans la paille. Même ce dégénéré d'Emilio semblait soucieux auprès de Fernando, d'Alfonso ou de lui même. Et lorsqu'on annonça la vue d'Alimento, c'est en s'appuyant au bastingage que notre troupe de Trantiens pu découvrir l'immensité de la ville souterraine.
C'est avec une grimace qu'il observa le rançonnement du bon Augusto par les loufiats du coin. Vu son état misérable, et le fait que ce soit des Tiléens, ce n'était même pas la peine de discuter.
-T'as bien raison Fernando. C'est l'heure de sentir un truc en nous qu'est pas une lame dans les boyaux.
La plupart des gars connaissait déjà la ville, les autres étaient trop blessés pour un tour ailleurs qu'à la taverne la plus proche. Ce fut donc Alfonso, la fine gâchette de la troupe qui se chargea de le guider.
Son regard se posa sur les navires de toute la Tilée voir même de plus loin, de Sartosa, d'Estalie, des Frontalières.
Et la même expression rancunière, les mêmes deux syllabes chargées de mépris et de dégout s'échappèrent de leur bouche :
"Rémas..."
Au delà des rivalités entre les deux villes, il y avait les Tiléens de l'eau et ceux de la Pierre. Quand vous dépendez de routes sûres, de caravanes, de cols de montagnes et de ponts pour assurer le commerce, vous ne pouvez qu'en vouloir à ceux qui lancent des galions chargés de richesses sur les océans. Une bande de gros bras de Tobaro descendaient des godets devant une caravelle.
"Ça ne les change pas trop de Trafuro cette ville."
"-Bordel Trafuro. J'avais déglingué un rat gros comme un ogre là-bas. L'enculé d'édile a refusé de me payer ma prime en disant que j'ai bidonné."
"-T'as fait quoi du coup ?"
"-Rien qui puisse s'raconter dans un lieu avec des gens qui font respecter la loi."
Ils rirent à s'en rompre les côtes, presque littéralement. Si ils n'étaient pas immenses, les lieux étaient impressionnants. Unique. Ouais c'était le mot.
"Faut le voir une fois dans une vie ce patelin."
"-Tu sais, après ta première cuite, ta première pute et ton premier macchabée laissé dans un caniveau, Alimento est une ville comme les autres.
Certes, certes, il haussa les épaules et ils reprirent leur petite balade.
Les baraques dans la roche, les marchands de tout le sud. C'était beau. C'était son monde en fait. Loin des neiges d'Ulric et des forêts de Taal. Après avoir observé les stalactites, à moins qu'il ne s'agissait de stalagmites ? Ils finirent par retrouver les autres. C'était une taverne imposante à la façade ornementée directement dans la pierre par quelques sculpteurs aussi fous qu'ingénieux. Un lieu qui sentait la douce odeur du repas chaud, du bois craquant dans le poêle et des femmes.
Un air de nostalgie. Celle du foyer retrouvé. Il s'assit aux côtés de ses bons gars.
Fernando déjà bien rougie par le vin lui tapa dans le dos en riant un peu :
"Sois heureux, ils servent un plat du pays ce soir. Bon retour en Tilée Piero.
Et une serveuse gironde aux hanches foudroyantes dont on avait envie de saisir tous les aspects apporta des bols en écartant les pichets, des bols remplis de tagliatelles au jus de viande, de gros os à moelle trônaient sur l'océan de pâtes et des légumes d'hiver apportaient une touche de couleur au plat. De l'Osso Bucco. Depuis le temps.
Bon retour en Tilée ! firent à l'unisson les Trantiens en brandissant des pichets, sauf Alonso déjà occupé à plotter la bonne dame.
Les larmes aux yeux, Piero répondit en fixant la Cène.
Bon retour en Tilée les gars.
Et même si le deuil noircissait le tableau, ils firent actes d'être vivants en buvant à sentir le vin couler sous les bandages, en mangeant à s'en rompre le ventre et les coutures et en tringlant tout ce qui minaudait sous les caresses. Ils étaient vivants un jour encore, et un jour tiléen.
Et lorsque les corps se reposaient, les esprits cuvant vin et galères de la vie de soudard, il empoigna son instrument le plus mélodieux, commençant une chanson qui si elle débordait de mélancolie autant qu'eux de vin, soulevait un espoir dont il fallait aussi goûter.
Dans le nord où le froid et le gris me glacent les os
Je me rêve à revoir mon pays
Et les murs de Trantio
J'ai fait le tour du monde
Ramenant avec moi
Joyaux et bourses rondes
Que j'égarais avec effroi
Sur un âne
Me voilà va nu pieds
Mais pas tête nue
Pauvre aventurier
Mais qui ne perd pas de vue
Son héritage.
Petit tremolo en croisant du regard les badauds intrigués et imbibés du lieu.
Moi qui ait connu toutes ces années que les belles du nord
J'aimerai croquer à plein fruit
Les femmes de mi amore
Ramenez moi très loin de l'empire
Ramenez moi jusqu'à nos collines
Il est vrai que rien ne peut ternir l'éclat des statues trantines.
Dans les rades à la tombée du jour avec les copains quand on parle de filles et d'amour un verre à la main
Je perds la notion des choses
Et soudain ma pensée
M'enlève et me dépose
Je suis déjà rentré
Dans ma sublime cité
Où je revois mes gars
Les palais et les princes
Les bordels et le marbre
Les burins et les pinces
Et l'été.
Car le printemps suivait l'Hiver, et il le laissait de l'autre côté des montagnes ce putain d'hiver.
On rembarque et on regrette bien
La terre et son confort
Et on attend des nuits des jours sur le foin
D'arriver à bon port.
Ramenez moi très loin de l'empire
Ramenez moi jusqu'à nos collines
Il est vrai que rien ne peut ternir l'éclat des statues trantines.
Un beau jour un matin de printemps
Je reverrai Trantio
Parti des royaumes glaçants
D'Ulric et de ses louveteaux
Prenant la route qui mène
À mes souvenirs d'enfants
Aux pensées lointaines
Qui reviennent en courant
Enfin revivre !
Arriver, revivre, improviser le temps qui lui restait.
Où les filles attendries
Vous ravissent le cœur
De soldat de bandit
Mais aussi de rêveur
Qui se délivre
Je croyais fuir mon passé
Mais lâchant ces remords
Je pourrais enfin débarquer
En chantant à bon port.
Ramenez moi très loin de l'empire
Ramenez moi jusqu'à nos collines
Il est vrai que rien ne peut ternir l'éclat des statues trantines.
Fin de la mélodie, silence, quelques larmes au creux des rides, l'émotion, l'alcool, le deuil des frères, et de quelques anciennes vies laissées là bas pour commencer sa nouvelle.
Tard dans la nuit, sur un lit de paille creusé par les passages successifs, une jeune femme aux yeux de jais se dénudait pour le plaisir d'un aventurier. Une femme à en faire jalouser Myrmidia, bon uniquement après le septième pichet de vin, mais une belle brune aux courbes douces qui offraient à Piero le seul foyer qu'il n'avait jamais eu depuis tant d'années. Le sein chaud des femmes d'une nuit qui murmuraient des je t'aime si vite évanouis.