Une vie paisible, humble et simple, emplie de quiétude
Faite d’amour, de bonheur et d‘une foultitude d’habitudes
A travers laquelle ils ne connaissent pas la solitude
Va soudainement les mener jusqu’à l’incertitude.
Comment cette vie illusoire
Chargée d’une félicité notoire
Leur fera éprouver des déboires ?
Je vais vous conter leur histoire.
Les rayons du soleil finissaient de projeter leurs rayons dorés sur l’Empire, dispensant une dernière fois leur chaleur ardente au monde avant de se faire engloutir par l’horizon et par la nuit qui surgirait bientôt. Le silence s’était fait à l’orée de la forêt, comme le calme avant la tempête, qui se traduirait par la multitude d’insectes et d’animaux qui fourmilleraient à l’ombre des arbres dès que le voile de l’obscurité se serait apposé sur cette dernière. Alors un millier de petits bruits disparates émaneraient des bois, troublant la tranquillité vespérale.
Mais ce ne fut pas le cri d’un animal qui retentit bientôt, mais celui d’un nouveau né, d’une nouvelle enfant qui perça le silence assourdissant de l’extérieur de la maison. Désormais, un nouveau petit cœur battait la chamade en même temps que celui d’une mère allongée sur un lit, gémissante, mais rassurée. Un homme, dans l’embrasure de la porte afin de ne pas gêner le passage de la sage femme, affichait un air béat, trahissant sa récente paternité. A travers les cris du nourrisson, seul un prénom fut réellement audible. Licinia.
Les premières semaines passèrent, l’homme s’en allait vaquer à ses occupations, au milieu d’une forge dont il était le propriétaire. Un atelier où trois personnes y travaillaient, gagnant leur vie honnêtement tout comme le faisait le gérant. Une activité qui rapportait bien à la petite famille à présent composée de son nouveau membre, une petite fille aux joues roses et pleine d’énergie qui ne cessait de se manifester jusqu’à ce que sa mère daignait enfin la nourrir.
Cette dernière restait à la maison comme toutes les femmes de son âge devant s’occuper de leur enfant. Bien que les tâches à accomplir restaient banales, elles n’en étaient pas moins épuisantes. S’occuper de sa fille, lui tricoter des vêtements à elle comme à son mari, s’occuper du petit potager à l’arrière de la bâtisse avant de se servir des aliments récoltés pour préparer le repas du soir. La jeune femme se demandait parfois si elle ne travaillait pas plus que son mari ne le faisait lui-même, et c’était exténuée qu’elle se couchait quand la nuit venait à tomber.
Mais l’ensemble de ces préoccupations constituait là la routine d’un bonheur familiale et partagé, et c’était à chaque soir une femme heureuse et comblée qui s’abandonnait au sommeille, en toute plénitude, auprès de son mari qui, elle le savait, veillait sur elle et leur petite fille.
***
«
Prends bien soin de toi… »
Kiara embrassa une dernière fois son mari tendrement, avant de le regarder partir d’un bon pas en direction de Mordheim, non loin de leur petite masure. Si cette dernière était un véritable havre paix pour la famille, la ville où Dieter, son mari, travaillait, était tout autre. La ville était souvent le théâtre d’assassinats, de vols, de menaces et de tous autres faits auxquels les hommes pouvaient s’abaisser, pourvu que cela leur permissent de vivre légèrement mieux. La jeune mère était toujours inquiète de le voir partir de peur qu’un malheur ne lui arrivât dans cette ville où seule l’anarchie régnait.
Elle savait qu’il avait déjà eu des problèmes avec certains clients un peu trop téméraires, ou refusant de payer, et il avait fallu compter avec l’aide de ses associés pour réussir à extorquer l’argent aux récalcitrants, en jouant des poings ou de la menace. Pour l’instant, lui et sa petite famille n’avaient subi aucune réprimande, mais dans ce lieu sans foi ni loi, comment pouvait-on réellement être certain d’être hors de portée de quiconque ?
Kiara soupira, son regard s’égarant dans l’herbe chatoyante sous le soleil d’or. La journée s’annonçait des plus belles, il serait bête de la gâcher sous prétexte de s’enliser dans de bien sombres pensées. Elle releva les yeux sur Dieter, qui s’était retourné et lui faisait signe de la main, juste avant de disparaître au détour d’un virage, masqué par les arbres. Elle lui répondit allégrement et en souriant. C’était leur petit rituel matinal, si l’on excluait toute activité ordinaire que l’on faisait le matin avant de partir travailler.
La jeune femme ouvrit la porte de bois qu’elle et Dieter venaient de franchir quelques instants plus tôt, avant de s’être dit au revoir, et pénétra dans la bâtisse. Une petite maison paisible, bien loin des tracas quotidiens et de la violence de la ville. En bas, une salle faisait office de salle à manger et de cuisine, et l’étage comprenait la chambre des époux, et celle de leur petite Licinia. Certes, ce n’était pas très grand, mais c’était bien là l’endroit idéal pour élever cette dernière en toute tranquillité.
Celle-ci se reposait d’ailleurs au milieu de ses couvertures, dans un berceau de bois simple mais résistant, que son père avait fabriqué de ses mains. Kiara ne put s’empêcher de se pencher sur elle, écartant le tissu qui masquait le visage de l’enfant, et d’y déposer un baiser sur son front. Les cheveux d’un blond virant sur le châtain, les pommettes colorées, la petite dormait paisiblement, ses magnifiques et grands yeux bleus turquoise masqués par de petites paupières qui tiquaient fébrilement, trahissant un rêve quelque peu mouvementé.
Sa mère la reborda tendrement avant de prendre une aiguille, du fil et de se mettre à tricoter. Une heure passa doucement, sans hâte, tandis que les fils se mêlaient les uns aux autres au rythme de la cadence imposée par l’aiguille, menant une danse inextricable. Le soleil dardait sur le monde ses rayons chaleureux, il serait bientôt l’heure pour elle de se préparer de quoi manger, et de donner le sein à sa fille. Aussi posa-t-elle son tricot sur la table, s’empara d’un panier d’osier, et sortit de la masure.
Au dehors, les piaillements des oiseaux dissimulés dans les arbres résonnaient harmonieusement à ses oreilles. Un petit vent frais rafraichissant soufflait doucement entre les hautes herbes, caressant les jambes de la jeune femme, mais ne parvenait pas à éclipser la chaleur propagée par l’astre solaire. Les effluves de l’arôme des fleurs parvenaient de temps à autre jusqu’au nez de Kiara, apportant avec eux un agréable parfum de printemps. C’était vraiment une belle journée.
La jeune mère se dirigea à l’arrière de la bâtisse, dans le petit potager que Dieter avait implanté. Une petite clôture de bois délimitait l’enceinte dans laquelle poussaient des haricots verts et blancs, des tomates, de la salade, des pommes de terres, et une multitude d’autres aliments qui subvenaient à leur besoin. Kiara imaginait mal faire sans ces plants de légume qui leur permettaient de faire d’énormes économies, et de se détacher de la ville en ne devenant plus tributaire de cette dernière, et de sa foule de commerçants peu scrupuleux.
Elle était agenouillée dans la terre, le dos vouté afin de récolter quelques carottes, quand soudainement, un cri guttural retentit derrière elle, la faisant sursauter, bientôt suivi des pleurs de Licinia. Ni une ni deux, la jeune mère apeurée se releva, manquant de renverser au passage son panier qu’elle laissa là, et se précipita dans la maison. Ses cris firent bientôt échos à ceux de sa fille lorsqu’elle découvrit le spectacle.
Une nuée de grosses mouches noires tourbillonnaient autours du berceau de sa fille, s’infiltrant sous les couvertures, se posant sur les lèvres de Licinia dans un vrombissement qui emplissait toute la maison. Une odeur nauséabonde régnait dans la pièce, émanant du couffin, mais également de la corbeille de fruit posée sur la table. Bien que ramassés il y avait de ça deux jours, et encore épargnés par les insectes, les fruits autrefois mûrs et plein de jus étaient désormais gâtés, complètement pourris et en voie de décomposition sans que rien ne pût expliquer ce phénomène.
Kiara s’était immobilisée à l’embrasure de la porte, clouée sur place par la panique et l’incompréhension. Elle finit par vaincre la peur immuable qui la saisissait, et se précipita à-travers la nuée, fermant la bouche et à moitié les paupières pour se protéger de l’envahisseur qui s’infiltrait sous ses vêtements, dans ses narines, qui s’empêtrait dans ses cheveux et dont les trompes aspiraient le liquide lacrymale aux cornets de ses yeux. Se débattant au milieu de ces milliers d’ailes qui lui cinglaient la peau, elle parvint à arracher sa fille du nuage vrombissant qui couvrait les pleurs de la fillette, dont la bouche ouverte laissait entrer quelques insectes qui s’y risquaient, et finissaient broyés par les petites dents de l’enfant pour ne former qu’une mixture noirâtre et empli de salive s’écoulant du bord de ses lèvres minuscules.
Tenant Licinia serrée contre elle, Kiara s’enfuit au-dehors, avant de s’écrouler à genoux dans l’herbe verte et chatoyante sous un ciel bleu qui n’avait en rien laissé présager cette scène incompréhensible, et l’emplissait de dégoût. La nausée ne se fit pas attendre, et la jeune femme, le cœur au bord des lèvres, sentit son estomac se soulever, et ne put s’empêcher de vomir tandis que l’odeur de pourriture la suivait encore, ayant imprégné ses vêtements et ceux de sa fille. Bouleversée, elle essuya les contours de la bouche de Licinia, avant de se rappeler la voix d’outre-tombe qui avait résonné dans la bâtisse. Une voix sépulcrale et certainement pas humaine, dont le possesseur ne pouvait être qu’autre chose qu’un démon ou une entité maléfique.
Il lui fallut un effort de volonté intense pour contrôler les tremblements et les spasmes qui l’avaient saisie, et pour oser pénétrer à nouveau son petit paradis qui s’était subitement transformé en enfer. Pourtant, alors qu’elle poussa doucement le battement de la porte, la maison lui apparut dans son calme et son silence habituel. Les énormes mouches avaient disparu, laissant dans leur sillage une tension et une atmosphère oppressante qui étouffaient la jeune femme. Ou était-ce l’impression qu’en dépit de ce soleil lumineux qui éclairait le monde à l’extérieur, la maison paraissait extrêmement sombre, comme si la lumière naturelle ne parvenait plus à transparaître à travers les fenêtres des murs… ?
Licinia s’était calmée, et son regard azur était posé tranquillement sur le visage inquiet, encore choqué de sa mère qui la tenait dans ses bras. L’odeur nauséabonde semblait également s’être envolée en même temps que la nuée, et les seuls vestiges de cet épisode qui allait être le premier d’une longue série de malheur n’étaient pas autres les quelques fruits finissant de se décomposer dans la corbeille, couverts de champignons et d’une peau flétrie d’où s’écoulait un liquide gluant et verdâtre.
***
Lorsque Dieter revint le soir venu, Kiara s’empressa de lui rapporter ce qui s’était déroulé lors de l’après-midi. Le jeune homme couvrit sa femme d’un regard où se lisait l’incompréhension, et affichait un air des plus septiques, qui blessa d’autant plus son épouse qu’il sembla douter l‘espace d’un instant de sa santé mentale. Voyant l’expression dubitative de son mari, les larmes affluèrent aux yeux d’une Kiara terrassée par l’émotion, écrasée par les souvenirs encore récent, par la sensation des insectes tentant de s’infiltrer dans le moindre interstice que ses vêtements avaient laissé, et par son incapacité à expliquer le pourquoi de la chose.
En dépit de l’incrédibilité de l’épisode, renforcée par cette histoire de cri guttural d’un quelconque démon, Dieter dut bientôt se rendre à l’évidence. Sa tendre épouse, d’ordinaire si calme, semblait réellement abattue par ces faits intrigants. Sa perplexité fut également balayée par la vision des fruits purulents et infectieux qu’il avait cueillis de ses propres mains deux jours auparavant. Certes, il prenait bien soin de ne choisir que ceux qui étaient le plus mûrs afin de bénéficier des meilleurs produits de ses arbres, et de laisser aux autres le temps d’atteindre leur maturité, mais l’état de décomposition avancé qu’ils avaient atteint était inexplicable. Quelque chose d’anormal s’était en effet déroulé lors de son absence. Il supposa l’espace d’un instant, aux dires de sa femme, une intervention de Nurgle, mais ne pouvant d’avantage creuser cette hypothèse étrange, ne tarda pas à la laisser tomber.
***
«
Chérie, je crois que la petite a faim ! »
Les cris de Licinia venaient une fois de plus de perturber la tranquillité de la maison, et la puissance de ses rugissements démentait la petitesse de ses poumons. L’enfant semblait avoir de plus en plus faim à mesure que les jours défilaient, reculant l’invasion de mouches à quelques semaines déjà. L’histoire, si elle était bien présente dans l’esprit des deux parents, et plus particulièrement dans celui de la jeune femme, retenait désormais beaucoup moins leur attention et leurs inquiétudes.
«
Je présume que je vais devoir m’en charger ! » Kiara soupira, bien qu’un petit sourire naquit sur ses lèvres finement dessinés.
«
Eh bien… je doute d’avoir les atouts pour… » Dieter se palpa le torse d’un air faussement désolé, avant de lever les mains au ciel d’un air théâtral.
La jeune femme secoua la tête en souriant, avant de prendre dans ses bras la petite furie qui gesticulait. S’asseyant sur une chaise, elle ouvrit son corsage et donna le sein à une Licinia affamée, qui s’en saisit voracement sous l’œil de son mari. La vision de cette peau blanche immaculée et d’ordinaire dissimulée aux regards alluma une étincelle de désir et de tendresse dans le cœur de Dieter. Kiara était réellement magnifique, il n’en revenait pas de cette chance qu’il avait de l’avoir pour femme. Un visage des plus charmants, et de beaux yeux verts qui contrastaient avec une chevelure d’un châtain clair éclatant avait fait tourner la tête de bien des hommes avant lui.
De son côté, il savait également qu’il ne s’en sortait pas mal. L’homme arborait une franchise et une classe certaine au travers de son regard turquoise dont semblait avoir hérité sa fille, et de son port altier et volontaire. Son visage arborait des traits si fins, bien que masculins, qu’il était impossible de poser son regard sur cet homme élégant, même quelques secondes, sans qu’un agréable souvenir vînt se superposer sur ce visage. Avec un peu de chance, leur fille adopterait tous les avantages de ses parents, ce qui feraient d’elle une femme tout aussi belle et gracieuse que sa mère, si ce n’était plus.
Dieter sortit de ses rêveries et se glissa dans le dos de Kiara.
«
En voilà une qui a de la chance, je m’y essayerai bien moi aussi… » lui murmura-t-il à l’oreille en désignant Licinia, avant de lui glisser un baiser dans le creux de son cou. La jeune femme tourna la tête dans sa direction, en lui décochant un regard réprobateur qui tourna vite à l’espièglerie.
«
Tout à l’heure peut-être, si tu sais être patient et attendre que la petite dorme… » lui répondit-elle dans un regard aguicheur et plein de promesses.
Soudainement, son regard se fit vide, absent, comme si elle s’était laissée noyer par le flot de ses pensées. Son âme elle-même semblait s’être échappée de son enveloppe charnelle, bien que Dieter eut l’impression de lire au plus profond de son regard que l’esprit de sa femme luttait contre une présence bien plus forte que sa propre volonté. Kiara vacilla sur sa chaise, le regard errant, et se serait écroulée au sol si le jeune homme n’avait pas eu la présence d’esprit de la retenir.
Les bras de la jeune femme se dérobèrent, lâchant Licinia qui tomba de la chaise. Au même moment, la jeune mère sembla retrouver ses esprits, regardant autour d’elle comme si elle venait de se réveiller d’un profond sommeil. Le père afficha une expression horrifiée, et son regard se porta non pas sur sa fille qui pleurait au sol, mais sur la poitrine dénudée de sa femme, et une scène lui revient à l’esprit. Celle de la corbeille de fruits, où ces derniers, après le passage de la nuée de mouches, s’étaient flétris et avaient sporulé.
La peau du sein de la jeune femme, d’ordinaire si blanche et si douce, semblait s’être fanée, ridée et noircie. Les vaisseaux capillaires saillaient sous une peau parcheminée, tandis que le mamelon paraissait avoir été calciné, arborant une étrange teinte noirâtre, comme si la chair avait été nécrosée. Seuls demeuraient les petites traces de dents de l’enfant, là ou cette dernière avait mordillé sa mère.
Etant sortie de sa torpeur et ayant reprit ses esprits, Kiara s’abaissa vivement pour récupérer sa fille, venant de s’apercevoir qu’elle l’avait laissée choir. Loin de son expression détachée et vague qui l’avait saisie quand sa fille l’avait mordue, le remord et la culpabilité se lisaient désormais sur son beau visage, cherchant le regard de son mari. Dans ses yeux où les larmes menaçaient de jaillir, Dieter, encore ébahi, lisait la détresse et l’envie de se racheter d’une jeune mère éplorée qui venait de commettre la pire des erreurs : laisser tomber sa fille.
Elle semblait ne pas s’être rendu compte de ce qui lui était arrivé, seul comptait, à ses yeux, la maladresse dont elle avait fait preuve. D’ailleurs, sa poitrine avait retrouvé ses couleurs d’origines et sa douceur d’autrefois, et tout comme l’épisode sinistre qu’avait connu sa femme, plus aucune preuve ne subsistait. Dieter revit alors le combat intérieur qui avait eu lieu dans l’esprit de la jeune femme, combat qu’elle avait perdu face à une entité qui avait séquestré sa volonté et ce au moment même où la petite Licinia avait commencé à téter. Se put-il que leur petite fille qui n’avait pas même un an, si innocente, eût attaqué sa propre mère ? Le jeune homme ne pouvait le concevoir.
***
Dieter avait eu du mal à faire accepter l’idée que c’était leur fille, peut-être, qui avait été la cause de l’absence momentanée de sa jeune épouse. Tout ce dont cette dernière se rappelait, c’était qu’une noirceur sans nom s’était emparée de son esprit, sans rien qu’elle puisse faire. Elle avait beau tenté de résister, mais l’ombre lui avait aspiré toute ses forces, sapé toutes ses résistances comme si elle était en train de lui aspirer son âme et sa vie. Lâchant prise, abandonnant la lutte face à son oppresseur, elle avait été totalement coupée de la réalité, et elle aurait pu être marquée au fer rouge qu’elle n’aurait exprimé aucune émotion.
Par la suite, Kiara avait fait le lien avec l’épisode de la nuée de mouche qui avait soudainement envahit la bâtisse. Mais la petite fille avait pourtant été la cible des insectes, vrombissant autour de son berceau et tentant de s’infiltrer, pour une raison qu’ils ignoraient, dans ses couvertures et dans le corps même de Licinia. Mais qu’est-ce qui avait pu être à l’origine de cette voix sépulcrale qu’elle avait entendue ? Et qu’est-ce qui avait pu provoquer l’état de décrépitude avancé des fruits ?
Il était difficile pour eux que de croire qu’un nourrisson était capable de provoquer autant de mystère, et de mal… surtout si ce nourrisson en question était leur fille. Par la suite, Dieter refusa que sa femme donnât à nouveau le sein à leur fille, de peur qu’une situation de ce genre ne se reproduisît une fois de plus. Pourtant il fallait bien nourrir une Licinia qui devenait de plus en plus hystérique à mesure que le temps passait et que son estomac demeurait vide. Ils finirent par céder à ses suppliques déchirantes, mais sous l’œil attentif du père, prêt à écarter la fille de sa mère si le moindre incident survenait.
Si un tel phénomène ne se reproduisit plus, la jeune femme ne put s’empêcher de pousser un gémissement qui fit bondir son mari au moment où Licinia prit le sein. Une certaine faiblesse s’empara de Kiara, une certaine langueur qui l’emporta loin des rives de la raison, et la laissa désorientée lorsque les lèvres de sa fille se retirèrent, apaisées. Bien que cela décontenança les parents, ils furent également rassurés de voir que rien de vraiment nuisible n’avait eu lieu. Aussi Kiara recommença-t-elle une nouvelle fois dès que l’occasion se représenta, dès que sa fille ressentit le besoin d’être nourrie.
***
Pourtant, l’asthénie qui étreignait la jeune mère à chaque nouvelle tété emplissait cette dernière d’une crainte immuable envers sa fille, comme si celle-ci était possédée par un mal incurable ou un démon qui menaçait de prendre le dessus sur la volonté de l’enfant. Dieter était en passe de ressentir la même chose, surveillant Licinia de très près de peur qu’elle ne s’en prît une nouvelle fois à sa mère. Le havre de paix qu’était autrefois la maison ne leur apparaissait plus désormais que comme quatre murs de pierre renfermant une tension palpable qui éclatait bien souvent en dispute entre les deux époux, à bout de nerf par cette histoire qui les dépassait. Eux qui avaient à tout prix voulu un enfant à chérir et à élever avaient obtenu ce qu’ils avaient souhaité, mais dans leur bonheur se nichait une certaine malédiction. Malédiction qui ne manqua pas de se manifester une fois de plus.
Le chant des cigales leur parvenait aux oreilles, alors que la lune éclairait la maison, laissant filtrer ses faisceaux argentés au travers des fenêtres. La petite Licinia dormait paisiblement dans la chambre d’à côté, laissant aux deux jeunes parents leur intimité. Pourtant, les deux tourtereaux n’en profitèrent guère, Kiara étant exténuée par l’affaiblissement qui la saisissait quand elle nourrissait sa fille, tout comme l’était Dieter pour avoir durement travaillé dans sa forge.
La jeune femme était blottie dans les bras de son mari, sur le point de sombrer dans le sommeil, lorsqu’un léger grattement l’arracha de l’étreinte de Morphée. Elle crut en premier lieu s’être laissée emporter par le courant de ses pensées qui se mêlait à celui de ses rêves, lorsque le même son se reproduisit. Elle se redressa vivement dans son lit, tous les sens en alerte. Cela pouvait être un rat, ou un hibou qui s’était abrité sous la toiture, et pourtant elle savait bien que tout ne pouvait pas être aussi simple. A en juger par les récents évènements, les choses ne pouvaient aller que de mal en pis.
Le grattement retentit à nouveau, et une terreur sans nom la saisit lorsqu’elle distingua à travers la pénombre que la porte venait de s’entrouvrir faiblement. Ses peurs de petites filles, pourtant profondément ensevelies au fond de son être ressurgirent alors, celles de monstres cachés sous le lit ou d’esprits frappeurs aussi effrayants que leur provenance demeurait inconnue. Tout en gémissant, regardant avec des yeux terrorisés l’embrasure de la porte, certaine que ses pires cauchemars allaient soudainement jaillir de l’interstice, Kiara secoua frénétiquement Dieter, encore endormi et inconscient de ce qui était en train de se dérouler sous son propre toit.
«
Dieter, Dieter, réveille toi, je t’en supplie !! »
La jeune femme murmurait tout bas le prénom de son époux, l’implorant à travers des sanglots de panique étouffés ce dernier, certaine que l’entité qui avait entrebâillé la porte allait l’entendre si ses supplications avaient été plus prononcées.
L’homme gémit, se retourna une première fois, avant de céder et d’ouvrir les yeux, comme si un sixième sens s’était éveillé en lui, lui annonçant que quelque chose n’allait pas. Il se redressa à son tour, et son regard se posa immédiatement sur la porte de sa chambre.
Le grattement qui s’était tu reprit bientôt, au pied de leur lit, arrachant un nouveau gémissement à une Kiara au bord de la panique, tandis que son mari s’était pétrifié également. Si seulement une arme s’était trouvée à sa portée, peut-être aurait-il reprit un minimum de confiance en lui, bien que l’acier n’était guère efficace contre ce genre de chose immatérielle. La porte s’ouvrit d’avantage, et au même moment l’ombre d’une silhouette difforme passa furtivement dans le couloir, à peine éclairée par la clarté de l’astre vespéral.
Estimant que l’apparition n’était plus dans leur chambre, Dieter trouva la volonté de se lever et d’ouvrir sa commode, d’où il tira une petite dague. Le contact du manche, et le tranchant effilé de la lame le ragaillardit quelque peu, et l’incita à se diriger vers le couloir. Kiara, quant à elle, était toujours réfugiée dans le lit, les yeux agrandis par la terreur, le corps tendu prêt à sursauter au moindre signe. Un craquement du planché du couloir leur parvient distinctement, la faisant en effet sursauter, et ils entendirent tous deux la porte de la chambre de Licina grincer à son tour.
Les étranges et inquiétants évènements des dernières semaines leur revinrent en mémoire plus clairement que jamais, et la tension provoquée par l’effroi fut telle que tout deux crurent qu’ils allaient éclater. Le lien avec leur fille était trop étroit pour qu’ils pussent se permettre de l’ignorer. Dieter ouvrit d’avantage la porte de sa chambre, et se faufila dans le couloir. Sa femme se rendit soudainement compte qu’elle se retrouvait seule dans une pièce devenue hostile, et se sentit oppressée par les ténèbres qui l’entouraient. Aussi se précipita-t-elle dans le couloir, à la suite de son époux.
Celui-ci était parvenu au bout du corridor, tellement différent à présent de celui, calme et paisible, qu’il avait toujours connu. La porte de leur fille était en effet entrouverte, et des chuchotements émanaient de sa chambre. Une voix psalmodiait des paroles incompréhensibles, aussi légères et inquiétantes qu’un courant d’air glacé dans une forêt par une nuit sans lune. Un frisson le parcourut, et Dieter pénétra dans la chambre de sa fille.
«
VA-T-EN ! »
La voix retentit dans son esprit, déformée, et les volets s’ouvrirent à la volée, révélant deux yeux rouges au travers de la fenêtre qui le fixèrent de leur regard impénétrable, avant de s’évaporer dans les airs. Son sang se glaça à la vue de cette scène qui le marqua au plus profond de son âme. Il envisagea un instant de se trancher la gorge sur place afin de mettre fin à cette énormité qui le dépassait, à l’effroi qui l’étreignait et qui ne pouvait pas disparaître par le simple fait de fermer les yeux, se voilant la face devant une réalité des plus limpides. Imaginer ne serait-ce qu’un instant de fermer les paupières, de se plonger encore plus dans les ténèbres qu’il ne l’était actuellement l’emmènerait aux portes de la folie, aux portes d’une terreur sans nom.
Il se rappela alors que la voix qui l’avait assailli provenait du berceau, et il se tourna rapidement à l’endroit même où ce dernier devait se trouver. Il se rendit compte alors que le berceau se trouvait à la verticale, contre le mur à un mètre du sol, et que Licina le regardait fixement de ces mêmes yeux rouges qui l’avaient transpercé par la fenêtre.
Une présence se précipita alors dans son dos, la porte s’ouvrit à la volée tandis que le souffle de l’air déplacé s’écrasait dans son dos. Dieter se retourna alors vivement dans un réflexe, ne pouvant retenir un cri de terreur face à l’ombre qui se découpait à l’embrasure de la porte, et le tranchant de la dague scintilla sous la pâleur de la lune. La silhouette s’effondra à terre en même temps que le berceau qui se brisa en mille morceaux.
Le sang tâcha bientôt le parquet, tandis que Dieter fixait horrifié le visage opalin de sa femme, gisant à terre dans une expression d’incompréhension. Un long sillon sanglant se dessinait le long de sa gorge pâle, alors que ses lèvres remuèrent vainement, tentant de transmettre un dernier message, le regard plongé dans celui de son mari désormais devenu son assassin. Puis la dernière étincelle de vie qui subsistait jusqu’alors dans les yeux émeraudes de celle qu’il avait toujours aimé s’éteignit brutalement, et les ténèbres qui occupaient la pièce semblèrent refluer, sans toutefois disparaître totalement.
Dieter s’agenouilla auprès de Kiara, les yeux écarquillés, et posa une main sur cette dernière, dont la nuisette se colorait de vermeille. Des pleurs alors l’arrachèrent à sa contemplation mortuaire, le ramenant à une réalité qu’il ne souhaitait pas. Licinia gisait au milieu des débris de ce bois qui avait autrefois formés son berceau. L’enfant était intacte, son petit corps ne présentant aucune coupure, aucune entaille trahissant la destruction brutale du couffin dans lequel elle s’était trouvée.
S’il avait réagit aux cris de sa fille, ce fut cependant avec un certain détachement, encore sous le choque de ce qu’il avait commis, que le jeune père se saisit de sa fille. Son esprit était embrumé, ne parvenant pas à percer le voile d’une triste réalité. Il présentait que pour le moment, il ne courrait aucun danger, mais si l’entité avait tué sa mère, pourquoi ne se retournerait-elle pas contre lui ? Pourquoi leur fille leur en voulait-elle ? Qu’avaient-ils fait de mal pour s'en retrouver là ?
Les pleurs de Licinia avaient cessé, et elle reposait à présent dans ses bras, aussi innocente et endormie que pouvaient l’être les enfants de ce monde. Qu’était-elle au juste ? Un monstre, ou une simple enfant qu’un démon avait possédé ? Devait-il l’exécuter le champ, ou bien la laisser en vie ? Si lui n’avait plus aucune raison de vivre, plus d’avenir, il était possible que sa petite Licinia eût encore bien du chemin à parcourir. Et réalisant avec plus ou moins de netteté qu’il venait d’égorger sa propre femme, il ne put se résoudre à faire de même avec sa fille.
Empli d’une nouvelle résolution, à mi-chemin dans ce monde comme dans celui de ses rêves, Dieter enjamba le corps sans vie de sa femme et quitta lentement et à jamais ce domaine dans lequel il avait placé tant d’espoir. Espoir d’une vie paisible et meilleure, en compagnie d’une femme aussi ravissante que pleine de vie, et de leur fille adorée. Une vie simple mais emplie de bonheur, qu’il laissait à présent derrière lui, sans un regard. Son chemin croisa bientôt le porche d’un temple de Shallya, et espérant que ses prêtres auraient le pouvoir d’exorciser et de bannir le mal qui résidait dans le corps de Licinia, la déposa là. Puis l’homme s’en alla à travers la brume matinale, le regard vague, le pas incertain, mais l’esprit déjà aux côtés de sa femme…