Un petit silence s'abattit sur le Rouge-Gorge, perturbé seulement par quelques murmures, tandis que le contrebandier, lui, reprenait sa juste place sur le navire: à la barre. Sa voix, portant ses demandes et résonnant à travers le vent comme la houle, ne tarda pas à atteindre les oreilles des anciens captifs, encore présents sur le pont du sloop.
Même si toute une partie du groupe, y compris le bretonnien quarantenaire, commençait déjà à retourner dans la cale pour s'abriter du mauvais temps, plusieurs hommes et femmes restèrent tout de même sur le pont. Leurs vêtements rapiécés et leurs visages creusés par la fatigue, ils se dressèrent sur le pont tanguant, et finirent par se porter à la rencontre de Dan:
"Heu, marin? entama l'une des filles, en se portant au devant du groupe,
Pour sûr que nous autres on sait coudre et recoudre. Mais je peux rien garantir avec ta voile. Faudrait plus qu'un fil de pêche pour bien retenir tout ça, continua-t'elle, lâchant un bref soupir en s'imaginant la tâche fastidieuse qui l'attendait,
M'enfin...on va voir ce qu'on peut faire, termina la femme, d'une voix lasse, avant de se baisser pour prendre le fil et l'hameçon.
-Hé capitaine! interpella l'un des hommes de suite après,
C'est une bonne idée de rattacher les bouts de corde entre eux...Mais nous on sait pas le faire ça, poursuivit le type, sur un ton presque gêné, commençant même à se gratter la tête,
En plus la moitié des cordes elles sont carrément...eh...bah elles sont déchirées maintenant, avec la tempête et tout. Ça va être très fragile. Donc du coup, comment on peut...
L'homme n'eut pas le temps de terminer sa phrase, une voix, au timbre fier et chantant, l'interrompant depuis l'autre bord du navire.
-Allons! Point d'embêtement, humain,
Pour tous ces gréements, je te donnerai un coup de main;
Je connais la technique pour les retresser, ces liens,
Et je suis prêt à la dispenser, à toi et aux tiens."
À cet instant, Dan put alors voir que toutes les têtes du petit groupe se tournaient en direction de Meladyr, qui se tenait au niveau du mat. Ce fut un silence bien encombrant qui s'abattit dés lors sur le pont, tout le monde regardant la fière créature d'un œil assez circonspect, les gens ne sachant pas trop comment réagir face à son intervention:
Eh bien? Qu'y a-t-il? fit la grande créature, penchant légèrement sa tête et ses longs cheveux bruns sur le côté,
Ah, je vois, réagit l'elfe, croisant ses bras dans son dos, alors qu'une légère grimace se dessine au coin de ses lèvres,
Il est vrai que faire suivre un ennéasyllabe par un vers à quatorze syllabes n'est pas la panacée. Mais que voulez-vous, il faut saisir la muse telle qu'elle est, même si je l'avoue, la métrique laisse à désirer."
Les yeux qui ne cessaient de le fixer commencèrent à se plisser sous l'effet de l'incompréhension. Dan vit même certains humains qui toussèrent de malaise, tandis que d'autres entamèrent quelques pas à reculons, la méfiance s'emparant petit à petit d'eux:
"Il...Il vient de dire quoi là? osa enfin questionner quelqu'un, visiblement confus.
-
J-Je...je sais pas, lui répondit un autre,
Et...et si c'était un sort de magie? Si faut qu'il est en train de nous...
-Non, coupa de nouveau la grande créature, visiblement lasse, avant de lâcher un soupir,
Je voulais juste dire que je peux vous aider à rattacher ensemble ces bouts de cordes...Voilà tout.
-Aaaahhh! réagirent en chœur les anciens captifs, comprenant enfin la fière créature,
Mais ça tu pouvais le dire tout de suite, hein? firent plusieurs d'entre eux.
-Certes, mais passons. Il y a également autre chose dont nous devons parler, reprit l'elfe aux yeux de jade, redressant doucement sa tête et ses longues oreilles,
Que fait-on de notre prisonnier?"
La question posée par l'elfe déclencha d'un coup une véritable tempête sur le pont du Rouge-Gorge; une tempête qui ne fut pas provoquée par la colère de Manann, mais par celle des anciens esclaves face à la racaille. Subitement, des paroles, des gestes brusques et des cris envahirent le pont du navire, fusant dans tous les sens, jusqu'à submerger le bruit du vent et de la houle. Les gens semblaient perdre d'un coup tous leurs nerfs, et la grande créature, devenant d'un coup interdite, fut presque noyée sous les vagues d'exaspération et de colère qui balayaient l'ambiance à bord du sloop. Avant que Surcouf ne puisse dire quoi que ce soit, tout ce mécontentement se déversa sur la crapule.
Restée jusque là à l’écart sur le pont, elle se prit toute une déferlante de rancœur, d'insultes très recherchées et de menaces tout aussi prometteuses. Cependant, loin de se démonter, le nervi répondit, arguant qu'il avait surtout aidé "l'équipage" à s'en sortir, ayant même l'audace de demander aux anciens captifs où est-ce qu'ils étaient, eux, lorsqu'il tentait de reboucher les voix d'eau dans la cale en compagnie de l'elfe, du bretonnien et du contrebandier. Aussitôt provoqués par ces paroles téméraires, les affranchis se dirigèrent vers lui, les poings levés et le regard noir, avec l'intention de le lyncher, de le pendre au mat du Rouge-Gorge pour le faire taire une bonne fois pour toutes.
Lâchant précipitamment la barre, Surcouf dut dégainer son épée pour que sa présence et ses paroles soient réellement prises en compte. Finissant par s'interposer à toute vitesse entre ces anciens esclaves et leur ancien geôlier, mobilisant toute la patience, rassemblant toute la fermeté et le tact qui lui restaient, le marin, au bout de plusieurs minutes animées par des débats houleux, parvint finalement à détendre un peu la situation. Toutefois, l'atmosphère restant assez lourde, et la défiance demeurant palpable entre la racaille et le reste du groupe, un compromis devait être trouvé au sein de 'l'équipage".
Ainsi, on finit par tomber sur un accord: le nervi continuerai de contribuer aux efforts à bord, mais resterait à l'écart de la bande, et serait placé à côté de Dan, qui devrait garder un œil sur lui; Meladyr aiderait ceux qui voulaient retresser les cordages, tandis que le reste s'occuperait de rafistoler les divers morceaux de voile qui traînaient sur le pont. Petit à petit, tout le monde se mit au travail, et Surcouf retourna à la barre de son navire, désormais flanqué par la racaille, et bien décidé cette fois à atteindre la cité de Marbad.
Le contrebandier, toujours au timon, pouvait constater que la mer et le temps ne variaient pas. Le vent, au souffle glacé, continuait d'agiter les flots grisâtres et la houle amère, qui venaient s'écraser contre la carène du Rouge-Gorge, ce dernier tanguant lourdement, sa coque grinçant sous la pression des vagues. Au beau milieu de tout cela, entre l'écume et les rafales de vent, Dan, barrant tantôt à bâbord, tantôt à tribord, tenta de réorienter son sloop, espérant trouver le courant salvateur qui lui permettrait de revenir à Marienbourg.
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Jet d'Int+Hab/2 pour voir si Surcouf réussi à exploiter les courants marins (+1 car il possède Navigation Maritime): Résultat caché
Pendant ce temps, sur le pont, entre les restes de voiles et de gréements, les affranchis besognaient, accomplissant leurs tâches avec concentration, dans un certain silence. Assis en cercle, en ligne, ou s'appuyant contre le bastingage, certains s'affairaient à remettre ensemble les morceaux de toile, les recousant avec le matériel de pêche que Surcouf leur avait donné, tandis que d'autres, assistés par Meladyr, essayaient tant bien que mal de retresser les différents bouts de cordages. Bien sûr, la crapule mit aussi la main à la pâte, nettoyant le pont avec un sceau, d'un air pensif, et jetant les débris de bois comme les restes d'écume par-dessus bord, sous l’œil du capitaine bordelais.
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Quelques petits jets d'hab pour voir ce que les anciens esclaves arrivent à bricoler: 10 et 15...
Surcouf n'a plus son hameçon et sa ligne de pêche du coup.
Après une demi-heure de travail, d'assemblage et de couture, Dan put enfin voir ce que les anciens esclaves avaient réussi à confectionner.
L'elfe et les affranchis, aux visages plutôt sceptiques, apportèrent devant lui quelques cordes, plutôt longues et assez mal retressées, ainsi qu'une...qu'un ensemble de tissus à moitié déchirés, et grossièrement reliés entre eux par quelques coutures faites avec un fin fil de pêche. Tout ceci n'était pas fameux, mais cela restait quand même mieux que rien; il fallait désormais voir si ces gréements et cette voile improvisée tiendraient le coup face aux éléments.
Ainsi, on se mit à plusieurs pour récupérer la bôme fracassée sur le plancher, avant d'y attacher la voilure de fortune, pour finalement hisser le tout en haut du mat, à l'aide des cordes confectionnées. Toutefois certains affranchis, guidés par la grande créature, s'écartèrent de cette manœuvre pour se diriger vers la proue du Rouge-Gorge, et, allant jusqu'à monter sur le bec du navire et son bastingage, essayèrent d'attraper et de rattacher le foc avec d'autres gréements. L'opération semblait plutôt bien débuter, car la corde ne céda pas au moment de monter la bôme, et l'on arriva même -sans que personne ne tombe par-dessus bord, à attraper un bout du foc, qui n'arrêtait pourtant pas de claquer dans le vent.
D'un coup, tout un vol de goélands au plumage blanc fait son apparition, surgissant de l'horizon, rompant la monotonie du ciel gris, fendant les airs, battant des ailes tout en se dirigeant vers le Rouge-Gorge. Alors que tout le monde était occupé sur le pont du sloop, les voilà qui commencent à tournoyer autour du navire, par dizaines, ne tardant pas à se faire remarquer avec leurs nombreux cris aigus:
"Eh! fit l'un des affranchis occupés à dresser la voile,
Vous avez vu ça? Mais comment ils sont si nombreux comme ça? continua-t’il tout en les pointant du doigt.
-Ce sont de bons augures, humain! lui répondit Meladyr, à la proue du sloop,
La terre n'est plus très loin! Cependant ne vous laissez pas distraire par le...
-OH! OH!! OH MAIS-
-Mais putain gardez la corde!!"
CRAC!
Tout à coup, une rafale de vent s'abat sur le sloop, et dans claquement sec, Surcouf aperçoit l'un des cordages de la bôme qui rompt sous la pression, déstabilisant complètement la barre et la voile de fortune qui y était attachée. Presque tout le monde s'éloigna de l'antenne en catastrophe, seuls ceux qui tenaient le reste du gréement demeurèrent, afin de retenir la bôme, collée désormais contre le mat, pour éviter qu'elle ne vienne s'écraser sur le pont du Rouge-Gorge. Déjà malmenées par le souffle du vent, les coutures, qui maintenaient grossièrement les bouts de tissus ensembles, finirent par lâcher, et plusieurs restes de voile s'envolèrent d'un coup dans les airs, ballottés par le vent, avant d'atterrir sur le pont, ou bien finissant à la mer, flottant entre les vagues.
Petit à petit, on se résolut à faire redescendre doucement ces toiles en lambeaux, ainsi que la bôme à moitié brisée, histoire qu'elles ne tombent pas d'elles-mêmes contre le plancher du sloop; les maintenir en haut du mat avec ce cordage rafistolé était devenu trop dangereux.
Toutefois, au niveau du foc, on avait réussi à faire quelques petits progrès. En effet, Meladyr, aidé et retenu par d'autres affranchis, s'était aventuré sur le bec de la proue, et avait été capable de remettre cette voile d'avant plus ou moins en place; il avait ainsi rattaché le foc au niveau du point d'écoute avec ces cordes improvisées, mais n'était pas parvenu à raccrocher le point d'amure, tout à l'avant du bec et du navire, qui continuait donc de claquer au grès du vent. Mais c'était toujours mieux que rien, et désormais, le Rouge-Gorge avançait légèrement plus vite qu'il y a quelques heures, fendant l'écume et les vagues avec un peu plus d'énergie.
C'est ainsi que le sloop poursuivit son trajet, guidé sans relâche par le capitaine bordelais, sous l'escorte bien singulière des goélands, qui n'arrêtaient pas de rôder tout autour du Rouge-Gorge, tantôt volant au-dessus de lui, tantôt se posant sur les flots et repliant leurs ailes, pour scruter le vaisseau avec leurs petits yeux noirâtres. À croire qu'ils semblaient trouver un intérêt pour ce navire malmené par les dieux et les éléments. Cependant, au bout d'un petit moment, les grands goélands finirent alors par s'écarter du navire, avec élégance, aussi rapidement qu'ils étaient venus. Battant mollement des ailes ou se laissant porter par le vent, ils s'en vont désormais vers le sud, où plusieurs formes, semblables à une ligne noire et irrégulière, sont apparues entre les vagues, dans le lointain.
Petit à petit, tout le monde à bord du Rouge-Gorge fut gagné par l'enthousiasme; même ceux qui s'étaient terrés dans la soute montèrent sur le pont pour découvrir puis "fêter'' la bonne nouvelle: la terre était en vue.
Cependant, au fur et à mesure que l'on se rapprochait de ces fameux rivages, au fur et à mesure qu'ils émergeaient et se clarifiaient à l'horizon, la joie et l'espoir laissèrent place à la désillusion parmi les affranchis.
Le sloop du bordelais, au grès des courants et du peu de voilure qu'il possédait, n'avait pas vraiment atteint Marienbourg.
Voici donc le genre de paysage qui se dévoilait à sa vue, à plus ou moins 200 mètres au-delà de sa position, au-delà des bancs de sables qui parsemaient cette côte monotone.
Des marécages, rien que des marécages: voilà tout ce qui constituait l'embouchure du Reik.
Les brumes grisâtres et l'odeur fétide qui enveloppent ces marais en feraient presque un endroit inquiétant.
Hormis des masses de joncs plus grands qu’un homme, on ne voyait quasiment rien, sinon quelques bosquets d’arbres anciens, recouverts de longues feuilles tombantes, de mousse et de lichen, depuis leurs plus hautes branches jusqu’à leurs racines enchevêtrées. Freiné par cet immense dépôt d’alluvions, le Reik, cherchant désespérément à atteindre la mer, s'était divisé encore et encore en un labyrinthe humide, autant brumeux que confus, abritant des milliers de de canaux naturels et de tertres boueux.
Alors que son navire continuait de s'approcher de la côte, le bordelais put voir -et surtout entendre, qu'une sorte de débat, animé par le groupe des affranchis, agitait désormais le pont du Rouge-Gorge. Après tout ce qui s'était passé depuis le début de la journée, certains, usés et courbés par la fatigue, voulaient faire une halte dans les environs, afin de se reposer et de reprendre quelques forces, quitte à repartir le lendemain.
Mais d'autres, peu motivés à l'idée de faire une pause prés de ces marais nébuleux, insistaient pour poursuivre la navigation, voulant atteindre la cité de Marbad avant la fin du jour; même si ces derniers ne savaient pas vraiment quelle direction prendre, ils pensaient sincèrement que Marienbourg était proche. Toutefois, dans tout cela, quelle serait la décision du capitaine?