Le temps que les deux femmes achètent des vivres pour les jours suivants, le ciel se couvrit et des rafales se mirent à souffler. Les marchands, sur la place, pestèrent en levant les yeux et commencèrent à plier leur étal tandis que les rares passants fermaient la porte de leur isba derrière eux ou bien se dirigeaient vers l'auberge. Bientôt, la neige se mit à tomber en de gros flocons solides qui s'accrochaient et refusaient de fondre.
Lorsqu'elles eurent terminé, les prétendues chasseuses de prime franchirent le corps de garde extérieur et passèrent le pont sous des bourrasques violentes. Leurs montures striganys renâclaient et baissaient la tête face aux intempéries. Il devenait peu à peu difficile de voir au delà de quelques dizaines de coudée. Elles retrouvèrent Ivar de l'autre côté du pont, en compagnie d'une dizaine de cavaliers dont la plupart étaient de jeunes hommes, tous emmitouflés jusqu'au nez dans d'épais manteaux et capes de laine. Deux d'entre eux tenaient des torches tant la tempête avait assombrit l'atmosphère.
- "Rassurez-vous, imperinyi." dit leur guide en enfilant sur sa tête une chapka en fourrure brune. "Ce n'est qu'une giboulée qui sera bientôt terminée. Partons sans tarder."
Sur ces mots, il talonna sa solide monture. Les siens, montés sur des chevaux similaires, s'élancèrent à sa suite après quelques oeillades vers les nouvelles venues qui les accompagnaient. Ensemble, ils s'élancèrent sur le sentier déjà blanc qui partait dans la pinède, vers l'Est. Ils longèrent quelques isbas avant de disparaître dans les rafales de neige.
Le voyage dura deux jours, dont la majeure partie fut passée à traverser la steppe couverte de neige et vide, à l'exception de quelques animaux sauvages ou de lointains troupeaux. La neige tomba à nouveau le lendemain de leur départ de Zoïshenk, plus abondamment que la veille. Ivar et sa famille voyageaient avec le nécessaire pour dresser le camp une fois la nuit tombée, et prenaient bien soin d'entretenir le feu toute la nuit. Tous gospodars, ils étaient relativement taciturnes. Ivar était un des maîtres selliers de Chilgir. Le soir, au coin du feu, il parlait longuement de sa tirsa à Lucrétia et Dokhara, tandis que ses neveux écoutaient avec respect, serrés près des braises rougeoyante. Chilgir se situait dans une dépression naturelle, au sud de la Tolsol, et bénéficiait d'un climat relativement clément qui permettait d'y pratiquer l'agriculture. La population y était bien nourrie et prospère, et veillait à toujours remercier les esprits de l'Oblast. Puis Ivar parla des ungols.
- "Les Kossuth sont nombreux, à Chilgir. C'est là que vit Sreten Tarmachirin, leur chef. C'est un homme brave qui donnerait sa vie pour Kislev, nous pouvons tous l'affirmer." Ses neveux hochèrent la tête de concert. "Quant aux autres ... nous avons vécu à leurs côtés depuis toujours. Beaucoup étaient nos amis. C'est dos à dos que nous avons combattu les zakhvatchik et les kyazaks. Mais ces dernières années, ils se sont détournés de ce qui faisait notre force." dit-il en entrelaçant ses doigts. "Ils ne vivent plus qu'entre eux, évitent les gospodars, insultent Ursun. Ils n'écoutent même plus leur chef, Sreten a perdu leur respect et bientôt ils s'en débarrasseront. Certains disent que je fabule ... mais moi, je sais. Je sais que quelque chose de sombre se prépare, je le sens dans mes vieux os." Il avança son visage austère, la lueur des braises éclairant ses traits usés. "Ils nous trahiront. Ils viendront la nuit dans notre sommeil pour nous tuer dans nos lits. Puis ils iront à Zoïshenk, feront de même avec le boyard, et prendront le pouvoir pour eux." Il soupira et avala une grande rasade de kvas avant de passer l'outre à la personne la plus proche de lui. "Et à qui profite ce désordre ? Aux kyazaks, qui se montrent plus téméraires saison après saison. Ce n'est pas un hasard."
Un long silence suivit ces paroles tandis que, au loin, le hurlement lugubre d'un loup retentit dans la nuit glaciale.
- "Les Dol'nyy ? De sales chiens. Soient-ils mille fois maudits." reprit Ivar en crachant dans le feu. "Ils volent les chèvres et les chevaux et ne valent pas mieux que des sauvages. C'est l'un d'eux, Laszola, qui dirige les traîtres qui ont osé de dresser contre le boyard. Ce sont eux qui se sont alliés aux bandits d'Oulianosvk ! Ce sont eux qui ont massacré les fermiers ! Ce sont eux qui ont assassiné mon cousin et sa famille ! Eux !"
Hors de lui, il se mit à tousser et s'étouffa presque avant que l'un de ses neveux ne vienne lui taper dans le dos et lui rendre l'outre de kvas pour qu'il en avale une lampée. La discussion en resta là, avec Ivar qui grommelait encore quand les autres allèrent se coucher.
Le lendemain, alors qu'Ivar chevauchait en tête, l'un des siens porta son cheval près de celui de Lucrétia, à la fin du groupe.
- "Mon oncle Ivar ne maîtrise plus ses mots depuis la mort de son cousin." dit-il tandis que de la buée s'échappait de sa bouche. "C'est un homme fier et honnête, au cœur pur. Mais il faut peser ses paroles : les ungols ne sont pas nos ennemis. Pas les Kossuth, du moins ... Ces bandits rongent les nerfs de toute la communauté. Nous devons nous en débarrasser avant que la situation ne dégénère à Chilgir."
Plus tard dans la journée, le groupe traversa une grande plaine coupée par une rivière. Au loin, entre deux collines basses, un troupeau d'antilopes paissaient. Ivar arrêta son cheval sur une grève de galets noirs marquée par un cairn surmonté d'un crâne de chèvre et dont la base était garnie d'offrandes plus ou moins anciennes.
- "Nous sommes au guet de Karassouk. A une demi-journée vers le Sud se trouve Chilgir. Vous qui cherchez un refuge dans l'Oblast, longez la rivière vers l'Est. Lorsque vous apercevrez les trois vedmas, bifurquez vers le Nord et traversez la steppe jusqu'à arriver en vue d'une longue colline couverte par un bois." Les trois vedmas était un chaos granitique composé de grosses boules de pierre érodées et encastrées entre elles, une curiosité naturelle qui servait de repère aux autochtones. "Là vous trouverez un village que l'on appelait Iemva. Ses habitants ont été massacré pendant la Poussée de Printemps, mais les ruines servent parfois d'abri aux bergers de la région, lorsque le vent se lève et que les esprits grondent. Gare à ce que vous pouvez y trouver. Qu'Ursun veille sur vous, vous en aurez besoin."
Sur ces mots, il talonna son cheval et franchit le guet aux côtés de ses neveux, se retrouvant sous peu de l'autre côté de la Tolsol. Les deux baronnes étaient désormais livrées à elles-même, dans l'Oblast enneigé. Pendant leur chevauchée, elles virent des bisons et des cerfs, des nuées d'oiseaux et même un ours, au loin, en train de dévorer une carcasse. Elles ne croisèrent pas d'êtres humains, amis ou ennemis, et arrivèrent sans incidents à Iemva.
Les ruines se trouvaient en effet sur la crête d'une colline qui dominait la taïga. La nature était ici sauvage et les chevaux peinèrent à trouver un chemin pour monter jusqu'au village. Des montagnes blanches se dressaient loin à l'Est. Ailleurs, ce n'était que l'Oblast, à perte de vue. Lucrétia et Dokhara s'avancèrent dans ce qu'il restait de la tirsa, quelques bâtiments en ruine et une palissade écroulée. Mais à peine arrivées, leurs montures se mirent à renâcler nerveusement et à refuser d'avancer.