Geber Gutmann s'avéra être une aide précieuse pour Geralt. Pour des raisons qui lui étaient propres, le Chat Noir déployait ce qu'il avait en son pouvoir pour accompagner le Loup Blanc dans sa quête. Était-ce par simple altruisme ? Le discipline de Ranald qu'il était souhaitait-il faire justice après ce qu'avaient subi les Bienfaiteurs ? La poursuite d'un amour perdu avait-elle éveillé en lui quelque instinct fraternel ? Geralt ne le sut jamais, mais toujours est-il que le docker porté sur la bouteille lui trouva une solution pour rejoindre l'Oeil de la Forêt en toute discrétion.
Certes, le chasseur de monstre ne voyagea pas dans les conditions les plus luxueuses qu'il soit. Au matin de son départ d'Ubersreik, Geber l'emmena dans l'un des entrepôts de la Guilde des Arrimeurs, au bord des quais. Là, au milieu des montagnes de caisses et de marchandises, il lui montra une rangée de tonneaux sagement alignés dans un coin. Il s'approcha de l'un d'eux, presque aussi grand et large que lui, et posa sa grosse main sur le couvercle circulaire, indiquant à Geralt, non sans sourire, que c'était son nouveau logement pour les prochains jours.
- "Ne t'inquiète pas, Marcus, pas b'soin d'tout boire pour pas se noyer." dit-il en tapotant le couvercle, hilare. Le bruit sonnait creux. "Ils sont vides ! La Guilde des Tonneliers vient de les vendre aux brasseries Fassbender, à Talabheim. Tu remercieras Ranald, il te sourit."
Les deux compères s'assurèrent que personne ne les voit et Geber retira le couvercle en le faisant coulisser avant d'aider Geralt à monter dedans en lui faisant la courte-échelle. Ca sentait bon la sciure et le bois frais. Il lui jetta un havresac rempli de victuailles et plusieurs outres d'eau coupée au vin pour qu'elle reste potable plus longtemps. Puis il referma le tonneau et pivota le couvercle une dernière fois, enfermant pour de bon le Loup Blanc qui ne pouvait désormais plus ouvrir de l'intérieur. Le docker jeta un dernier regard aux alentours et se pencha vers le trou de bonde, désormais seul accès de Geralt avec le monde extérieur.
- "Tu vas être chargé sur une klipper d'la maison Von Gruik. Faut remonter la rivière, ils vont haler l'rafiot avec des ch'vaux d'puis les berges. Dans cinq' jours tu s'ras à Altdorf, et six jours après dans l'port d'Talabheim, Talagaad. Une fois là bas un mat'lot attendra l'bon moment pour t'ouvrir. Rick qu'il s'appelle, il est avec nous. Il t'indiquera comment aller chez Skully. Dis lui qu'tu viens d'la part des Chats Noirs d'Ubersreik. Il pourra peut-être t'aider ... Mais fais gaffe, c'est un roublard. D'ici là, fais toi petit. Allez, qu'les dieux te gardent."
Et le bruit des pas de Geber Gutmann s'éloignèrent pour disparaître dans ceux de la foule de débardeurs et de marins qui commençaient à envahir les docks et les entrepôts. Geralt attendit de longues heures, il pouvait entendre les allées et venues, les discussions entre les ouvriers, le grincement de la marchandise qu'on manipule, jusqu'à ce que son monde étroit et sombre se retrouve soudainement sans dessus-dessous et se mette à rouler !
Seul quelqu'un ayant vécu onze jours enfermé dans un tonneau serait capable d'en relater l'expérience. Geralt était l'un de ceux là, cloîtré dans cet univers sombre où ne parvenaient que des bruits étouffés, tenant contre lui juste assez de provisions pour le voyage. Et pourtant, cette épreuve, si terrible, ennuyante et angoissante fut-elle, n'était pas de celles capable de faire craquer un homme aussi déterminé que le Loup Blanc.
Il arriva à destination le jour prévu, et le dénommé Rick vint le délivrer de sa prison de bois. Rick était un jeune mousse, un rouquin au visage rongé par les marques d'une petite vérole contractée dans l'enfance. Il lui manquait déjà beaucoup de dents et ses ongles étaient noirs de crasse. Aussi repoussant fut-il, il se montra particulièrement diligent pour guider Geralt, lui lançant des regards baignés d'admiration. Il guida le chasseur de monstre hors de la cale, puis sur le pont vide. C'était le milieu de la journée, et le reste de l'équipage était trop heureux de profiter un peu de la terre ferme avant de faire décharger la cargaison.
Depuis le pont du grand klipper sur lequel il était, Geralt avait un large point de vue sur Talagaad. Le faubourg était un vaste amoncellement de bâtiments de pierre et de bois, agglutinés autour de rues crasseuses qui semblaient se déverser dans les eaux brunes du Talabec. Des cabanes se pressaient ça et là au bord des docks et la population, principalement composée de réfugiés de la Tempête du Chaos, semblait bien miséreuse. Du reste les quais bourdonnaient d'activités et de nombreuses péniches de commerce étaient amarrée de part et d'autre du grand pont de pierre qui enjambait la rivière, et sous les arches duquel passaient barges et petits navires de pêche. Au delà, c'était Talabheim, l'un des joyaux de l'Empire, qui se dressait fièrement comme pour juger son port crasseux. De la ville, Geralt ne pouvait voir que l'incroyable paroi naturelle du Taalbastion, un mur de roche circulaire plus haut que n'importe quelle citadelle, creusé par endroits de tours et de fortins. Une large route s'extirpait de Talagaad pour serpenter jusqu'à un imposant corps de garde, seul point officiel d'entrée dans l'Oeil de la Forêt. Cette route chargée de charrettes et de voyageurs, Geralt la connaissait : c'était le Sentier du Sorcier. Et tout autour, les bois verts et profond s'étendaient à perte de vue comme une mer végétale. Le soleil brillait haut dans un ciel parsemé de nuages blancs, et la lumière du milieu de journée donnait à ce panorama une grandeur rare. Mais cet horizon incroyable devait probablement laisser le Loup Blanc de marbre, tant il avait traversé d'épreuves pour arriver céans. C'est ici que la fuite de Karla et sa comparse avait commencé, et c'est ici que le chasseur devait lancer sa traque. C'était tout ce qui importait.
- "Là bas, derrière c'te grosse maison," postillonna Rick en pointant le doigt vers l'un des bâtiments à colombage qui faisant angle dans la rue principale du port, et que l'on pouvait voir depuis le pont du klipper. "Vous allez tout droit sur dix toises pis vous prenez à gauche après l'marché aux poissons. C'la qu'vous trouv'rez l'rade d'Sulky."
Il suffit effectivement à Geralt de suivre ces indications pour arriver à destination. Le chevalier déchu longea les rues boueuses du port, slalomant entre des mendiants, des passants et des patrouilles de gardes qui ne semblèrent pas le voir. Talagaad empestait la merde et les entrailles de poisson, et la plupart des bicoques semblaient sur le point de s'écrouler. Au milieu de cette misère, la taverne de Sulky semblait relativement en bon état : une longue façade en pierre, surmontée de deux étages en bois construits à la va-vite et derrière lesquels se trouvait une large cour fermée par un mur de deux mètres de haut surmonté d'éclats de verre et de clous rouillés, et d'où montait des exclamations et des râles.
En entrant, le Loup Blanc fut presque aveuglé par la fumée de tabac qui stagnait ici. La salle principale du rade était vaste et garnie de longues tables, toutes occupées. Au fond, un long bar où s'affairait plusieurs serveurs, une grande cheminée au dessus de laquelle pendaient des marmites bouillonnantes, et une grande porte à double battants par laquelle entraient et sortaient des clients en comptant leurs sous, laissant passer les exclamations et les cris de l'arrière cour lorsqu'ils passaient l'encadrement.
La clientèle était visiblement pauvre, principalement composée des ouvriers et des dockers du port, et certainement de quelques crapules. Des prostituées assez vilaines allaient et venaient d'un pas chaloupé, cherchant preneur. Les hommes buvaient de la bière tiède et du grog, fumaient de grandes pipes et jouaient bruyamment aux cartes ou aux dés. Personne ne sembla remarquer Geralt, mais si ce dernier demandait où trouver Sulky, on lui pointa une table un peu plus loin, dans un coin de la pièce.
Il y avait là un gros halfling vêtu d'un ridicule costume pourpre et tâché, aux couleurs délavées. Sa collerette en dentelle crasseuse ne suffisait pas à cacher son imposant double menton, et une putain humaine trapue et parée d'une extravagante perruque rouge était juchée sur ses genoux. Sulky, puisque c'était lui, s'amusait à fourrer goulûment son gros visage entre les seins protubérants de la gueuse tandis que ses gorilles et partenaires jouaient au damier tiléen à la même table que lui.