Le dernier conseil de Jorma sonna comme la fin de cette conversation. Tsara ne dit aucun mot, se contentant de faire quelques signes de tête à son acolyte qui visiblement était la seule personne sortie indemne de toutes ces péripéties. Le tour de veille fut assez rapide, puisque tous étaient réveillés à présent, à l'exception d'Alissen. Tous étaient capables de se lever, mais rares étaient ceux qui avaient de l'entrain aujourd'hui. Elzie avait distribué ses denrées à la hâte, mais Lufti continuait sans cesse de guetter son bras ballant, et Gäbel se contenta de hocher la tête et dévoiler son ventre meurtri lorsqu'il aperçut Tsara. Des autres de l'équipe, tous étaient en train de s'occuper ça et là, arrangeant un semblant de lit de camp, réunissant les affaires égarées, ou bien traçant quelque plan dans la terre.
Une fois ceci fait, Tsara s'adressa au bâtisseur, mais aussi aux autres forestiers :
- " J'accompagne Tallgott jusqu'à l'oratoire Est. Laissez-moi au moins une trace si vous devez décamper."
Lufti hocha la tête, suivi d'Elzie et Kat. Les autres ne dirent aucun mot, mais à priori, cela suffit à signaler leur accord ou au moins l'absence d'objection. Les deux compères quittèrent l'oratoire une minute plus tard, sans réel paquetage. Taille n'avait plus que son marteau craquelé, et les quelques broques qui résidaient encore dans ses poches ou dans sa besace.
La journée défila étrangement dans le ciel, comme si l'ordre avait été quelque peu chamboulé. On aurait dit par moments que l'après-midi se dilatait ou bien que les heures semblaient inégales. En même temps, coincé comme ils étaient sous les futaies et les hautes épines des arbres, il n'y avait pas de vrais moyens discrets pour deviner l'heure ou le moment du jour : toute observation précise nécessitait une clairière ou un point surélevé, et accéder à un tel endroit révélerait leur position à d'éventuels poursuivants ou homme-chèvres égarés.
En effet, l'escouade qu'ils avaient heurtée la veille avait été repoussée, mais pas éradiquée. Quelque part encore, dans cette colossale masse de terre, de bois et d'eau, des créatures mi-homme mi-bête rôdaient, à l'affût de toute pitance gratuite, qu'elle soit une tarte chaude ou un voyageur peu attentif. Le duo marcha ainsi à quelques pas du courant, tapis dans les fourrés, entre les buissons et les branches basses, sous les collines, derrière les talus. Il y eut quelques moments de doute ou d'hésitation bien sûr, lorsque le flot se divisait en deux, ou encore lorsque celui-ci se raréfiait pour n'être qu'un fil translucide entre deux roches. Néanmoins, grâce à l'allure prudente et aux yeux avisés des deux vagabonds, ces instants de doute ne furent rien d'autre que cela : des instants.
Quelque part dans l'après-midi, l'air s'épaissit, et alors qu'ils attendaient une clairsemée ou bien une averse, il n'y eut aucun des deux. Le temps tourna simplement à l'humide. Une couverture de laine s'affala au-dessus d'eux, étalant toute sa grossière blancheur par-delà leurs têtes. La végétation se fit elle aussi plus opaque, permettant une démarche plus ample et plus détendue. La terre meuble reprit ainsi ses droits sur le sol rocailleux, et les pentes rêches laissèrent place à des étendues plus douces, plus molles, sans pour autant ressembler à de la plaine ou de la steppe. Il s'agissait toujours d'une forêt épaisse, bien plus dense et bossue que les sous-bois près des villages humains. Cette fois, Taille Tallgott était entré dans la véritable forêt de contes, celles où vivent les monstres, les fantômes d'Hexennacht et les vilains bûcherons du solstice d'hiver.
Ils passèrent bientôt près d'une coupure dans le dénivelé, où la terre s'effondrait soudainement d'un bon mètre ou deux, avant de changer de pente... Orientée vers le Nord, ou quelque chose comme ça. Au bas de ce saut de roche, le courant s'agglutinait dans une poche terreuse pas plus grande qu'une baignoire, entourée par la mousse et les herbes sauvages.
- " On peut boire ici, en principe. Si tu as à manger sur toi, c'est le moment."
Tsara s'était contenté de chuchoter durant tout le trajet. Là, elle avait enfin fait ressurgir sa voix habituelle. Elle avait un ton nerveux à tout instant, qui oscillait toujours entre la gêne, l'agacement et la honte, sans jamais vraiment accrocher à l'un des trois. Sans cela, elle aurait certainement donné une impression de douceur gracile, digne de ses traits élancés. Mais la jeune femme n'était pas sotte, et elle mesurait ses pas et ses gestes lorsqu'elle se déplaçait. Loin d'être une fée de contes ou une chose à portrait, elle avait ce sérieux dans le regard, une tension dans ses manières qu'on l'aurait pris pour une tisserande sans fil, une couturière cernée de hêtres, de charmes et de mélèzes.
Durant le reste de la journée, le terrain ne cessa de s'enfoncer, et le maigre flot qui leur servait de fil rouge finit par accélérer sa cadence. L'eau claire devint ainsi un trait tendu, clapotant bruyamment à chaque sursaut du sol.
- " La nuit est proche. Tu as prévu de t'arrêter ou pas ?"