De tous les cotés et à chaque instant, Taille Tallgott apercevait des choses, des images et des reflets qui n'étaient pas là auparavant. Il y avait toujours un détail en plus, toujours une silhouette nouvelle, un nouveau visage à observer. La forêt était vide, sans le moindre être humain dans les parages, et pourtant l'apprenti semblait traverser une foule, une marée de visages et de regards indiscrets. Qu'ils aient ou non une bouche, Tallgott savait déjà ce que ces "gens" lui racontaient : qu'il était en retard, qu'il allait bientôt l'être s'il ne se pressait pas.
Alors il allongea sa foulée, prit une allure plus vive, lançant enfin cette course contre le temps. Au détour d'un trou sans feuilles, il aperçut dans le ciel le tout dernier fragment de lune. Il n'avait plus le choix à présent, il faudra courir, ou échouer.
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Il fut très vite rattrapé par la faim, cette amie tenace qui le tançait si souvent depuis qu'il avait quitté son père. Il vit aussi son père par courts instants, dans les différents visages qui se dessinaient autour de lui, sur son chemin ou dans les feuilles. Il vit aussi le prêtre, le vieux sage, le Duc défunt et les autres Tallgott, et tout un tas de gens qu'il ne connaissait pas. Par moments il voyait aussi des femmes dans les nuages ou sur l'écorce des arbres - Helwig, sa mère, Elzie, Tsara, Kat, et des dizaines d'autres au fil des heures. Très souvent brunes, elles disparaissaient toutes en un clin d'oeil, comme s'il leur faisait peur - ou qu'il faisait trop de bruit pour les approcher.
Par moments, il eut impression de pouvoir déformer ce qu'il voyait, de pouvoir dessiner instinctivement les silhouettes qu'il apercevait du coin de l'œil - mais ce n'étaient que des moments très courts. Il passa une futaie de roseaux, plusieurs poches d'eau et de tourbe, contourna quelques frênes et châtaigniers, enjamba un pin étonnamment court et épais... Quoi qu'il fasse, quoi qu'il advienne, le trajet allait durer.
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Au milieu du jour, il eut une autre impression. Alors qu'il lançait mains et pieds vers l'avant pour gagner du temps, il crut entendre un son, un léger jeu de percussions. Il s'arrêta un court instant - et quelques autres pour reprendre son souffle -, et ce n'est que lorsqu'il se remit en marche qu'il comprit d'où venait cet étrange son : Il marchait désormais sur un sol de terre dure, et ses oreilles habituées au silence des bois avaient capté instantanément le changement de texture, bien avant ses pieds chaussés.
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Dans l'après-midi, il trouva un cours d'eau au fond d'un craquement de terre et de racines - le genre où aucune bête ne se risque, de peur de s'y rompre le cou ou un membre. Il vit ensuite un troupeau de bouleaux, une meute de chênes bossus, une harde d'épineux qui dansaient au ras du sol, tous bloqués dans un immobilisme fascinant. Il vit ensuite quelque passage de bête, de la terre remuée et des écorces arrachées - mais aucune trace du fautif, qui devait être parti depuis longtemps.
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Lorsque le soleil se mit à décliner, Tallgott n'était pas encore en vue du bosquet sacré. Pire encore, le soleil tomba si vite, que le taalite fut obligé de gambader de nuit, sans lueur pour le guider. Alors qu'il y repensait, c'est bel et bien durant ces instants et ces heures de doute et d'obscurité que les visages et formes familières réapparurent, préférant sans doute hanter le taalite que l'aiguiller.
Il se cogna tant de fois qu'il dut ralentir, il chut tellement qu'il dut s'arrêter pour reprendre son souffle et ses sens. A chaque fois qu'il heurtait quelque chose, il entendait des sons venus d'ailleurs, et à chaque fois qu'il tombait, il sentait des mains et des doigts qui l'agrippaient ou se plaquaient sur lui. Chaque recoin dévoilait une autre silhouette humaine, chaque branchage une énième ombre mouvante. Chaque talus révélait une odeur, un mot, un cri. Chaque creux et chaque crevasse semblait cacher quelqu'un ou quelque chose. Certains hommes qu'il voyait malgré la nuit noire semblaient changer de forme à son passage, devenant fauve ou loup, faucon ou hibou. Il en était de même pour les visages, homme ou femme, lorsqu'il les traversait à corps perdu.
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Il tenta tant de fois de quérir une aide qu'il en oublia comment prier. Tantôt il frappait ses cuisses, tantôt il grognait, tantôt il sifflait en se grattant le visage après une chute. Une de ces idées fonctionna peut-être, puisqu'il se sentit plus vif pendant de longues minutes - à moins que ce ne soit la fatigue qui lui joua un tour. Il sentait une présence lors de ces instants, une chose qui rôdait non loin, sans qu'il puisse la voir ou la renifler. Quoi qu'elle fut, cette chose disparut lorsque le taalite se fit cueillir par une branche basse et sans feuilles.
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Quelque temps plus tard - une éternité sans doute -, quelque chose de terrible se produisit. Alors qu'il était criblé d'épines et embaumé par la douleur et la fatigue, il se mit à voir du vert et du brun. Oui, après tant d'embûches et de rudes surprises, la couleur revenait à lui. Cela ne pouvait dire qu'une chose : Le jour était très proche.
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Alors que l'aube semblait passée, il arriva en vue d'un immense chêne tordu. Aucun doute, c'était l'arbre du vieux sage, de l'homme qui devait l'initier. Il tomba une nouvelle fois, roulant dans la terre et les branchages. Lorsqu'il se releva, il ne vit aucune trace du vieil homme. Il eut beau regarder dans toutes les directions, faire le tour de l'arbre en haletant et en titubant - une de ses jambes l'ayant lâché lors d'un précédent accident, l'obligeant à avancer de manière bancale et douloureuse -, il ne vit aucun ancien, aucun patriarche ni vieillard adossé à une branche.
Il remua ciel et terre, cherchant du nez et du regard le moindre indice … Et il découvrit un bâton, pas plus grand qu'une canne ou qu'une cognée, posée entre le tronc de l'arbre et une branche coudée. Lorsqu'il s'en approcha, un bruissement le fit sursauter.
- "Tu s'rais pas en retard, jeune ami ? J'espère que t'as préparé une bonne excuse, oui-oui."
Le vieil homme apparut alors, assis à environ un étage au-dessus de lui.
- "J'allais partir, tu vois. Allez, dis-moi : Qu'est-ce que tu as appris ? Qu'as-tu vu aux oratoires, et dans quel ordre les as-tu choisi ?"