Si Kora souhaitait du dépaysement, Altdorf avait sans nul doute assouvi ses rêves. Après vingt ans passés dans les vallons et pâturages du Mootland, où la capitale Eicheschatten comptait quelques milliers de halfelins répartis dans des chaumières et fermes aux couleurs criardes et rarement composées de plus d'un étage (à la taille des habitants), Altdorf avait forcément de quoi changer les habitudes de l'immigrée, ses cinq sens s'en retrouvant bouleversés. Ici, l'architecture faisait la part belle aux hauteurs, avec des bâtisses hautes de quatre étages dans toutes les rues, si serrées les unes contre les autres que les piétons en contrebas ne pouvaient plus se déplacer qu'à l'ombre à presque toute heure de la journée. Entre ces rangées de bâtiments se disputaient des centaines de rues trop étroites pour la foule qui souhaitait en arpenter les pavés en se bousculant sans cesse, et la petite halfeline dut rapidement apprendre à mettre à contribution sa petite taille pour progresser dans la cité. Au milieu de cette population, on était sans cesse assailli par le bruit de la foule, ce qui ne rendait possible une conversation qu'en hurlant, mais aussi par tout un tas d'odeurs se superposant pour le meilleur et pour le pire : pêle-mêle, se mélangeaient des fumets de la nourriture et des alcools servis dans les établissements ayant pignon sur rue, mais aussi des remugles d'égouts, des vapeurs de fumée et de brûlé, et des effluves de sueur des gens collés les uns aux autres pendant ce chaud mois des récoltes.
Et si tout cela était la norme dans la majeure partie des quartiers de la capitale, c'était pire encore dans le Niederhafen District où Kora avait établi ses quartiers. Les docks d'Altdorf étaient le cœur battant de l'activité de la ville, accueillant le site portuaire par lequel transitaient chaque jour des centaines de barges d'import-export pleines à craquer de marchandises. La rue des Cent Tavernes était l'épicentre de toute son activité, accueillant aussi bien voyageurs, marchands, dockers, artisans, étudiants et sans-abris mendiant dans les rues, mais aussi joueurs, prostituées et criminels de tous bords composants les gangs locaux.
La taverne du Vampire Noir se situait presque tout au bout de la rue des Cent Tavernes, loin des docks mais très proche de la Königplatz où se tenait la gigantesque statue en marbre de l'empereur Wilhelm II le Sage. Naturellement, sa clientèle comportait donc bien moins de dockers et de marins qui préféraient les établissements les plus proches du fleuve. Sa spécialité était le Vin Noir de Bordeleaux, un alcool aux teintes particulièrement sombres qui faisait sa popularité, et ne coutait que seize sous la bouteille, un prix très acceptable pour la provenance annoncée.
Si la cadette Feuilledethé y avait trouvé un emploi si rapidement, ce n'était pas uniquement grâce à sa chance : le propriétaire de l'établissement, un quarantenaire grisonnant et maussade répondant au nom d'Iwan Malher, avait vu en la petite halfeline une opportunité à exploiter. Kora était arrivée le premier jour d'automne, soit seulement quinze jours avant la Semaine de la Tourte, célèbre fête du Moot s'étant imposée dans tout l'Empire mettant à l'honneur la confection de tourtes et la descente de litres d'alcool pour aider à la digestion. Néanmoins, une loi de l'époque de Ludwig II le Boursouflé imposait à tout humain souhaitant cuisiner et vendre des tourtes de payer une surtaxe considérable, un impôt qu'il était possible de contourner si l'on pouvait prouver que la confection était réalisée par un halfelin. Le tavernier avait donc profité de l'occasion et tenté de recruter la jeune femme, tâchant au passage d'utiliser sa méconnaissance de la ville pour lui proposer un salaire misérable - Kora ne s'en était pas laissée compter et avait négocié pour obtenir un logement gratuit dans la cave de la taverne - certes c'était un bout de sol en pierre au milieu des futs avec des rats pour voisins, mais qui ne lui coutait absolument rien.
Herr Malher avait mis en garde la halfeline : si ses tourtes ne rencontraient pas un franc succès, elle serait remerciée dans la foulée. Mais Kora remplit le rôle qui lui avait été alloué à la perfection, et la Semaine de la Tourte fut une franche réussite pour la Taverne du Vampire Noir. La petite halfeline travailla jour et nuit pour produire en quantités industrielles des centaines et des centaines de tourtes qui se vendaient plusieurs heures avant d'être prêtes. Si le propriétaire de la taverne était d'un naturel grincheux, il concéda à Kora une prime exceptionnelle d'une poignée de pistoles pour l'impressionnant volume de ventes qu'elle lui avait permis de réaliser. Néanmoins, ce succès ne vint pas sans contrepartie - elle s'attira en particulier la jalousie de l'autre cuisinier de l'établissement qui se sentit menacé, Heinz Breuer, un type aussi sec de physique que de personnalité, et qui produisait des ragouts et des pains de viande à la qualité discutable.
Le quotidien de Kora n'était pas de tout repos : il y avait une affluence de nuit comme de jour dans la taverne, et la quantité de travail à abattre pour le faible nombre d'employés était colossal, résultant en un personnel tout le temps mis sous pression. Le problème venait surtout de la radinerie de Iwan, qui refusait de recruter davantage de serviteurs, de racheter des ustensiles de cuisine quand bien même ceux présents étaient dans un état douteux, et surtout, qui n'écoutait absolument aucun conseil ou suggestion de la part de qui que ce soit. Imbu de son talent aux affaires, il ignorait commentaires et critiques, et interdisait catégoriquement à Kora de mettre son nom dans ses comptes sous peine que la prochaine tourte qu'elle cuisinerait serait fourrée avec ses propres doigts de fouineuse.
Face à ces difficultés, la petite halfeline pouvait néanmoins compter sur la fille de Malher, Hanna, qui n'avait que quinze ans mais travaillait d'arrache-pied. Si elle avait partiellement écopé du vilain faciès de son paternel, elle avait fort heureusement échappé à ses traits de caractère : drôle et avenante, elle ne se plaignait jamais quand bien même son père l'exploitait plus que de raison sans lui laisser de quoi même rafistoler ses vêtements rapiécés. Tandis que Iwan et Heinz officiaient au comptoir, préparant les alcools et les repas, Hanna et Kora travaillaient en salle, prenant et apportant les commandes et nettoyant les tables et le sol.
Ce soir là, il pleuvait à torrent à l'extérieur, et chaque personne entrant dans la taverne dégoulinait d'eau. Cela ne diminuait pourtant qu'à peine l'activité habituelle, les lieux étant presque aussi bondés qu'à l'accoutumée : peu importaient les conditions climatiques car les altdorfers venaient picoler contre vents et marées.
Parmi la clientèle, Kora reconnaissait quelques habitués :
- Sur un tabouret au comptoir se prenait une cuite l'un des piliers de bar du Vampire Noir : Sebastian, un bel homme au teint halé avec une moustache à la tiléenne. S'il avait tendance à rire et draguer Kora autant qu'il descendait de verres de vin noir en début de soirée, il finissait invariablement bien plus mutique et triste lorsqu'il était trop alcoolisé.
- A une table, quatre autres habitués : Levin, Igor, Niklos et Heidric. Le quatuor fait partie de la guilde des maçons et charpentiers et vient souvent ici écluser des bières. S'ils consomment beaucoup et font à eux seuls de belles rentées d'argent, ils posent souvent des problèmes d'agressivité envers les membres de guildes concurrentes. Niklos et Levin sont pères depuis peu, et jamais n'ont-ils passé autant de temps à la taverne que maintenant.
- A une autre table, Adam était en train de plumer des étudiants aux cartes. Le jeune halfelin qui ramonait des cheminées la journée passait souvent ses soirées ici pour jouer en fumant la pipe, et semblait posséder la bénédiction du Parieur en personne au vu de son taux de victoire - à moins qu'il ne triche, mais jusque là personne n'avait encore pu prouver quoi que ce soit, et les rares ayant tenté un esclandre à son encontre se sont fait chasser dehors par le patron.
En milieu de soirée, arrivèrent la Sainte de Shallya, Sigrin Schatzen, le chevalier en armure qui la suivait partout dénommé Karl Gergart, ainsi que Bess, la sans-abri qui avait élu domicile dans la ruelle derrière la Taverne. Ce n'est pas la première fois que la sœur visitait plusieurs tavernes de la rue, et elle avait tendance à mettre mal à l'aise la clientèle. Nouvelle venue dans le temple de la déesse à la colombe d'Altdorf, elle avait dès son arrivée été reconnue d'une part pour les miracles qu'elle était capable de produire dignes des plus grandes prêtresses de son ordre, mais aussi pour sa quête permanente d'assistance aux sans-abris qui peuplaient les rues. Outre les œuvres de bienfaisance qu'elle organisait et les demandes de dons aux plus riches, elle venait souvent faire la quête auprès du tout un chacun en les culpabilisant de leur situation avantageuse par rapport à ceux obligés de dormir sous la pluie dehors, à l'instar de Bess.
- Putain, encore elle... grommela Iwan derrière son comptoir. Kora, sers-moi ces chopes, puis démerde-toi pour que la nonne arrête de piquer l'argent de mes clients, s'asseye à une table, et consomme en silence. Et si elle veut pas, tu la fous dehors avec son amoureux et sa clocharde : on fait pas dans le caritatif ici.