L’Ulricain répétait le nom du golem avec un subtil mélange d’incrédulité et d’incompréhension. Il avait beau, depuis qu’il était rentré dans le salon, lancer des regards sur chaque meuble et chaque saleté de la pièce, visiblement, sa plus grande appréhension était envers le petit automate fumant qui n’arrêtait pas de découvrir le chapeau servant de coque à son mécanisme.
« Non non ; Je peux aller chercher les couverts, madame — madame, je me rends compte que ça fait très formel… Vous, préférez que je vous appelle autrement ? »
C’est avec joie qu’il allait chercher la bouteille sur la table. Il eut en revanche bien plus de mal à trouver des verres, sans doute parce qu’il préférait boire dans un propre. Finalement, un peu hagard, il se retrouva dans la cuisine où il se débrouilla pour rapidement rincer deux gobelets de tailles différentes, et revenir servir la boisson à son hôte.
Il regarda un peu partout où il pouvait s’asseoir. Esquivant et les fauteuils troués, et le canapé où il aurait pu se mettre à côté d’Isabelle ; il préféra poser ses fesses sur la table. Elle résista à sa corpulence un peu forte.
Il sembla être un peu surpris de la question. Bégaya un peu, et se gratta la joue.
« Moi ? Hé bien, ma foi… Je n’ai vraiment pas à me plaindre. Mon beau-père — un de vos neveux — il s’est arrangé pour me trouver une charge à la Commission des Archives Impériales.
C’est… Un boulot parfaitement répétitif et absolument pas passionnant. Mais ça paye bien et les horaires sont convenables. Cela me suffit amplement. »
De ce qu’Isabelle en savait, les Archives Impériales étaient un grand bâtiment dans le quartier de l’université d’Altdorf. C’était là que toutes les commissions, tous les régiments des Troupes d’État, tous les prévôts du Reikland enfermaient sous scellé les bulles, les contrats, les procès verbaux et les avis d’imposition qui concernaient l’Empereur ou le Volkshalle.
Du temps où elle travaillait au Collège Doré, elle se souvenait que les archivistes réclamaient assez régulièrement qu’on leur reverse des papiers qu’ils pourraient contrôler. À l’inverse, demander un document des archives était une tâche périlleuse, à laquelle il fallait se préparer au moins dix jours à l’avance ; ils ne laissaient entrer les visiteurs qu’au compte-goutte, et se contentaient de glisser les papiers commandés après approbation par la fente d’une porte blindée. Papiers qui avaient parfois des phrases entières recouvertes d’encre noire pour les rendre illisibles.
Peut-être qu’il y avait dans les archives des documents d’une sensibilité de niveau étatique — des choses qui pouvaient provoquer une guerre civile étaient enfermés au fond de leurs coffres. Mais Detlef ne semblait pas avoir la passion pour l’archivage que devait avoir un érudit du culte de Véréna : parler de son travail semblait le fatiguer par avance.
« Il y a vraiment trop rien à en dire. Je mets des noms dans des cases, j’enroule des papiers, je vérifie que des signatures correspondent avec une loupe… Je comprends pas pourquoi autant de gens veulent faire ce boulot. »
Beaucoup de diplômés d’université jouaient des pieds et des mains pour intégrer les Archives. Detlef avait eu sa place par piston, alors qu’il était probablement un semi-illettré comme beaucoup de Middenlander. Il ne se rendait même pas compte de la chance qu’il avait d’avoir su faire un bon mariage.
« Sinon tout va bien avec ma famille ! Enfin… Avec mon épouse, au moins. »
Il pinça un peu ses lèvres et bu son brandy sans en dire davantage.
Il était certain qu’il aimait sa femme ; mais s’ils s’étaient mariés par amour, il avait dû tenter d’intégrer les von Breitenbach juste après. Il servait surtout à essuyer des moqueries de la part de sa belle-famille, chaque fois qu’il était invité à un festival ou au mariage d’un cousin.
Surtout, Isabelle était certaine que Detlef n’avait pas d’enfants. Il avait épousé sa femme quand ils avaient tous les deux la vingtaine, aussi, pour une raison ou pour une autre, ils n’avaient pas été féconds. Ça ne renforçait pas la mauvaise opinion que beaucoup portaient sur sa compagne.
« Enfin bref. Parler de moi, c’est probablement pas ce qui vous intéresse — c’est plutôt pour vous que je suis là.
Je dois avouer qu’avoir votre lettre, c’était un peu une… Bah, une sacrée surprise. On n’a pas eu… Pas tellement eu le temps de se connaître que ça. Mais d’après ce que j’ai entendu dire, eh bien…
Eh bien beaucoup de gens dans la famille aimeraient beaucoup récupérer votre manoir. Permettez-moi de dire les choses franchement, moi je suis quelqu’un de franc : vos neveux et nièces ils attendent patiemment que vous mourriez pour assigner le Collège Doré au tribunal et récupérer tous vos biens. Pour eux-mêmes. »
Il ricana un peu.
« Que vous répondiez aux lettres de personne ça les rend verts, si vous saviez — s’ils sont au courant que j’ai mis les pieds dans ce manoir, je sens que déjà ils vont tous soudain arrêter de me prendre pour l’Ulricain de service et m’inviter à manger chez eux !
Mais vous les aimez pas, hein ? Vous en avez rien à faire d’eux tous ? … Mais j’me demande… Pourquoi moi ? J’ai jamais été hostile à votre égard, j’ai jamais profité de vous ou de votre argent… Mais c’est pas comme si j’étais très flatteur non plus. »
Il se releva, et regarda un peu partout.
« Il est quand même… Dans un sacré état ce manoir.
Est-ce que vous permettiez que… Que je jette un peu un œil, rapidement ? »
Isabelle accepta. Alors qu’elle se relevait, cette ancienne brute qu’était Detlef se souvenait des règles de courtoisie, aussi, il s’approcha d’elle pour lui offrir son épaule et aider sa démarche malaisée à la place de sa canne.
Certainement par politesse, il ne la força pas à monter à l’étage, ce qui aurait mis à l’épreuve ses hanches et ses mollets — et certainement que cela serait bénéfique pour tout accord qu’ils voudraient nouer, car rien n’était plus délabré dans la demeure d’Isabelle que tout ce qui se trouvait au-dessus du rez-de-chaussée. Elle avait abandonné tellement de pièces au temps : l’ancienne chambre de sa gouvernante, le cocon où dormait son fils quand il était enfant, la grande salle de jeux avec son billard… Plein d’endroits où elle pouvait autrefois accueillir des invités pour qu’ils dorment ou se reposent, avec une grande cheminée de briques liée à un complexe réseau de tuyaux de plomb, pour réchauffer tous les lieux de vie et la salle de bain. Tout ce qui est coûteux est également coûteux à entretenir — Le poêle était débordant de suie, les gouttières étaient tombées sous les coups de l’humidité, et des nids d’oiseau avaient été installés presque sous chaque fenêtre. Si Isabelle allait à l’étage, ce n’était aujourd’hui plus que pour se laver, ce qui restait assez rare.
Le rez-de-chaussée n’était pourtant pas mieux loti. Le parquet craquait, un carreau qui menait au jardin avait été cassé, et on voyait des traces de terre avec la forme de pattes de chatons partout sur les étagères. Il faisait froid, le vent circulant fort librement à travers un couloir qui était absolument sombre.
Detlef sortit de sa poche un petit briquet en amadou, qu’il alluma et posa au bout de son bras droit étendu, afin d’offrir une minuscule flamme avec laquelle tenter de se guider. Le long de sa marche, il se mit à poser plein de questions d’un ordre fort patrimonial à la vieille dame.
« Il vous a coûté combien de couronnes, ce patio ?
Ah, hmm — couronnes de l’Empereur Luitpold, c’est ça ? Oui, oui…
Et ça demande beaucoup de bois pour chauffer tout ça ? Huit stères je pense, au moins. Ah non, sept ? Ah, c’est économe en fait — enfin si ça marche toujours, autrement faut que je fasse venir quelqu’un. »
Pour la première fois depuis peut-être dix ans, Isabelle pouvait à nouveau crâner devant quelqu’un avec sa propriété. Car le manoir avait beau être dans un état dégénéré et lamentable, il restait du foncier installé sur une terre — et Detlef, en tant que tout petit noble, semblait déjà intéressé même par le capharnaüm tout autour de lui.
Voulant visiter au moins une pièce, Detlef ouvrit la bibliothèque.
Sitôt qu’il ouvrit, son briquet prit sa flamme dans une toile d’araignée. Celle-ci se consuma sous ses yeux alors qu’il eut un petit mouvement de recul — le petit insecte grimpa à toute vitesse au-dessus de la clenche de la porte.
« Heu… Installez-vous là. Je crois que cette bougie peut encore marcher. »
Il accompagna Isabelle jusqu’à un vieux fauteuil débordant de poussière. Il y en avait partout : sur toutes les tables, sur toutes les étagères, même sur les vitres, le miroir, ou le gros globe terrestre qui était devant la fenêtre aux carreaux si sales qu’on ne pouvait presque plus voir au travers.
Detlef ouvrit un tiroir. Il fut immédiatement pris d’une quinte de toux. Il ouvrit un deuxième — cette fois il éternua. Il trouva quelques vieux bâtons de chandelle, mais la plupart avaient la mèche si humide qu’elle ne brûlait plus. C’est au bout d’une fouille pénible qu’il parvint finalement à remettre un tout petit peu de lumière dans la pièce.
« Faut faire attention à ça. »
Il désigna le candélabre au plafond — la chaîne qui le retenait s’était oxydée de rouille, et menaçait probablement de s’écrouler.
La bibliothèque ne méritait pas son nom : elle était presque totalement vide.
Autrefois, ces meubles débordaient de volumes, d’histoires, de récits et d’ouvrages théologiques de toute sorte. Beaucoup d’incunables imprimés sans grande valeur monétaire, mais qui permettaient de remplir son cerveau de connaissances. Et quelques livres de collection enluminés, bien plus inestimables. Isabelle avait passé des journées et des soirées à la petite étude que Detlef ouvrait, juchée qu’elle était pour rédiger ses lettres ou ses notes de travaux. Elle avait invité beaucoup de monde, ici. Balthasar Gelt lui-même, quand il était plus jeune, avait passé deux jours là où elle était assise, à consulter sa collection. Et son fils… Son fils jouait parfois par terre, sur le tapis, à monter des petits cubes les uns sur les autres pour construire des châteaux de bois, quand elle ne l’engueulait pas parce qu’elle ne pouvait pas se concentrer à cause du bruit.
Presque tout avait été vendu. Les livres sont faciles à vendre. Hanna avait rempli des brouettes entières de bouquins, à remettre à des brocantes ou des libraires. Elle n’avait pas toujours fait de bonnes affaires, elle avait cédé un bréviaire de Sigmar pour le prix d’un petit psautier de poche. À quoi bon garder des livres, de toute façon ? Son fils les adorait. Mais le jour où son fils avait été remis aux répurgateurs, plus personne n’aurait pu hériter de ces vieux libelles qu’elle avait déjà parcourus bien trop souvent. Et puis, sa mémoire fuyait, et cela faisait depuis longtemps qu’elle ne se remémorait qu’avec parcellarité des chansons de gestes Bretonniennes et du théâtre Tiléen.
« Hé ?
C’est quoi ce tableau ? »
Il n’y avait plus rien dans les étagères, plus rien sur les murs, plus rien au sol — on avait retiré les tapis, les tapisseries, même des meubles entiers parfois.
Mais il y avait encore un cadre obstinément accroché dans le petit couloir qui menait vers la buanderie. Bizarrement, on n’avait pas vendu celui-ci. Ou on ne l’avait pas caché au grenier.
Detlef l’attrapa et le retira de son clou. Il souffla dessus, et à nouveau, ses poumons furent assaillis. Péniblement, en étendant ses bras pour que ses mains tiennent le dessus et le dessous du cadre, il le ramena jusque devant le fauteuil d’Isabelle.
« C'est très joli. Mais c'est qui tous ces gens ? »
Isabelle avait de quoi se figer.
Le tableau n’était pas une peinture — c’était un croquis au fusain, mais grandeur nature, fait par un gribouilleur fort expérimenté. Un grand cadre, avec force de détails dessus.
Au centre, il y avait une jeune femme au visage fermé, dur, et sévère.
C’était elle.
Elle portait un voile sur la tête. Une jolie robe cintrée qui couvrait toute sa peau. Une tenue d'extérieur. Cela faisait tellement longtemps qu’elle n’avait pas porté des vêtements comme ça. Toute son attention était happée par ce visage, par le choc de se voir elle-même.
Et petit à petit, comme avec un instrument d’optique, sa focale s’agrandit, et son champ de vision portait maintenant sur un groupe d’individus.
Elle avait l’impression de connaître toutes ces personnes. Toutes. Et pas juste comme s’il s’agissait de connaissances lointaines. Ce n’étaient pas des collègues. C’était plus, beaucoup plus que ça.
Comment avait-elle pu les oublier ? Ils entraient dans son cerveau de force, alors qu’elle les avait volontairement chassés depuis des années. Des années.
Yonec. Gwenwyn. Rainfred. Fedele. Lauretta. Caton.
Elle ne savait plus exactement qui était qui. Mais revoir leurs visages, si réels, la secoua.
C’étaient des amis. Des amis très proches.
L’un d’eux, c’était un amant.
Mais le plus formidable se cachait juste derrière eux.
La chose qu’elle avait le plus redouté perdre.
Un magnifique Golem, grand comme quatre pieds, gros comme un troll, se tenait avachi derrière eux. Un engin de métal, puissant, et invincible. Avec deux orbes enflammées en guise d’yeux, et un fléau d'armes disproportionné afin de permettre à ses mains d’ogre de s’en saisir.
Toute cette compagnie se trouvait devant une grande ville.
En bas du tableau, il y avait une inscription manuscrite en reikspiel, avec un cœur.
Pour mon aimée au Cœur de Fer,
Pavona, 2487.