La cour, elle, se contenta de faire des rires très polis, et un peu forcés, comme si la blague n’était pas très drôle mais qu’il fallait quand même mettre Diederick à l’aise. Boris tapa l’accoudoir de son trône et se leva avec la grâce d’un vieux fauve, ou plutôt d’un vieux loup, tandis qu’il se plaça aux côtés de son épouse.
« J’aime manger tôt pour profiter du reste de la nuit, commanda-t-il avec sa grosse voix de baryton. Très chère, je vous laisse en maîtresse de maison auprès de ma cour.
– Bien sûr, mon loup — Rallane, rejouez-nous quelque chose, je veux danser ! »
L’Elfe fit une révérence quand on appela son prénom. Anika-Elise, elle, offrit un baiser sur la joue du Graf — il était rare de voir des aristocrates aussi familiers en public, et c’était un manque de pudeur un peu étonnant à l’œil quand on était habitué aux mœurs du Nord-Empire…
Alors qu’il allait partir, Boris cria à nouveau autre chose :
« Sire Gausser ! Joignez-vous à nous ! »
L’un des hommes de la cour quitta les rangs avec une démarche fort militaire. Il commença ainsi à suivre le Graf, qui s’approcha du grand chevalier à ses côtés pour lui taper sur l’épaule, et ainsi obtenir également sa suite. Ce à quoi s’ajoutèrent deux dames fort différentes — une élégante femme avec un air mondain, parfaitement habillée à la mode sudiste, et une très grande blonde au visage diaphane, qui portant des bottes fourrées et un gros manteau d’ours polaire pour se réchauffer, à la différence absolue de tous les invités qui s’étaient mis sur leur 31 : celle-ci était remarquable, parce qu’elle semblait avoir juste quitté la forêt ou les montagnes ce matin par son costume.
Quittant la grande salle d’apparat, Boris escortait sa suite à travers deux doubles-portes gardées par des Panthères, puis il tournait dans un couloir qui longeait l’est du palais. Là, un majordome aux gants blancs ouvrit les poignées d’une baie vitrée qui menait jusqu’à une salle à manger très élégante : une grande pièce tout de blanc et de noir, avec de nouveau des tableaux aux murs peints, et beaucoup de marbre Bretonni-Tiléen. La décoration était particulièrement florale, avec des potées et des balconnières remplies de muguets et tiarés, suspendues aux plafonds ou posées aux fenêtres. Toute cette aile du palais faisait peu Middenlandais — c’était clairement une annexe récente, pour le plaisir de princes qui voulaient vivre avec leur temps. Probablement que le reste du château faisait plus « brut » et « traditionnel ».
Une grande table ronde d’ébène, et non rectangulaire, était posée au centre de la salle, sur un long tapis vermeil brodé de fils d’or et décoré d’arabesques tissées — ça semblait bizarrement Arabéen, ou au minimum Estalien. Alors que le majordome guidait tout le monde avec sa main ouverte, Boris alla devant une chaise de sa table, fit un signe silencieux à Sire Gausser pour qu’il se mette à sa droite et à Sire Diederick pour qu’il mange à sa gauche. Et alors que tout le monde était guidé par des domestiques, Boris se chargea de faire les présentations.
« Sire Gausser, vous ne le connaissez pas, mais ce monsieur est Diederick von Bildhofen — c’est le petit frère de Léopold von Bildhofen, notre prince de Carroburg. »
Notre avait été accentué bizarrement. Comme si Boris sous-entendait beaucoup que Carroburg lui appartenait…
« Il a quitté l’Empire il y a plus d’une décennie, pour partir dans le lointain Cathay, et il en a ramené une épouse qui est cette dame.
Bonsoir à vous, dame Maria… On m’a dit que vous parliez reikspiel ? Un honneur pour moi de vous rencontrer. Tout le monde ici doit avoir des centaines de questions pour vous alors n’hésitez pas à dire si on commence à vous embêter, je grognerai un coup ! »
La Cathayenne eut un petit rire plaisant. Elle fit une révérence Occidentale, en tirant les pans de sa robe, en guise d’approbation.
« Je vous présente en retour Theodoric Gausser, Nordsmarschall, chef des armées du baron Werner Nikse du Nordland. »
Le-dit Gausser ne semblait pas immensément ravi d’être là. Il gardait une gueule froide, sourcils froncés, dents serrées. Il s’était quand même fait beau, portant un costume tout noir, avec un pantalon et un chapeau — aucune extravagance, rien d’aristocratique chez lui, ses seuls bijoux étant une alliance à son doigt et un collier de fonction militaire autour du cou. On ne le confondait certes pas avec un bourgeois, avec son doublet de soie sable, mais on voyait qu’il avait moins l’habitude des salons. C’était pourtant un homme très beau, avec sa grosse barbe et ses cheveux en bataille, et sa gueule couturée de cicatrices.
Le nom Gausser n’était pas étranger. C’était une famille de barons du Nordland, qui avaient déjà régné sur la province à une époque.
Il se contenta d’un vif hochement de tête en guise de salutations, sans dire un mot.
« Ainsi que Vieran Thugenheim, Premier Chevalier des Panthères de Middenheim et conseiller privé. »
Thugenheim, qui avait également une bonne carrure de guerrier, était pour le coup entièrement en armure, comme si la plate de Miragliano et le pelage de félin servaient de toilette frivole. Et armé, avec ça — comme Gausser, en fait. Alors qu’ils étaient dans la maison du Graf, le Nordsmarschall avait toujours à son flanc un sabre, tandis que sire Vieran portait rien de moins qu’une magnifique épée bâtarde dans un fourreau doré et couvert de rubis.
Thugenheim n’était pas non plus un mystère. C’était une famille de vassaux importants du duché de Middenheim. Plus que ça d’ailleurs — cette dynastie régnait depuis plusieurs siècles maintenant sur un morceau riche de la Drakwald. En 1812, durant la Guerre des Poses (Nommée ainsi en référence à la différence de pose entre les statues d’Artur de Middenheim, héros légendaire de la ville et immense guerrier représenté comme un conquérant musculeux, et Karl-Heinz de Carroburg, duc du Middenland d’alors et petit homme pieux et estudiantin), les Middenlander dirigés depuis Carroburg avaient envahi Middenheim en tentant d’annexer de force la cité du Loup Blanc et la ramener dans leur giron — malgré des victoires initiales, l’intervention des Nains et des Elfes avait permis aux Middenheimer de gagner et de repousser l’envahisseur. En rétribution, et pour punir l’invasion, ils avaient annexé de nouvelles terres au Middenland, dont le donjon de Jäger qui fut offert à une lignée cadette du graf d’alors, les-dits Thugenheim.
En tout cas, Vieran semblait plus commode que Gausser, puisqu’il offrit un petit sourire.
« Bienvenue, sire Diederick, dame Maria.
– Quant à ces deux très belles demoiselles, il s’agit de Petra Liebkosen, de la maison de mon épouse… »
Agréable à l’œil, joliment maquillée (Et parfumée, aussi, ça se devinait en étant proche d’elle…), elle était celle qui brillait le plus ici, avec sa toilette colorée et fine, ses nombreux bijoux, et cette grande plume d’un oiseau (Probablement un cygne ?) ceinte sur son front. Elle offrit, comme Maria, une jolie révérence, bien plus basse et exercée, en entendant son nom.
« …Et Nadezhda Antonovna Mneva, qui nous fait l’honneur de venir du Palais Bokha-
– Appelez-moi Nadia », interrompit une voix fort commandante à l’accent Gospodar.
Une Kislévite. Mais au costume très étrange. Plus personne ne s’habillait comme ça, enfin, dans les steppes du pays des Trolls, si, sûrement, mais pas quand on était invité dans le château d’un prince d’Empire. Pourtant, personne n’osait rien dire sur sa tenue. Ni sur ses manières non plus, car l’altière Kislévite, sans même attendre qu’on l’autorise, s’approcha de la table, et s’assit en tailleur sur la première chaise venue, comme une enfant ennuyée d’avoir été forcée de rester debout trop longtemps.
Devant la gêne d’être ainsi pris de cour, Boris fit signe à tout le monde de s’asseoir. Petra posa un poing sur sa hanche, et regarda avec insistance Gausser — le Nordsmarschall, obéissant, s’approcha d’elle, tira la chaise, et l’aida à s’asseoir comme un gentleman de Bretonnie, avant de poser ses fesses entre Boris et la jolie damoiselle. Vieran, lui, prit place juste en face du Graf, et à côté de la Kislévite aux jambes croisées.
« Ma cave a pas mal de références… Mesdames, je vous laisse choisir pour nous. Qu’est-ce qui vous ferait plaisir de boire ? »
Breugal, le flippant chambellan, était entré discrètement dans la salle à manger avec le reste du staff, pour servir d’œnologue. C’est Petra qui se permit de choisir la première :
« Il nous faut du blanc de Bretonnie, et du rouge de Tilée, parce que c’est ainsi qu’on accorde le mieux…
Qu’a-t-on de bon en sec du Gilleau ?
– Pour un apéritif ? Je recommande un Château-Lyrie 1522, ou alors du Fin-Elbiq 1520.
– Il faut toujours additionner 978 aux années Bretonniennes — c’est là que commence leur calendrier. Il me semble que 2498 était une jolie année ? Et pour le rouge ? Oh, je sais ! Du Frizzante de Ravola, du rouge pétillant, ça c’est original ! Vous avez de jolies choses, Breugal ?
– Nous avons en stock quelques vignobles de Ravola, en effet, mademoiselle.
– Vous êtes un connaisseur, je vous laisse choisir, monsieur. »
Breugal eut un petit sourire satisfait, avant de regarder la Kislévite.
« Gospodar Blanc. »
Il y eut un silence gêné. Breugal, avec un sourire crispé, et un petit ton pédant, corrigea :
« Pardonnez-moi, madame, nous ne préparons pas de cocktails à la table du Graf…
– Vous avez de la vodka ?
– Oui madame, un-
– Vous avez du lait ?
– …O-oui ?
– Vous avez du café ? Bien. Alors, vous prenez de la vodka, du lait, et du café, vous mélangez très fort, et vous me l’amenez. C’est un Gospodar blanc. »
Breugal regarda Boris pour chercher de l’aide, mais le Graf se contenta de hausser les épaules avec un air très désolé dans les yeux.
« Et vous, madame ? »
Le chambellan regarda Maria, qui sembla sursauter sur place. Tout le monde la regardait, et c’est d’un air un peu gêné qu’elle lança un :
« Je… Je ne bois pas d’alcool, monsieur. »
Gausser, en face d’elle, ricana un peu. Et avec un ton un peu acéré, il lança d’un air provocant :
« Ils n’ont pas découvert l’alcool, dans votre pays ? Ou c’est interdit comme chez les turbans ? »
Maria sembla un peu gênée. Mais pas intimidée. Se redressant sur sa chaise, elle regarda le Nordsmarschall tout droit pour rétorquer :
« On fait des dizaines d’alcools différents, au Cathay. Quand vous viendrez à l’ambassade Cathayenne à Altdorf, mes compatriotes seront ravis de vous en faire goûter, si vous avez le courage pour…
Quant à moi, je préfère rester… Alerte, monsieur. »
Gausser rit à nouveau, plus sincèrement.
« Vous maniez bien nos mots, madame ! Mais je comprends tout à fait, si l’alcool vous rend sensible, mieux vaut ne pas tenter le Prince… »
Il avait un petit sourire narquois, celui du pousse-au-diable. Et, au grand désarroi de Diederick, il pouvait voir que cela plaisait énormément à son épouse, qui faisait un petit sourire taquin à l’attention du Nordlander.
Elle se tourna vers Breugal, pour lui demander :
« Qu’avez-vous de fort ?
– Uisce d’Albion, madame, c’est une eau-de-vie de céréale.
– Oh, on en boit beaucoup au Cathay ! Amenez-nous donc ceci ! »
Et ainsi l’apéritif était décidé, pas trop conventionnel malgré tous les efforts de la pauvre Petra. En tout cas, le soudain froid qu’avait lancé Gausser fut vite pris au sourire par tous, en tout cas, c’est comme ça que le Nordsmarschall voulait le prendre, puisqu’il salua Maria d’un franc hochement de tête.
« Certes… Bref… », grommela Boris, alors qu’un malaise frappa un peu la salle à manger en attendant que l’alcool arrive.
Mais bon, finalement, le vieux loup se tourna vers Diederick.
« Mes condoléances pour votre cousin, messire. J’ai appris que vous étiez affecté par son décès. »