Marteau en main, et malgré un pas chancelant et incertain par ses blessures, le prêtre traversa la voirie en sifflant bruyamment pour attirer l’attention des trois brutes. Wolfgang claqua des doigts, et les désigna en les pointant, tout en se mettant à hurler avec sa voix claire et portant loin :
« Cessez immédiatement et dispersez-vous, au nom de la loi de l’Empereur ! Cessez ou craignez la punition des autorités et de Sigmar mêlés ! »
L’une des brutes, visiblement le meneur, se désintéressa momentanément du pauvre Halfelin, soulageant bien ses peines — le jeune homme rit fort, bien narquois, avant d’y trouver à redire :
« L’Empereur est mort, padré ! Et peut-être le maire avec lui dans la même journée !
Les curés ont pas su protéger Nuln, pas plus que notre puterelle de comtesse ! On va nettoyer cette ville nous-mêmes, comme on aurait dû faire il y a bien longtemps ! »
Il souriait, d’un grand sourire qui affichait ses belles dents jaunes. Combien de gens comme lui se traînaient en ville depuis l’élection de Maximale Leistung ? Fut un temps, ces énergumènes étaient archi-minoritaires, mais Reinhard les avait renforcés, sorti leurs chefs de prison, il les avait postés dans les facs, les tavernes, les places publiques — une cité entière vivait dans la peur grâce à lui.
« Attaquer un Halfelin désarmé à trois dans une ruelle, c’est nettoyer cette ville ?! Si vous tenez à Nuln autant que vous le dites, vous vous disperserez et rentrerez chez vous !
– Le noble, le mutant, le métèque ! Tous doivent payer ! Le sang doit laver le pus !
– Les Halfelins sont Impériaux depuis plus longtemps que les Nordlander ! Ils sont nos voisins, protégés par le ban Impérial !
Touchez encore à ce pauvre hère, et vous payerez pour vos fautes ! »
Il y eut encore un long aller-retour de cris, de menaces et de quolibets entre les deux protagonistes, jusqu’à ce que l’une des brutes ne se mette à tirer sur le costume de son camarade en chuchotant à son oreille — Wolfgang n’avait certainement pas convaincu ces jeunes gens de mettre fin à leurs chasses aux Halfelins, mais ils lâchaient le morceau, soit qu’ils prenaient les menaces au sérieux, soit qu’ils n’aimaient pas perdre du temps et attirer les voisins à crier comme ça dans la rue en restant dans une seule position. Alors, ils prirent la décision de partir, tout en lançant des bras d’honneur vers le prêtre, avant de disparaître.
Wolfgang s’approcha du semi-homme qu’il venait de sauver, lui offrit quelques mots, l’aida à se relever — et alors celui-ci, encore hagard, sanguinolent et sous le choc, quitta le quartier dans une autre direction.
Les choses se terminaient donc plutôt bien. Le curé retourna voir Reinhard, en adoptant soudain un ton beaucoup moins agréable et détendu que tout à l’heure — Wolfgang se mit à parler lentement, dans une voix teintée d’inquiétude, comme s’il s’adressait à un demeuré qu’on ne voulait pas mettre en colère.
« Tout va bien ? Besoin de quelque chose ?
On n’est plus très loin… »
Les deux purent donc continuer leur route, dans le ventre de Nuln.
Quelle idée Reinhard avait eut de venir ici ? La vulnérabilité n’était plus la seule chose qu’il ressentait. Le vide, la frayeur de ne plus se reposer sur son énième sens. La culpabilité de voir sa belle ville rongée de l’intérieur. Tout l’assaillait. Mais il y avait pire, pire encore. L’instinct lui hurlait de partir. Il n’aurait jamais dû remonter de ses égouts. Le pire restait à venir.
Wolfgang avait dit qu’il savait où trouver des invalides, sans trop préciser ce qu’il avait en tête. Ce n’était pas vers un joli temple, une aumônerie bien tenue, ou une solide chapelle financée par des dons qu’il se dirigeait — tous ces endroits là, qui pansaient bien les plaies de Nuln, ils fermaient les uns après les autres, quand leurs prêtres n’étaient pas corrompus et tentés de rejoindre le père-Pestilent. Autrefois, à Nuln, on ne manquait pas de bonnes gens, et de bonnes œuvres pour aider les malades et les indigents. On pouvait dire ce qu’on voulait sur cette ville où les riches sont de plus en plus riches et les pauvres usés jusqu’à la moelle, au moins, la philanthropie permettait à quelques personnes de s’accrocher à un sort — même si un asile ou une maison de travail n’était pas un sort bien enviable, c’était mieux que l’horreur de la rue, l’horreur de la grippe qui rend insomniaque, l’horreur des sacrifices humains dans d’impies cérémonies. Mais le Grand Coësre avait rongé tout ça avec son costume de Maximale Leistung.
Wolfgang amenait Reinhard vers un squat géant. Il reconnaissait l’immeuble : c’était l’ancienne Guilde des Bretonniens, un joli hôtel un peu coquet qui apparaissait aux yeux de tous au milieu d’un bidonville pauvre — fut un temps, c’était un bâtiment de secours pour les immigrés de travail venus de Bretonnie, surtout des serfs qui avaient fui la brutalité de leurs seigneurs en toute illégalité et traversé la frontière pour venir vers cet eldorado qu’était Nuln. Une association gérait les locaux, des notables venus de Bretonnie, beaucoup d’inspiration Shalléenne, ils avaient mis en place des chambres, un petit jardin, et une soupe populaire pour que leurs compatriotes récemment arrivés puissent être en sécurité, avec un lit et un plat chaud le temps qu’ils se trouvent un logement et un travail : ils avaient facilement les deux, tant l’industrie de Nuln était gourmande en bras, et peu discriminatoire quand il s’agissait de savoir d’où ils venaient.
Mais l’année dernière, Leistung n’avait pas renouvelé l’agrément d’utilité publique de l’association, et puis sa présidente avait été arrêtée et internée dans le Donjon de Fer pour suspicions d’obédience millénariste. De toute façon, la plupart des grands marchands Bretonniens qui remplissaient le trésor de la société avec leurs dons, ils s’étaient exilés de la cosmopolite Nuln il y a bien longtemps — les plus malins au moins, ceux qui savaient qu’ils risquaient à tout moment le contrôle fiscal ou le lynchage dans la rue au moindre faux pas.
Alors maintenant, la Guilde des Bretonniens abandonnée avait été saccagée, on avait volé tout ce qui pouvait être volé, jusqu’aux dorures raclées au couteau à beurre ; et puis cassé tout ce qui ne pouvait pas être volé, forcé les portes, balancé des paillasses, et maintenant, des dizaines et des dizaines de familles vivaient sous le même toit, à côté de camés accros au lotus noir et de logeuses qui faisaient travailler des filles dans des pièces réservées. Un microcosme social de ribauds, qui avaient amené ici l’eau courante par un aqueduc de tôle, car l’être humain sait organiser son monde.
Frère Wolfgang sembla être comme chez lui. Personne ne l’arrêta alors qu’il s’approchait de la porte, et personne ne siffla ou ne fui, craignant une descente de police — la police venait-elle seulement en ce genre de lieux ? Reinhard vit avec inquiétude cinq lépreux aux visages semi-camouflés par des capuches, assis sur un banc juste à côté — c’étaient là ses coreligionnaires, en train de tenir un piquet pour prêcher la bonne parole à qui voudrait s’approcher et l’entendre. Ils n’en avaient pas l’apparence, mais ils étaient un plus grand danger que les truands maigrelets et émaciés qui trifouillaient leurs couteaux dans leurs poches et s’approchaient bien peu discrètement pour proposer leur dope contre des pistoles.
Ainsi, Wolfgang pénétra dans le hall de l’immeuble : il était plein à craquer. Le prêtre alla vers une pièce, peut-être une ancienne librairie, devant laquelle quelques personnes attendaient en faisant la queue. Plusieurs proposèrent de laisser passer le clerc devant eux — Reinhard comprit qu’il s’agissait d’un barbier, qui allait pouvoir recoudre le prêtre. Avant qu’ils ne se séparent, Wolfgang expliqua :
« Beaucoup d’invalides de guerre vivent ici. Votre ami a dû venir se réfugier ici après la mise sous cloche de Nuln. C’est votre meilleure chance pour le retrouver.
Si vous ne le trouvez pas, revenez me voir après, je serai encore ici, et j’essayerai un autre lieu. »
Il tapota l’épaule de Reinhard, qui put alors s’éloigner, un peu hagard, en ne sachant pas trop qui chercher. Il se déplaça au hasard, dans les couloirs, les anciennes chambres communes, la buanderie, les douches, en rencontrant partout les mêmes sortes de visages aux regards torves. Des gens mauvais le dévisageaient. Des gens paumés l’observaient avec inquiétude. Un duo d’enfants sales et souillons le dépassèrent en riant : ils jouaient à chat et se poursuivaient au milieu du dédale de détritus qu’était l’hôtel. Reinhard monta les escaliers, en zigzagant entre les opiomanes avachis : un frisson parcouru son épine, tandis qu’il devina que l’un d’entre eux n’était pas en train de dormir, mais avant en fait les yeux grands ouverts — personne n’avait encore remarqué qu’il était mort.
Au premier étage, il vit les chambres occupées. Il entendait les cris, les gémissements, de la musique. Il entendait les mouches et les cafards, surtout — il y en avait partout. Partout des insectes. Des punaises dans les lits, des moustiques au fond des seaux d’eau, des rats entre les murs, des araignées au plafond. Des pucerons, des mycoses, des staphylocoques — l’humain était une proie ici. Il pouvait être tellement fier de lui : Nurgle avait gagné ici. Toutes ces âmes finiraient dans le chaudron de Papy, dans cet état-là, pour l’éternité. Aussi longtemps que dans le cosmos, une étoile brillerait, voilà que ces gens-là seraient perpétuellement coincés dans un squat puant.
Mais le pire restait à venir.
Reinhard ne faisait pas trop attention aux femmes — il ne les remarquait pas parmi les hommes, même quand elles portaient des collants troués, ou des corsets qui dévoilaient leurs bras couverts de bleus, de boutons et de traces de piqûres. Elles participaient simplement au décor, tout aussi paumées et mal foutues que les autres. Il n’était pas venu ici pour elles, pas comme un ouvrier qui se hasarderait dans un tel cloaque pour perdre sa maigre solde à tant risquer ici. Il cherchait un visage familier, un de ses anciens copains clochards, et il n’avait quasiment pas d’amis clochards femmes.
Comment aurait-il pu faire attention.
« F… Fromm ? »
Le pire restait à venir.
« Fromm ?! Monsieur Fromm ! Monsieur Fromm ! »
Une femme se mettait à crier ça fort, avec panique, des tremolos dans la voix. Reinhard ne réagit pas. Qui était Fromm ?
Le nom flottait bizarrement dans son esprit. Un souvenir inaccessible. Une minuscule réminiscence. Un rien du tout de sa vie.
Mémé Gâteuse. Bernhard Steiner. L’Halbinsel. Vitale Candiano. Max. Irmfried. Heidemarie. Les costumes de répurgateurs. Sœur Emma. Furug’ath. Les jardins. Valitch. L’enfer. Frida. Les égouts. La secte. Trahison. Maladie. Les abattoirs. La mafia. Le pacte avec la diablesse. La grippe qui se répand. Épidémius. Le Grand Coësre. Le Stir. Des Stryganis. Une vampire. Un château. Une ville. Une noblesse à conquérir. Le pouvoir politique. Le pouvoir de la magie. L’au-delà. Un monde entier à ses pieds. Tout le monde qui meurt devant lui. Tant de gens s’étaient mis sur son chemin, avec toutes leurs armes et leurs compétences… Personne n’avait jamais été à sa taille. Tant d’intrigues, tant de meurtres. Pourquoi se serait-il rappelé d’aussi peu ? Un parmi tant d’autres…
Et pourtant, il avait l’impression qu’on lui parlait. Qu’il devait se rappeler. On essayait de défoncer la porte d’un souvenir qu’il avait barricadé dans son esprit.
« Bernhard Fromm ! S’il vous plaît ! Monsieur Fromm s’il vous plaît ! »
Reinhard s’arrêta, et se retourna, tandis qu’une silhouette jouait des coudes au milieu du passage de paumés et de camés. Une femme avec des yeux d’une fille de vingt ans, et un corps d’une de cinquante : maigre à donner à son visage des airs de crâne, pâle, couverte d’ecchymoses et de maquillage, chancelante à cause de ses talons un peu trop haut qui soutenaient des cuisses osseuses. Reinhard ne la reconnaissait pas. Ni sa voix, ni sa silhouette, ni rien du tout.
Mais il la connaissait.
« Monsieur Fromm ! C’est moi, c’est… C’est Agnès ! »
Qui était Agnès, bordel ?
Ça grattait son esprit. Ça assaillait son ventre. Ça poignardait son cœur. Il avait donc encore des organes… Comment tenait-il encore debout, sans magie ? Reinhard souffrait. La peste de Neiglish brûlait ses veines. Il était un monstre, une infection ambulante, et jamais il ne l’avait autant ressenti qu’à un tel moment.
Et Agnès s’arrêta devant lui. Ses lèvres tremblaient, elle gonflait ses joues comme un hamster, ses yeux avaient des pupilles dilatées, et ils étaient larmoyants. Elle levait ses mains, elles tremblaient. Et en regardant Reinhard tout droit, elle se mit à essayer de sortir des mots, qui étranglèrent son interlocuteur plus fort que n’avait su le faire la langue mutée d’un chamane homme-bête au fin fond de la forêt de Narn.
« M-m-mons-monsieur Fromm, j…
Il faut…
Il faut, pitié, il faut…
Il faut me dire où est mon fils ! »
Elle leva ses mains, et attrapa la chape de Reinhard. Et tout le monde les regardait maintenant. Et avec ses grands yeux, Agnès se mit à rager, de colère, mais d’une colère incontrôlée qui virait aux larmes.
« Je veux voir mon fils ! Vous m’entendez ?! JE VEUX VOIR MON FILS ! »
Karl.
Elle voulait voir Karl.
« Je… J’en ai besoin ! Je veux le voir ! Je vous rembourserai mais rendez-le-moi ! Rendez-le-moi ! Je vous en supplie il me faut mon bébé ! Je veux mon bébé ! »
Elle essayait de secouer Reinhard. Elle ferma son poing, donna un coup dans son ventre qui n’eut aucun effet, sinon lui faire mal à elle-même. Et alors, elle s’effondra à genoux, tout en continuant de solidement s’agripper aux fringues du magus planté là sur place.
« Mon bébé ! Je veux mon bébé ! Pitié ! Pitié, pitié, je veux mon bébé ! »
Ses cris devenaient étranglés et incompréhensibles, alors que de la morve jaune dégoulinait de son nez.
Combien d’enfants la maladie de Reinhard avait tué ? Un de plus ou un de moins. Karl n’avait été que le premier d’une longue série. Le meurtre l’avait éveillé. Il lui avait donné plus d’adrénaline que toutes les drogues de tous les continents qui se vendaient à Nuln. Un nouveau-né qu’il avait pu nommer, avant d’éternellement le condamner à la souffrance — à moins qu’un exorciste n’ait pas manqué un rituel, quand la maison de Mémé Gâteuse était tombée entre les mains de la loi ? Il l’avait oublié. Ça n’avait tellement plus eu de conséquences pour lui.
« R-r-rendez-moi mon bébé ! »
La gerbe montait dans l’œsophage de Reinhard.
L’horreur de l’infanticide qu’il avait commit se réveillait en lui. Il décompensait, comme si l’homme qui avait enfermé Karl dans sa boîte et invoqué la magie noire n’était pas lui-même. Mais il suffisait qu’il regarde ses mains, ou son visage dans un miroir, pour qu’il soit rattrapé par la réalité.
À moins que Reinhard Faul ne soit prisonnier du Grand Coësre ? Et s’il s’arrachait la peau ? S’il se poignardait le ventre ? Est-ce qu’il arriverait à se libérer ? L’idée semblait tellement plaisante. Réussir à se libérer de ce qu'il était, afin de consigner tous ses péchés dans un alter-ego qu'on pourrait offrir au bûcher, comme durant le solstice d'été.