« Inspecteur, transmettez cette lettre à l’hôtel de ville, sous scellé, pour les yeux de monsieur Maximale Leistung seulement.Rapport 2532-25-CN, très confidentiel, pour les yeux des pouvoirs-qui-sont seulement ;
Clé de sécurité « Rossignol » —
Agent Eva Seyss, umbramancienne, sur la situation du comté de Nuln.
Monseigneur,
Je n’ignore pas les ressources avec lesquelles le Conseil d’État de l’Empire prend actuellement ses décisions — la période dans laquelle se trouve notre nation est suffisamment abominable pour justifier de peser soigneusement le moindre petit décret que vous signerez. Il me faut pourtant vous implorer de ne pas croire les émissaires venus de Nuln, et de traiter la comtesse Emmanuelle von Liebwitz et chacun de ses sujets comme un ennemi potentiel de sa majesté impériale, comme vous le faites déjà pour tout le nord et le centre de l’Empire.
Il est certain qu’en apparence, Nuln s’est bien remise de ses troubles. La comtesse a été capable de purger son conseil, de muscler son appareil militaire, et de retrouver une grande popularité auprès du peuple, grâce au travail de sa nouvelle administration et notamment de son prévôt des marchands élu en 2530 ; il est vrai que de nombreux succès ont été acquis. Les fanatiques comme les agitateurs de tous bords ont été pourchassés jusqu’à ce qu’ils soient forcés de se cacher, ou ont été jetés en prison, ou mis à mort. Hormis les nouveaux troubles sécessionnistes qui touchent le Sudenland et sa vieille aristocratie, Nuln parvient encore à produire, à fondre des canons, et à envoyer des biens et du grain dans tout le reste de notre pays, ce qui est notamment une grande force pour le Reikland et Altdorf. Je comprends la dépendance que vous devez ressentir, celle que l’on éprouve envers la ville-lumière qui est un phare au milieu de notre empire en pleine obscurité.
Je vous demande de ne pas céder à ce sentiment. Nuln est plus horrible que jamais. Ne croyez pas les chiffres que l’on vous donne, sur les contributions fiscales de la ville, sur les marchandises qui en sortent ; ne croyez pas les propos des aristocrates qui y vont en villégiature, des bourgeois qui participent à ses fêtes toujours plus extravagantes ; ne croyez pas les négociants étrangers qui s’y rendent encore à chacune de ses foires ; et entendez plutôt ce que l’on vous cache.
La semaine dernière j’étais encore dans le quartier manufacturier de la ville, alors que nous sommes en pleine saison estivale. Avec tous ses ateliers qui fondent les pièces d’artilleries commandées par les Troupes d’États de différentes provinces, vous vous attendriez à ce que les cités ouvrières soient toutes remplies — j’ai vu des immeubles entiers avec des pancartes annonçant que des chambres sont à louer.
J’ai participé à plusieurs fêtes de la noblesse locale : j’y vois de moins en moins d’invités, et lorsque je demande des explications, l’on me répond que untel est parti à la campagne, qu’un autre doit être retenu dans le Wissenland, mais le plus souvent, que l’on ignore totalement ce qu’il lui est arrivé.
J’étais dans la rue au moment du solstice d’été ; les avenues de Nuln, d’ordinaire pleines à craquer, étaient maintenant bien éparses, et étonnamment calmes, même pour la soirée la plus baroque de l’année.
Je suis sûre, et certaine, que Nuln est en train de se dépeupler. Je suis pourtant incapable de produire des chiffres comme preuves. Les jardins de Mórr locaux n’ont noté aucune hausse particulière de la mortalité — mais la nuit, je sais que des agents de l’hôtel de ville chargent des barges de grandes caisses. J’ai discuté avec de nombreuses Shalléennes : elles m’expliquent que beaucoup de pauvres gens, surtout des Stirlander récemment arrivés, viennent les consulter, qu’elles les redirigent vers les hôpitaux laïcs de la ville, et qu’elles n’ont plus de nouvelles. Cela va faire des mois que je n’ai pas croisé une seule personne avec des cheveux blancs ; les vieillards ont tout simplement disparu. Et même des jeunes en très bonne santé se mettent soudain à souffrir d’apoplexie, et doivent être envoyés en toute hâte à l’hôpital. Rien ne paraît dans les journaux : de toute façon, tous sont relus avant parution par un nouveau service de l’hôtel de ville, et éventuellement censurés, et la Police a fait saisir les imprimeries de ceux publiant clandestinement.
Je n’ai pas demandé des explications à l’administration municipale, car je soupçonne malheureusement le pire, notamment d’être surveillée par certains. Ce n’est pas un excès de paranoïa de ma part, car je sais de source sûre que des personnes me suivent lorsque je dors en ville.
Depuis l’année dernière, tous les magiciens et personnes douées du sixième sens de passage à Nuln sont obligés de se déclarer à l’hôtel de ville et de résider uniquement dans l’académie locale. Je craignais le pire, alors j’ai décidé d’écrire une lettre à un ami Nulner, en écorchant volontairement son prénom : Wilhelmsson au lieu de Wilhelmsen. Il m’a répondu, avec son écriture, mais sans relever la faute. Je sais que ce n’est pas lui qui a rédigé la réponse.
Cela fait six jours que je suis malade. Je n’arrête pas de tousser d’une toux expectorant du sang. Je ne me suis pas rendue chez les Shalléennes, car je sais que même si toutes les quarantaines et les couvre-feus ont été abolis par le prévôt Leistung, de nombreuses maladies contagieuses circulent encore — aucune pétition qu’une prêtresse en robe blanche ne signe n’atteint le palais de la comtesse, et lorsqu’elles se présentent en personne devant Emmanuelle von Liebwitz, elles sont refoulées devant sa porte ; en fait, personne n’a vu la comtesse en public depuis cinq six mois. Il n’y a pas plus de nouvelles de la part du Temple de Sigmar ; monseigneur Kaslain serait affaibli et son vicaire est mort récemment.
Je pense que je me remettrai physiquement. Mais ce n’est pas ma santé qui m’inquiète ;
Depuis le début des symptômes, je fais un cauchemar récurrent. Toujours le même, trop élaboré pour qu’il soit uniquement le produit de mon âme et du doux Mórr.
Je vois un grand terrain vague, et un marais grouillant. Il y a au milieu de l’eau des tours immenses, de maisons se chevauchant les unes sur les autres. Des corbeaux ne cessent de voler et de croasser, et la faune et la flore vivent et bourdonnent dedans. Le soleil a une couleur étrange, orangée, et l’air est vicié, assez pour que j’aie l’impression d’étouffer sur place. L’horizon est recouvert par de l’obscurité, un grand voile noire, un abysse, et pourtant, je sens que cet abysse n’est pas vide : il y a quelque chose dedans, d’épouvantable, qui me regarde en retour. Et chaque nuit, alors que mes symptômes empirent, il y a plus d’obscurité, et moins de marais.
Je sais que je ne suis pas la seule à faire ces cauchemars. Les Mórriens m’ont confié qu’ils étaient consultés quotidiennement par des personnes faisant des songes similaires. La chose qui possède la ville empoisonne les consciences de tous ses sujets. Personne ne peut lui échapper. Il est partout. Et son influence s’étend, elle a dépassé la cité de Nuln pour englober le comté, et à présent le Wissenland.
La Geheimnisnacht arrive bientôt. Je crains le plus horrible pour cette nuit à venir. Nuln a toutes les apparences d’une cité encore solide — n’en croyez rien, à aucun instant.
Je n’ai plus aucune ressource ni plus aucun allié pour me venir en aide sur place. Je ne peux faire confiance à personne, pas même à la poste impériale, c’est pour cela que je vous envoie cette lettre par une caravane de Stryganis. Si elle vous trouve, je vous supplie d’envoyer des personnes prendre des mesures drastiques pour reprendre le contrôle de Nuln : tout le monde ici est compromis, soit directement, soit par des auxiliaires proches.
N’essayez pas de me retrouver, ce serait un gâchis de ressources. Si je vous ré-écris une lettre contredisant mes témoignages donnés dans celle-ci, considérez que ce n’est pas moi, ou bien que j’ai été compromise. Je vais tenter de faire ce que vous m’avez appris pour aider Nuln du mieux que je puisse, sans être capable de garantir le succès de mon opération.
Je suis à présent forcée de lier une alliance avec ceux que j'ai toujours redouté. Il n'y a plus qu'un seul groupe dans Nuln qui ait encore la force de s'opposer au Coësre. Et leur victoire ne serait pas plus désirable pour nous que la sienne. J'ai conscience qu'en faisant ça, je prends le risque de me damner. Je vous assure que j'agis de mon propre chef, sans chercher à impliquer l'Ordre Gris - j'ai fais du mieux que j'ai pu, et j'ai tenté de vous prévenir. Tout comme vous, monseigneur, je ne peux plus que faire ce que je pense être nécessaire.
Je prie toujours, dans l'espoir que les Dieux permettent à l'Empire d'endurer.
– Et pour le reste de la caravane ?
– Passent-ils dans une zone où il y a de l’activité de rebelles Söllander ?
– Oui, monsieur Steiner.
– Alors vous savez. »
Population de Nuln en 2529 : 100 000 personnes.
Population de Nuln en 2532 : 45 000 personnes.
Bezahltag, 20. Vorgeheim 2532.
Plus de deux ans après l’élection de Maximale Leistung.
C’est la quatrième fois que le chevalier regarde par-dessus son épaule ; il sait qu’il est un intrus dans ce coin de Nuln. Rien ne ressemble au monde auquel il est habitué depuis l’enfance, aux rues pavées, aux salons réchauffés par une cheminée, aux tapis de velours — il a eut le bon goût de ne pas porter les doublets et les chausses qui composent sa garde-robe, et il déambule avec un grand manteau sur le dos. Pourtant, ce camouflage ne suffit pas à le mettre à l’aise. Il n’arrête pas d’observer les fenêtres des immeubles vides, en imaginant une paire d’yeux qui le surveille. Il se demande si ce batelier qui est passé devant lui en se tenant les côtes et en toussant a continué de le regarder après l’avoir dépassé. Il commence déjà à regretter d’être venu ici, d’autant plus qu’on lui a donné l’ordre de ne pas venir armé ; par nervosité, il triture sa ceinture, sans y trouver l’épée à son flanc qui signe la qualité de sa personne — il se sent comme s’il était nu sans.
C’est le désespoir qui l’a amené ici. Une maladie contractée après une blessure infligée par des rebelles Söllander. Son sang pourrit de l’intérieur, et depuis des jours maintenant, il n’arrête pas de trembloter de fièvre. Les filles de Shallya ne pouvaient plus rien faire pour lui, et il était trop lâche pour recevoir l’onction des frères de Mórr. Alors, il a écouté ce qu’une infirmière de l’hospice lui a raconté, et, après avoir pesé le pour et le contre, après avoir longuement hésité, il a décidé de simplement aller voir.
Il pourrait faire demi-tour. Retourner vers le port, prendre une barque, aller voir sa mère pour mourir en paix dans son lit. L’idée trotte dans son esprit, commence à infecter son âme — mais soudain, il entend des bruits de pas qui couinent sur le sol. Il se colle à un muret, se cache derrière un tas de paille. Deux agents de la Police Métropolitaine de Nuln passent, côtes-à-côtes, avec leurs chausses flambant neuves et leurs chapeaux bossus sur la tête, et surtout, chose assez bizarre, leurs masques en tissus sur la bouche — ils parlent très fort, ricanent en se demandant pourquoi les Bretonniens de la semaine dernière sont déjà partis de l’appartement qu’ils ont trouvé ; comme quoi, ces gens-là ne méritent pas leur salaire. Ils continuent leur patrouille, disparaissent loin des oreilles du chevalier.
La frayeur l’a rendu plus moutonnier. Il reprend un peu de courage, et continue son chemin, jusqu’au lieu où on lui a donné rendez-vous.
Il s’arrête devant une trappe dans le sol. Il devrait y avoir un cadenas dessus — il a sauté, et aucun égoutier n’est venu le remplacer. Il soulève la bouche en métal, et, lentement, avec le peu de force qui lui reste dans ses bras tremblants, il descend les petits échelons de métal rouillés plantés dans la colonne en fer.
Il doit arrêter sa respiration, surtout quand il chute en bas par terre. Une nuée de rats courent sous ses pieds. À sa gauche, un ruisseau brunâtre charrie un tas d’excréments et d’eaux de pluie. Le chevalier boitille, alors qu’il sent de la gerbe remonter et tapisser son œsophage.
Il respecte scrupuleusement les ordres qu’on a griffonnés sur un caillou placé devant la porte de son manoir. Première à gauche. Suivre le canal de maintenance. Il chevauche un pont tremblant et bruyant, jeté au-dessus des flots de merde. Chaque bruit porté par l’écho suffit à le faire sursauter, et à imaginer un monstre, ou une patrouille d’égoutiers qui surgit. C’est étonnant qu’il ne tourne pas de l’œil, mais heureusement, la douleur dans son torse n’est que de l’angoisse.
C’est alors que, soudain, il trouve des fleurs à ses pieds. Ici, sous la terre, dans les égouts, une flore a poussé. Des petits champignons forestiers naissent, en même temps que de légers branchages. L’odeur ici est toujours forte, mais bizarrement moins pestilentielle — ça sent le sous-bois. Il continue tout droit, en retirant la main posée devant sa bouche. Il y a là une porte cerclée de fer. Il toque fort dessus, et d’une voix incertaine, enrouée et bégayante, il annonce le mot-de-passe :
« J-je c-crains l’homme q-qui a tout, surtout s’il n’a r-rien perdu. »
On imite ici les loges secrètes, les clubs de philosophie, les lieux où on rencontre du beau monde auxquels il est plus habitué. La porte s’ouvre, et se trouve derrière un homme trapu, rond, avec un immense goitre dégueulasse et couvert de chancres au beau milieu du cou. Il fait un signe de main pour inviter le chevalier à entrer, alors, il y va, en regardant un peu trop longuement cet étrange portier.
Il se retrouve au milieu d’un couloir sombre et étroit. Seules quelques bougies lui permettent de comprendre qu’il y a un chemin. D’autres personnes attendent, en marchant très lentement ; il se colle derrière, et suit comme le mouton qu’il est.
Une main se pose sur son épaule. Il sursaute. Un grand bonhomme lui palpe le torse, tripote ses cuisses — on est en train de le fouiller.
« Prends ça, mon frère. Sur ton visage. »
On lui place dans la main quelque chose de moite, collant, et chaud. Il regarde : on dirait un sac, minuscule, avec deux larges trous ovales et inégaux. On dirait une sorte de masque.
L’horreur s’empare de lui, quand il essaye de deviner la matière du masque. Il tente de la calmer en se disant que c’est de la peau de porc.
Le couloir débouche dans une grande salle où il y a beaucoup de bruit réverbéré dans les murs, et où attend debout un tas de gens silencieux. Il y a une fosse, dans laquelle il est, et une grande estrade de métal, où des personnes attendent sur des bancs : des éclopés, des culs-de-jattes, des aveugles avec un bandeau autour des paupières. Ces gens-là, trônant au-dessus, chuchotent entre elles, mais dans la fosse, tout le monde est silencieux en paroles — ils sont en revanche fort audibles, par leurs quintes de toux, leurs sanglots, leurs gémissements, leurs crachats, leurs rots, et leurs pets.
Il est entouré de gens comme lui : des malades. Tous d’afflictions différentes. Il bouscule une dame qui est recroquevillée sur elle-même, en se tenant fort les côtes.
Il comprend qu’il n’a aucun endroit où s’asseoir. Il sait qu’il ne doit pas parler, pas poser de questions. Il se demande ce qu’il fout là. Il suinte la trouille.
Alors, il y a un gros craquement métallique. Et au-dessus de sa tête, il voit une plateforme en train de descendre, retenue par des poulies, des cordages et des chaînes. Tout le monde se met à psalmodier de façon inquiétante, formant soudain dans la fosse un chœur vocal qui bourdonne.
Le chevalier regarde dans tous les sens. Il voit, au milieu des têtes qui ont les yeux rivés en l’air vers l’ascenseur, un visage qui le regarde lui, tout droit. Un cyclope, avec un seul œil au milieu du front, l’observe directement. Le chevalier est terrifié comme il ne l’a jamais été.
Il prend le masque qu’on lui a tendu, et le pose sur son visage.
Soudain, il sent la matière qui se colle à ses joues. Et à ses lèvres. C’est chaud, et gluant. Il veut hurler — il est incapable d’ouvrir les lèvres.
Les trous ne lui permettent que de passer ses yeux. Et c’est ainsi qu’il voit, au-dessus de lui, sur l’estrade, la femme qu’on amène vers une pierre visible de tous.
Elle est vêtue de la robe blanche d’une Shalléenne.