« Impressionnant, pas vrai ? C’est les Asurs pour vous. Ils prennent n’importe quoi, et ils le magnifient. J’ai vu tellement du monde, tout ce que les autres races peuvent produire de beau, et de noble, et de merveilleux, et j’en suis resté… Envieux.
Peu étonnant que notre monarque ne pense qu’à rentrer à Naggarythe. Cela fait depuis longtemps que notre race n’a rien apporté de beau et de bon au monde. Mais elle, sur scène… C’est le plus beau joyau que j’ai ramené de mes pillages. »
Les propos de Lokhir étaient, pour un Druchii, particulièrement dérangeants. Immondes, et intolérables. Si Tevras Drakilos était présent, le corsaire aurait déjà reçu une gifle dans sa face pour le provoquer en duel.
Ça n’allait tellement pas avec la personnalité que Fellheart affichait au monde — celui d’un tyran fou furieux, toujours le premier à charger lors des escarmouches, paré à grimper personnellement à l’abordage de galions Bretonniens. Ça n’allait pas avec ses fringues et ses bottes crottées, de paraître pour un esthète.
« J’comprends pourquoi vous préférez l’océan. Tout est tellement plus simple en mer. Tout le monde sait qui est le capitaine, les mutins savent qu’ils feront pas long feu quand on est perdus au milieu de nulle part. Y a pas de faux-semblants, pas d’hypocrisie, on craint pas les poignards — y a juste vous-mêmes contre la nature.
Ça vous fait ça à vous aussi, de vous sentir seul quand vous êtes entourée de monde ? Et à l’aise quand vous êtes isolé ? »
Il pouffa de rire.
« Je suis un enfoiré — je vous retiens. Vous êtes ici pour votre frère, et la famille c’est important.
Allez, allez le ramener chez vous par les oreilles. Hésitez pas à le bastonner s’il faut — c’est une preuve que vous l’aimez. Si vous ne l’aimiez pas, vous le laisseriez dépérir comme le sale dégénéré à côté de nous.
Si vous voulez rencontrer cette jolie Elfe — Yvthea, sa mère l’a prénommée — l’Effroi Béni vous accueillera toujours à bord. Mieux de se donner rendez-vous en mer que dans un boudoir à la con, pas vrai ? »
Et en guise d’au-revoir, il tapa du poing sur son cœur, comme un matelot qui salue son capitaine.
Akisha se remit en quête de Nokhis. Retournant dans l’obscurité à laquelle ses yeux d’Elfe s’habituaient, elle s’approcha du paravent de tout à l’heure, cette fois en s’assurant bien de ne pas trébucher sur quelque chose ou marcher sur le pied de quelqu’un. Ce n’était pas très aisé, il devait être impossible de circuler normalement dans cette pièce lorsqu’il y avait foule — il fallait imaginer ces mêmes divans, mais avec des dizaines de Druchii et d’esclaves se prélassant partout. À se demander comment les serviteurs humains circulaient.
Heureusement, malgré le manque de vigilance de ses yeux, Akisha louvoya avec une certaine furtivité. Comme un chat, elle contourna le paravent, derrière lequel elle avait entendu une voix de garçon et des gloussements féminins. Et elle reconnut, allongé au milieu d’un divan, torse-nu, son grand frère.
Nokhis était un beau garçon. L’héritier parfait, dont toutes les familles nobles rêvent. Grand, fort, élégant, intelligent, éduqué, beau parleur, charismatique, dévot mais pas trop — il avait comme prit toutes les qualités de sa dynastie, et il avait été modelé, par des précepteurs, des prêtres et des maîtres d’armes, pour devenir le Drakilos qui mènerait la famille.
Puis un Bretonnien lui avait enfoncé la pointe d’une guisarme dans son bas-ventre. Il avait perforé profondément, jusqu’à la moelle, et si le docteur Magnouvac parvint à stopper l’hémorragie, il ne réussit pas à cicatriser les blessures plus profondes.
La moitié du corps de Nokhis fut paralysée. On dit qu’il ne se sert plus de ses jambes, mais si seulement ce n’était que ça ; Nokhis ne peut plus aller à la selle, et doit être vidé par un esclave. Il ne peut plus avoir d’érection, et sera donc condamné à ne pas pouvoir procréer. S’il était né ainsi, les lois du Roi-Sorcier auraient obligé ses parents à l’abandonner aux Harpies, en pleine nature. Les Druchii n’aiment pas les estropiés.
Le handicap avait été terrible. Il avait la chance d’être né dans une famille riche et puissante, Tevras avait beaucoup, pendant quelques années, espéré faire avec — il lui avait fait construire une selle spéciale pour qu’il puisse monter à cheval, lui offrit des ouvrages et un maître afin qu’il compense ses faiblesses physiques par un esprit plus affûté, et c’est aussi à cette époque que Magnouvac, un simple chirurgien-barbier sans trop d’intérêt, profita d’une ascension fulgurante au sein de la famille, puisqu’il expérimenta quelques traitements exotiques et secrets sur le jeune homme, afin qu’il soit capable de mettre au monde un héritier.
Rien n’avait fonctionné. Nokhis s’enfonça petit à petit dans une mélancolie très marquée, parlant à peine à ses sœurs, passant ses journées à regarder dans le vide. Tevras Drakilos était un homme autoritaire, froid et cruel, pourtant, il ne secouait jamais son petit garçon — même depuis qu’il était devenu un déchet inutile, le père continuait d’être tendre et de parler à voix basse à son fils, qui faisait toujours sa fierté.
Tevras était mort.
Et c’était la première fois depuis son départ pour la Norsca qu’elle revoyait son grand frère.
Il était avachi sur son divan, avec, juste derrière lui, une jolie humaine à la peau noire, les cheveux tressés en nattes et le visage recouvert de peintures blanches.
Elle était en train, juste derrière, ses jambes nues de chaque côté de son torse, de lui masser le crâne et le visage. Nokhis avait la bouche occupée — il était en train de fumer une longue pipe, probablement d’opium. Il la retira, expira longuement de la fumée, et se détendit en posant l’arrière de sa tête contre la poitrine de l’humaine.
Et elle lui parlait d’une jolie voix douce, dans un druhir haché et incertain.
« Et toi es obligé d’aller au conseil de famille ?
– C’est… Comme une cour… De justice… Mais… Dans une fa… mille. Oui… Je suiis… Contraint, et… Forcé… »
Il parlait très lentement, en découpant soigneusement les syllabes, comme s’il était fatigué. À deux doigts de s’endormir.
La femme noire posa ses lèvres contre son front, et l’embrassant tendrement.
« Toi être courageux, courageux, tout va bien se passer, mon grand sang-froid…
– Je suis… Las… Tellement las… Je voudrais… Partir… Chez les hommes… D’où tu viens…
– Pourquoi pars-tu pas, alors ? Riche tu es. Gens riches font ce qu’ils veut.
– Sighi… Reprends… Toujours ce qu’elle… Donne… Elle… Attend encore… Que je la sers… Moi, Megeth, Akisha… On va tous… Épouser… Quelqu’un…
– Tu peux… Avoir… Enfants ?
– Quelqu’un d’autre… la baisera. Pas important… Pas important.
– Je pourrai la baiser pour toi, si tu veux. »
La blague fit rire Nokhis, timidement. Et l’humaine l’embrassa à nouveau.
« Sighi veut… Faire… Une expédition… Loin… Secret… Elle a besoin… Alliés, autres familles… Drachau, Malékith, pas d’accord… Doit être… Discret… »
Et ce crétin commença à baver les intrigues de Sighi à une quelconque humaine au milieu d’un bordel.