« Je quitte l’arsenal pour retourner au manoir. Je m’occuperai du reste.
En attendant, puisque tu vas avoir beaucoup de temps pour toi-même, je te propose de t’occuper en te laissant un peu de comptabilité — je suis en retard dessus, et puisque tu as toujours été douée avec les chiffres, du temps de ta mère… »
Akisha dut battre des cils pour se demander si son oncle était sérieux, ou si c’était une immense blague pince-sans-rire. Mais si, elle n’hallucinait pas ; Kaeleth alla devant une table, ouvrit sa serviette, et offrit à Akisha plein de papiers remplis de comptabilisation de dons et de dîmes prises par les Furies de Khaine à Har Ganeth.
On lui laissait des devoirs de vacances, à elle, une princesse Druchii.
Au moins, il était vrai que ça allait l’occuper. Parce qu’il n’y avait vraiment rien à faire là où elle était. Les deux esclaves qu’on lui avait confié étaient choisis pour leur loyauté et leur sérieux, pas parce qu’ils étaient jolis ou amusants — ils n’avaient ni don pour les arts, ni la science, ni la conversation, juste deux bêtes singes qui s’occupaient des repas, du ménage et de la lessive. Quand elle voulait tirer sur un des rideaux pour regarder l’arsenal, et percevoir ainsi les grands bateaux quittant l’océan ou les foules de manœuvres qui allaient au chantier en rang, Magnouvac surgissait pour lui conseiller de remettre en place le rideau, car il ne fallait pas tenter Khaine et un éventuel tireur d’élite. Pour l’heure, la seule chose accordée à Akisha, c’étaient des vêtements : une bête robe blanche toute simple pour la recouvrir.
Magnouvac était présent, lui. Mais faire la conversation était encore pire que parler en Reikspiel aux serviteurs. Le Druchii semblait proprement incapable de parler sans dégager une aura de malaise. Il prononçait toujours des phrases sèches, bien sèchement ponctuées, polies certes, mais sans aucune émotion. Ses seuls sujets de conversation, c’étaient ses études — qu’on lui parle d’une ville, et il racontait les expériences qu’il avait faits là-bas. Qu’on lui parle d’un autre continent, il parlait juste de l’état de l’art médical de telle ou telle race ou espèce. Qu’on lui parle de la Norsca, et tout ce qu’il semblait se souvenir, c’était des esclaves qu’il avait pu disséquer.
Rien ne marchait avec un homme comme Magnouvac. Pas l’humour, pas la séduction, pas la menace. On aurait dit qu’il n’avait rien de sensible chez lui. Un stéréotype de Nain, mais même les Nains savaient plaisanter, rire et aimer.
On aurait dit qu’il lui était arrivé quelque chose, à ce docteur. Il mettait mal à l’aise Akisha. Elle avait l’impression de partager son intimité avec un monstre.
Kaeleth repassa le lendemain, et le jour d’après, pour vérifier qu’Akisha allait bien, lui apporter des nouvelles et de la lecture. Il donnait des nouvelles du reste de la famille — comme on barricadait le manoir, comment Megeth menait des troupes dans les rues, comme Nokhis était redevenu bizarrement actif. Il coacha Akisha sur ce qu’elle devait attendre, les noms de ses nombreux cousins, et les ressentis qu’ils avaient sur toute cette situation.
Pas de nouvelles de Rekhilve, en revanche. Il inventait des excuses. Akisha avait en fait deviné pourquoi ; il cherchait à enquêter sur l’Ombre avant de lui permettre de venir rejoindre la jeune fille.
Peut-être découvrirait-il que son récit ne tenait pas debout — Kaeleth était très intelligent. Peut-être comprendrait-il qu’elle est une Asur. Peut-être ferait-il cracher à Megeth le pacte que les deux sœurs avaient noué.
Peut-être ne la reverrait-elle jamais.
Et puis, il y eut le troisième jour. Et là, Kaeleth entra dans la petite dépendance où était cloîtré Akisha, avec une jeune femme derrière lui.
Elle était là ! Comme la première fois où Akisha l’avait vue — vêtue de sa grosse cape noire tailladée, les cheveux en bataille, son visage crispé dans une tête colérique. Une façade. Elle avait toujours ses magnifiques yeux bleus, et ses cheveux d’or brillants comme les blés. Akisha dût se retenir de trop sourire et de montrer le moindre signe d’affection ; surtout pas devant Kaeleth. Surtout pas devant un fanatique entré dans le culte de Khaine. Un quasi-prêtre.
« Ma très chère nièce. As-tu terminé mes papiers ? »
Il ramassa la compta qu’Akisha avait préparé pour lui. Rekhilve, elle, s’approcha du lit. Elle tenait bien les pans de sa grose pèlerine.
Kaeleth leva l’œil. Il avait un regard inquisiteur.
« Qu’est-ce ? »
Rekhilve sortit quelque chose de sa poche — un paquet de cartes.
« Un jeu de marin », fit-elle avec une grosse voix bien ferme. « Vous restez avec nous, monseigneur ?
– Non, je suis très occupé », répondit-il avec un air soudain débecté. « D’ailleurs je ne vous prendrai que quelques minutes. »
Il reprit des conversations bêtes, demanda les prochaines volontés d’Akisha sur ce qu’elle souhaitait se faire amener, puis il salua les deux femmes et décida de partir.
Immédiatement après qu’il eut quitté la pièce, Rekhilve se saisit d’une chaise, la tira vers la porte, et la colla sous la poignée afin de s’enfermer avec la fille Drakilos ; il n’était pas question que Magnouvac ou un des deux esclaves tombe sur elle.
« Bordel de merde, Akisha. Je t’avais pas dit de faire attention ?
Tu sais à quel point ça a été dur pour moi, de…
Passer la moitié de la semaine enfermée dans ta chambre ? Tes esclaves ont pas arrêté de vouloir me maquiller ! »
Elle sourit. Un grand, beau sourire. Doux. Joyeux. Avec les yeux qui pétillent. Jamais Akisha n’avait vu un visage si radieux pour elle. Même ses précédents copains ne faisaient pas cette tête en la voyant.
L’Ombre cessait d’être une Ombre. Elle avait toute la grâce et la douceur d’une Asur. Elle ressemblait à la compagne de Lokhir Fellheart, mais en plus rude.
Rekhilve s’approcha du lit, en mettant un doigt sur sa bouche, pour intimer à Akisha de se taire.
Elle ouvrit lentement sa pèlerine, et dévoila son corps. Elle avait volé quelques petites choses dans la chambre d’Akisha — sous sa grosse cape ample, elle s’était habillée d’un corset blanc échancré et marquant bien sa taille, de bas liés à une jarretelle, et elle était ne portait rien entre les jambes.
Elle s’assit à moitié sur le lit, avec son petit sourire.
« Je… J’me disais que ça te ferait plaisir. »