– Ordelafo Faliero, triumvir de Remas.
Une épaisse brume commence à recouvrir la plage. Dans le ciel, le soleil est en train de se coucher. Quelques heures de luminosité : Deux, trois peut-être, après quoi il faudra compter sur la lune-grise pour continuer de s’orienter dans cet étrange pays bien froid. L’atmosphère a une saveur de fin d’hiver, mais pas encore de début de printemps. Il caille à en avoir une légère chaire de poule, alors que l’on marche sur une tourbe de toundra et de l’herbe à ras ; Il n’y a pas âme qui vive, hormis les poissons dans l’eau et les oiseaux dans le ciel.
Trois reavers sont alignés sur la plage. Jetés à marée haute, au fur et à mesure que le niveau de la Mer des Griffes s’abaissera, les trois navires seront condamnés à rester un moment échoués sur le sable blanc.
Quittant le vaisseau de son père qui a été soigneusement inspecté, Akisha remonte l’immense plage et son sable à perte de vue. Deux Elfes sont en train de regarder une troisième bien plus loin, là où l’herbe débute. Bras croisés, à ne rien faire, ils l'épient d’un air interloqué tandis que leur capitaine remonte très discrètement vers eux, le sable meuble sous ses pieds masquant les couinements de ses semelles.
« Mais qu’est-ce qu’elle est en train de foutre ? demande le plus jeune des deux Elfes.
– Elle piste, répond laconiquement le deuxième, bien plus âgé.
– Pister ? Comment ça, qu’est-ce qu’elle va faire, chercher des déjections de Druchii à goûter ? Nous ne sommes pas en train de traquer une harpie, bien qu’à voir damoiselle Megeth ce serait bien à s’y méprendre, n’est-ce- »
Le plus âgé des deux Elfes s’était retourné alors même que son comparse commençait à déblatérer des insanités. Kovus, le pilote et second d’Akisha, fit une longue courbette, la main contre le cœur. Kehen, juste derrière lui, écarquilla grand les yeux lorsqu’il découvrit sa capitaine tout près de son dos, et se dépêcha de l’imiter à toute vitesse.
Akisha avait beau ne pas aimer sa sœur, il était peut-être suicidaire pour un Elfe comme lui d’oser injurier une fille du clan Drakilos.
La réputation de Kovus n’était plus à faire. Il servait la famille Drakilos depuis bien avant la naissance d’Akisha. Discret, professionnel, il avait toujours fait du zèle pour survivre et accomplir les tâches qu’on lui donnait – toujours en échange d’argent et d’avancement social. S’il était bien difficile d’oser prétendre qu’un Druchii était fidèle, au moins Kovus était quelqu’un de compétent. Peut-être celui en qui Akisha pouvait avoir le plus confiance dans son navire.
Kehen, en revanche, était un tout autre genre d’Elfe. Il était issu des bas-fonds de Hag Graef ; D’après ce qu’Akisha avait compris, c’était un rejeton adultérin qui avait été condamné à mort par contumace, forcé de quitter son chez-lui pour une sombre affaire qui semblait mélanger meurtre et inceste. En tout cas, il avait passé le siècle dernier à errer dans le Vieux Monde, auprès des êtres humains, avant de se retrouver on ne-sait-trop-comment à Karond Kar. Kehen avait de quoi dégoûter – semi-mon’keigh, bâtard inconvenant qui n’avait jamais accompli son service militaire au sein des Affrelances, il méritait probablement tout le mépris des nobles et des corsaires. Il aurait été un parfait boulet bon à écorcher vivant, si seulement il n’avait pas le seul talent qui pouvait le rendre utile : Il savait lire et parler nombre de langues humaines du Vieux Monde. Il avait proposé ses services à Megeth, qui n’avait reçu l’offre qu’avec des éclats de rire et une menace de mort. Kehen était donc allé trouver Akisha, et cette fois, l’aînée de Tevras avait trouvé qu’un être comme lui pouvait se rendre fort utile.
Si seulement il apprenait à se la fermer. Lui et Kovus étaient vite devenus bien amis, toujours à parler ensemble, mais Kehen n’avait visiblement pas appris à craindre les Dynastes de Naggaroth. Au moins, il semblait trembler de trouille à présent qu’il avait offert sur un plateau d’argent l’occasion à son employeur de le reprendre.
« Maîtresse Akisha. J’ai bien inspecté la cargaison du navire de votre sœur, comme demandé.
Ils sont pas morts de soif et ils ont pas encore eu le temps de saloper toute leur cale en déféquant partout. Je suppose donc que votre sœur n’a pas tant d’avance que ça sur vous. Pas même vingt-quatre heures, pour tout dire. »
Il pointa du doigt l’étrange Drucchi qui était en train de poser un genou dans l’herbe, bien au loin.
« Rekhilve est en train de voir s’il y a des traces qu’on peut exploiter.
Mais si vous me permettez… C’est tout de même très louche qu’on ne découvre pas un seul matelot ici. Aucun pour garder les navires. Votre père n’aurait jamais commis une telle erreur de son plein gré.
J’ignore ce qui lui a pris. Peut-être qu’il a fait ça pour échapper à quelque chose. Ou parce qu’il voulait traquer une proie par ici. Je l’ignore, ce sont mes théories. »
Le chemin jusqu’ici avait été étrangement calme. La Mer des Griffes, pourtant réputée être parcourue de drakkars Norses, avait été vierge de dangers. Les villages qu’ils avaient allègrement pillés constituèrent une partie de plaisir ; Est-ce que les Maraudeurs qui avaient su faire trembler un continent au nom de leurs Dieux Sombres quatre ans auparavant avaient tous été balayés avec leur maître le Noir Archaon ?
Rekhilve était, en tout cas, une autre addition fort étrange à l’équipage. Une Ombre née dans les montagnes de l’Échine Noire, elle avait grandi dans la nature impitoyable de Naggaroth. Akisha ignorait tout d’elle, et surtout pourquoi elle avait débarqué un beau jour à Karond Kar pour chercher un emploi. Elle ne parlait presque jamais, et constamment à voix basse, une espèce d’aura malsaine autour d’elle. Megeth s’était toujours demandée pourquoi sa sœur rémunérait une personne si étrange.
Aujourd’hui serait l’occasion rêvée de voir les talents de l’Ombre.
« On ignore en tout cas s’il y a un village aux alentours. On sait pas ce qui nous attend. Ni où on est.
Ça promet. Je ne comprends pas qu’on ait croisé aussi peu de guerriers… ça sent vraiment mauvais. »
Kovus sembla vouloir dire quelque chose de plus là-dessus, mais il tordit vite ses lèvres tout en soupirant.
« Qu’est-ce que vous en pensez, maîtresse ? Qu’est-ce que vous dit votre instinct ? »