La princesse Lovisa ne remua même pas d’un cil lorsque Zack refusa de participer à l’entreprise du coffre, du moins pas en étant à l’intérieur. Si elle était fâchée ou déçue, alors elle n’en montra rien. Faisant montre d’un contrôle de soi rare, elle se contenta de répondre comme s’il s’agissait d’une simple conversation sur un sujet théorique où deux spécialistes d’avis différents exposaient leurs arguments pour tenter de convaincre l’autre :Test de perception de Zack (sous l’INT car ici il s’agit de repérer des tics et des gestes trahissant des comportements) : 18. Raté.
-Pour le coffre, tant pis. Même si vous n’êtes pas à l’intérieur, je pourrais éventuellement me charger de cette partie du plan. Cela vous suffit-il comme prise de risque pour ma personne ? On voit bien que vous n’êtes pas norse, en tout cas. Je vais vous montrer quelle est la différence entre un esclave étranger et une princesse skaeling.
Elle reprit son souffle. De par ses paroles et non son comportement, on la sentait quand même un peu à cran et remontée contre Zack. Puis elle reprit sur le même ton convaincu :
-Depuis quand vous intéressez-vous à ce qui pourrait m'arriver en Lustrie dans plusieurs années ? Quoi qu’il en soit fuir à cheval serait aussi stupide que de se suicider, je vous l’ai déjà dit et je vous le redis. Non seulement, à part vous peut-être, personne ne sait monter dans notre groupe ce qui limitera notre vitesse au pas pour ne pas risquer de tomber et de se blesser –et vous savez aussi bien moi que moi que se casser la jambe en cavale dans un endroit comme Norsca signifie la mort certaine-, mais en plus vous ne pourrez même pas vous repérer dans ces terres hostiles –et n’espérez même pas suivre la côte c’est là où il y a le plus de villages-. Je vous ai déjà parlé des monstres et des chasseurs d’esclaves, mais j’ignore pourquoi vous semblez sous-estimer gravement ce danger. Enfin, le fait d’arriver au mieux en plein Pays des Trolls, au pire aux portes du Chaos en admettant qu’on ait survécu jusque là ne semble pas vous gêner outre mesure…
Mais bon, puisque cela ne vous suffit pas, je vais vous donner trois raisons supplémentaires d’oublier une bonne fois pour toute cette folie.
Premièrement les vivres que vous avez apportés seront stockés dès ce midi dans la longère du jarl… De plus il faudrait en emporter bien plus que ce que vous pouvez porter en un seul voyage, ce qui signifierait charger au maximum les chevaux et donc s’en passer comme montures.
Secondement, l’émissaire du roi qui arrivera d’ici peu ne viendra évidemment pas seul. Il aura une escorte. Tous seront montés sur des chevaux de selle, et tous sauront monter et aller au galop. Comme ils ne partiront pas en expédition mais ont pour but de faire respecter la loi du roi sur les terres, ils nous pourchasserons. Mieux armés et mieux défendus, sauf si nous nous emparons du coffre, plus nombreux et plus rapides, avec des chiens, nous n’aurions pas la moindre chance de leur échapper.
Troisièmement et dernièrement, je garde un atout majeur dans ma manche, que je ne révèlerai pas, mais je vous garanti qu’il est de nature à pouvoir faire la différence entre la vie et la mort pour des fugitifs.
Elle se tût et continua à fixer Zack de ses yeux bleus. Mais avant que ce dernier n’ait pu ouvrir la bouche pour répondre, un crissement caractéristique d’un frottement métal contre métal retentit derrière les esclaves. Quelqu’un venait d’ouvrir un volet. Aussitôt, totalement maître d’elle-même, Lovisa n’hésita pas et donna une forte gifle à Zack, tout en lui criant dessus en norse :
-COMMENT OSEZ-VOUS M’ADRESSER LA PAROLE, CHIEN D’ESCLAVE ?
Puis elle passa derrière eux tandis qu’on entendait un rire sonore fuser de l’endroit où le volet avait été ouvert. En passant à côté de Zack qu’elle frôla elle lui chuchota quelques mots en Reikspiel :
-Vous avez le choix. Cet après-midi, je vous le demanderai.
Si Lovisa avait tenté d’être le plus discrète possible, il apparut rapidement que sa tentative avait été un échec. Certes, à une vingtaine de mètres, l’homme au volet n’avait pu entendre le contenu du murmure au passage, mais il en avait eu conscience, puisqu’il adressa en norse une violente apostrophe à l’intention de Lovisa :
-Alors « princesse », on drague des esclaves maintenant ? On veut perdre sa virginité avant d’avoir la tête séparée du corps ?
Toujours très digne, la rousse resta impassible, complètement insensible à l’insulte qui lui était faite. De toute manière, sans arme elle ne pouvait rien faire d’autre que supporter les railleries et les humiliations, ce qu’elle faisait avec un détachement typique propre à la noblesse.
Quant aux esclaves, ils étaient maintenant obligés de reprendre le travail pour ne pas sembler fainéanter devant le lève-tôt. Mais, au cours des voyages suivants qui furent nécessaires pour emporter le reste du matériel des mercenaires au centre du village, Zack fut constamment moqué par son compagnon Boris qui l’imitait avec une expression de surprise débile prendre une gifle. Et en effet, le kislévite sentait sa joue le brûler, tant Lovisa n’y était pas allée de main morte : les femmes norses devaient être aussi fortes que les hommes impériaux du Sud. Toujours était-il qu’il avait la main de la princesse décalquée sur la joue gauche et que la trace risquait de rester au moins plusieurs heures et peut-être même plus…
Une fois le travail qui leur avait été donné terminé, il ne restait aux deux esclaves plus que deux heures et demie avant midi. Le village s’était animé et partout on voyait les habitants vaquer à leurs occupations ou vagabonder dans la rue. Théoriquement, en l’absence d’ordres, Boris et Zack avait quartier libre. Mais qu’allaient-ils faire de ce temps où ils étaient maintenant en vue des villageois ?
Zack Tokavaleskï avait choisi de mettre à profit ce temps pour fouiner et explorer un peu le village et les sous-bois alentours. Evidemment, il ne pouvait pas agir en ayant l’air de prendre trop ouvertement des informations, car cela n’aurait pas manqué d’éveiller les soupçons des habitants. Les norses comme la plupart des maîtres n’aimaient en général pas voir un esclave se tourner les pouces, comme le kislévite l’avait vite compris. Il avait donc appris à faire semblant d’être occupé. Marcher résolument dans une direction précise avec un air concentré évacuait la plupart du temps les questions gênantes. Tout le monde pensait dans ce cas que l’esclave allait se rendre quelque part accomplir une tâche confiée par un autre et le laissait faire.
Néanmoins faire semblant de travailler restait complexe dans le sens où faire des allers-retours inutiles dans le village était un comportement assez difficile à justifier. Au final, après un peu moins de deux heures et demie d’exploration –car Zack savait qu’il valait mieux arriver avec un peu d’avance plutôt qu’un peu de retard au rendez-vous-, il avait pu avoir une idée plus précise du village et de l’orée de la forêt.
Nous l’avons déjà dit, le village était disposé en « U » inversé, ouvert au Sud sur la mer et l’embarcadère. Au milieu de la grande place centrale (en réalité légèrement plus au Nord-Ouest), trônait un puits. L’ensemble du village était fortement en pente qui descendait du Nord (les terres) vers le Sud (la mer). La totalité des maisons étaient orientées face à la place centrale. Il n’y avait que deux artisans dans le village : un forgeron et un menuisier, mais ces derniers avaient des apprentis et l’ensemble des villageois avaient de bonnes notions dans ces domaines. En effet, les deux artisans étaient indispensables pour fabriquer et entretenir les armes, les objets du quotidien, les maisons et les drakkars. Les habitations des deux artisans étaient bâties face à face, respectivement les plus au Sud sur les branches Est et Ouest du « U ». Elles étaient très grandes, car leurs parties septentrionales étaient des maisons normales, mais leur partie orientales étaient des sortes de granges fermées par deux grands battants de bois qu’ils n’ouvraient que la journée et dans lesquelles ils avaient leurs outils et leur lieu de travail.
L’essentiel des hommes, hors temps de guerre, étaient sinon des chasseurs et ramenaient la nourriture au village. En l’occurrence, plus personne n’allait chasser, car les réserves étaient déjà constituées et tout le monde n’attendait plus que le départ pour les pillages. A l’extérieur du « U », donc entre l’arrière des maisons et la palissade, on trouvait des espaces plus intimes, où personne ne se trouvait en théorie, bien que presque toutes les maisons aient des portes arrière y menant, et que quelques arrières cour de quelques mètres carrés seulement étaient délimitées par de petites barrière d’un mètre au plus de hauteur. Entre les murs des maisons et la palissade, il y avait une petite vingtaine de mètres (les arrière-cours ne comptant pas). C’était là, du côté Ouest, que se trouvait Lovisa, adossée contre une maison sans arrière cour dont l’avancée du toit dépassait le mur et pouvait la protéger sommairement des éléments le cas échéant. Effectivement elle avait été dépossédée –provisoirement à titre conservatoire officiellement- de tout et n’avait donc plus d’autre refuge. Heureusement en été il ne faisait pas froid qu’en hiver et il semblait n’avoir pas plu depuis quelques jours au moins.
Les écuries étaient également dans cet espace, entre la palissade et l’arrière de la maison du jarl, à l’endroit le plus au Nord du village, dans l’arrière-cour du jarl, délimitée par une barrière d’une hauteur d’un mètre cinquante. En journée, on laissait les bêtes libres de brouter sur la colline à l’Est, sous la surveillance de femmes ou d’enfants et avec des entraves aux chevilles pour leur éviter de s’enfuir au galop. Le soir, on les rentrait dans leurs box.
Quand Zack sortit du village pour explorer la portion de forêt la plus proche, au Nord, il ne vit rien non plus de particulier. Principalement constituée de conifères, les sous-bois étaient sombres, humides, froids et inquiétants, même en été. S’y aventurer profondément était extrêmement dangereux, car des bêtes sanguinaires y vivaient, et que l’on risquait de s’y perdre à moins de bien connaitre l’endroit, mais de toute façon il n’en avait pas le temps et dût se contenter de repérer la lisière. Le Tokavaleskï n’était pas un spécialiste et ne put reconnaître aucune plante vénéneuse ni comestible. En fait la petite végétation semblait assez limitée dans la forêt : des mousses, des lichens, diverses petites plantes vertes, et de rares petits champignons qui venaient avant la saison… Sur une vingtaine de mètres de profondeur, à l’endroit le plus proche du village, la forêt avait été exploitée, car on voyait de nombreuses souches coupées à la hache ou à la scie et qu’il n’y avait plus une seule branche de bois mort… Celui-ci était ramassé consciencieusement par les esclaves, les femmes et les enfants pour constituer des réserves de bois en prévision des jours plus froids.
D’ailleurs, Zack put constater que les femmes et les enfants faisaient un travail important lors de son exploration : dans le village pour les travaux domestiques, dans les bois et pour garder les chevaux, c’étaient eux qui étaient mis à contribution. Tandis qu’il rentrait, il put entendre un enfant se plaindre à sa mère que les derniers esclaves ayant été sacrifiés pour fêter la mort de Haakon Epée d’Efle et l’arrivée d’un nouveau jarl et de son vitki « l’étranger », ils devaient faire plus de corvées eux-mêmes.
Le kislévite rentra donc pour l’heure prévue. Il arriva sur la place centrale devant le puits où ils avaient posé les affaires juste à temps pour voir le groupe des mercenaires sortir en conversant et en riant bruyamment avec la plupart des hommes du villages qui étaient jusqu’alors dans la longère du jarl.
Une brute impressionnante vêtue de pantalons de cuir grossier, et d’une cape en peau d’ours blanc marchait en tête, droit vers les deux esclaves, une lourde masse d’armes à sa ceinture. A ses côtés se tenait un homme de stature moyenne, mais très athlétique. Son corps comme son visage semblaient n’avoir pas le moindre défaut. D’une beauté exquise, bien que presque androgyne, l’homme était vêtu avec un raffinement digne de riches bourgeois impériaux. Du moins dans le choix des matières : du velours, du satin et de la soie, colorés de mauve, de violet, de bleu azur et de rose. Ses cheveux impeccablement coiffés étaient longs puisqu’ils s’arrêtaient en dessous de ses épaules. Dans ses mains revêtues de mitaines de cuir fin et ouvragé, il tenait paresseusement une laisse dont l’autre extrémité était attachée au cou d’une petite esclave brune. Cette dernière n’était vêtue que d’un pagne de fourrure et d’un fin bandeau de tissu au niveau de la poitrine. Elle était magnifique de visage et de corps, même si elle arborait une marque au fer rouge sur le front. Une marque plus ancienne en forme d’épée stylisée semblait avoir été recouverte et était maintenant presque totalement masquée par une plus récente représentant les symboles de la féminité et de la masculinité confondus, au détail près que la flèche du symbole mâle était remplacée par un croissant de lune aux bords tournés vers l’extérieur. Partout ce symbole était représenté sur les habits de son propriétaire. L’esclave semblait fascinée par son maître et le suivait sans dire un mot, un sourire vide fixé sur ses lèvres.
-Hum hum… Quels beaux morceaux nous avons là. Un petit jeunot qui pourrait bien être encore puceau et une masse de muscles virile à souhait.
Toi, le petit, dis-moi, es-tu vierge ? Et ton gros camarade t’a-t-il déjà dépucelé ? Tu es si mignon que ça ne m’étonnerait guère…
Le gros costaud avec la peau d’ours semblait ne pas comprendre le Reikspiel. Sans doute ne parlait-il que sa langue natale, le norse, car il dût se faire traduire les paroles de son compagnon par un mercenaire. Il se tourna vers les deux esclaves et hurla avec haine en norse, bien que ses interlocuteurs ne fussent qu'à un mètre de lui :
-Vous appartenez désormais à mon vitki, bande de chiennes ! Vous avez intérêt à lui obéir au doigt et à l’œil, alors répondez-lui, maintenant, sales fils de chiennes d’esclaves !
Ainsi la grande brute n’était donc autre que Kjell Bras-de-Bronze, et l’homme efféminé à ses côtés son vitki, connu seulement jusqu’à présent sous le nom mystérieux de « l’étranger ».