Lucrétia avait religieusement écouté la réponse de Dokhara dans sa totalité – pas étonnant, après tout, on parlait d’elle et on la flattait, hé ! De toutes manières, absorbée par son propre fil narratif, la baronne de Soya n’avait pas vraiment pris le temps d’étudier les réactions de sa consœur cette fois-ci. Elle s’impliquait trop dans sa réponse – du moins lors de la première partie. Lorsque vint le moment de livrer ses pensées brutes sur la condition de vampire, bien au contraire, elle guettait chaque changement d’expression de la femme qui lui faisait face, redoutant quelque peu d’avoir été maladroite. Elle fut rassérénée de voir qu’en lieu et place d’une quelconque colère, se lisait au contraire le début d’une réflexion dans le regard de la lahmianne, qui semblait s’absenter pour comparer la vision de la réalité de Dokhara, à la sienne.
Si sa réponse fut énigmatique, elle offrit néanmoins quelques éléments de réponse à une baronne qui nageait en eaux troubles. Cela suffit à Dokhara pour « contre-attaquer »
immédiatement.
- Oui, je pense tout cela. L’on croit que la vie d’un aveugle est misérable, et on plaint l’homme qui ne dispose pas des mêmes capacités que nous. Mais un aveugle développera ses autres sens bien davantage que nous, qui nous reposons trop sur notre vue. Oui, nous voyons des choses qu’il ne verra jamais – mais lui, il entendra des détails que nous ne pouvons percevoir, il sentira des odeurs qui nous sont inconnues…
A nouveau, le cerveau de Dokhara bouillait. La réflexion la touchait plus que ce qu’elle pourrait admettre – et l’intéressait vraiment, d’où la fougue de ses réponses.
- C’est idiot de penser que ma vie est meilleure que celle d’un serviteur, parce que je suis née de meilleure extraction. Oui, la mienne est plus confortable, j’ai plus de pouvoir, de possibilités… mais ce qu’il vivra, ses joies, ses bonheurs, ses malheurs, ses émotions dues à sa condition, son vécu… je ne les connaitrais jamais. Je ne saurais jamais si, dans sa globalité, la vie de mon serviteur n’aura pas été, à la fin, plus heureuse que la mienne…
Les pensées de Dokhara l’emmenaient vers de nombreux souvenirs. Ces tavernes où régnaient les chants, les jeux, l’ivresse, la luxure… tous ces gens étaient des miséreux, et pourtant, dans leur crasse et leur bêtise, ils avaient offert plus de joie et de « vie » à la baronne de Soya que jamais elle n’avait pu en trouver dans son milieu.
- Je suis fière d’être la baronne de Soya, même si je ne l’ai pas choisi. J’aime cette vie. Mais je sais que je ne comprendrais jamais vraiment comment profitent de la vie les gens qui m’entourent. Et je n’aurais pas la prétention de dire que ma vie vaut mieux que celle d’un autre, car je ne crois pas que ce soit le cas. Et c’est pour cette raison que oui, je pense qu’en tant qu’immortelle, vous ne pouvez pas profiter de la même manière qu’une mortelle – moi par exemple - des plaisirs de la vie.
Et pourtant… si sur ce point Dokhara ne pouvait pas céder, elle devait admettre que l’autre penchant de la balance était vrai également. Peu importe sa condition d’immortelle, face à l’inconnu elle se comportait comme n’importe qui. Une vie éternelle lui permettait de tout tester, tout essayer. Elle l’avait dit elle-même : elle pouvait à tout moment disparaitre pour réapparaitre 100 ans plus tard avec une nouvelle identité. Puisqu’elle n’avait pas de contrainte de temps, elle pouvait vivre une infinité d’expérience – avec pour seule limite son imagination… une perspective terriblement enviable, que Dokhara préférait ne pas mettre en avant pour autant dans la discussion. Si elle se montrait trop intéressée par les avantages du statut de vampire, qui sait quelles idées cela pourrait donner à cette femme…
La conversation avait été particulièrement passionnante, et peut-être était-ce cela qui avait poussé Dokhara à franchir un cap entre elles, en proposant, taquine, un acte osé à sa consœur. Dans le cadre de ce jeu où chacune semblait vouloir prouver à l’autre qu’elle pourrait aller plus loin, qu’elle aurait plus de culot, la baronne de Soya croyait surprendre avec talent la vampire, tout en créant une complicité érotique avec cette créature de légende…
Autant dire que sa réaction première n’était pas celle attendue !
Face à ce regard mauvais, cette voix glaciale et cette gêne qui s’installait, difficile de savoir où se placer. Dokhara aurait pu être terrifiée d’être ainsi rejetée et humiliée, mais pour le coup, l’émotion première qu’elle ressentait était plutôt de la colère. Non mais qui se moquait de qui, là ? La vampire suceuse de sang, monstre au milieu des hommes dont la vie entière était un mensonge à la face du tout un chacun, venait lui faire la leçon sur comment il fallait se comporter avec ses pairs ?
Mais alors qu’elle aurait pu céder à la colère, qu’elle aurait pu se défendre, crier, rager, jouer de l’ironie ou du sarcasme, Dokhara préféré attendre. Le jeu au sein de ce carrosse commençait déjà à montrer ses premières conséquences, et la baronne de Soya devinait les sales habitudes manipulatrices de Lucrétia. Elle lui laissa donc le bénéfice du doute, la laissant dévoiler tout son jeu… et ne fut pas déçue d’avoir su se contenir. L’impériale créature avait remis une couche de vernis sur son masque pour dissimuler ses émotions… mais ce n’était qu’une façade. Dokhara en fut totalement convaincue lorsque la première main de sa consœur se posa sur sa cuisse.
Elle aurait pu se contenter d’un chaste baiser, rapide et fugace, minimisant autant que possible le contact entre elles. Mais elle avait choisi une approche tout en érotisme.
Elle en avait tout autant envie qu’elle.
Elle frissonna de désir, tandis que son cœur ratait un battement, avant de se rattraper avec quelques saccades ensuite. C’était pourtant elle qui était l’instigatrice de ce moment, et pourtant… elle allait poser ses lèvres sur celles d’une vampire ! C’était tout sauf commun, et la nouveauté était toujours excitante…
Dokhara ne se laissa pas plus qu’avant tromper par le jeu de la créature de la nuit. Oui, son baiser avait eu l’apparence d’un acte innocent et tendre, mais elle n’avait pas rêvé : elle avait bien accentué sa pression sur elle un court moment, juste avant de s’éloigner. C’avait été soudain, trop rapide pour qu’elle puisse être sûre de ne pas se l’être imaginé, mais qu’importe les incertitudes : elle savait.
La femme en face d’elle lui ressemblait trop sur certains aspects.
Dokhara était restée passive tout au long de ce baiser. Elle ne souhaitait pas s’impliquer, uniquement observer le niveau d’implication de la vampire dans cet acte. Elle n’avait pas été déçue. Plus tard, alors que cette dernière la taquinait, Dokhara passa langoureusement sa langue sur ses lèvres, comme pour goûter encore un peu à chaque parcelle d’elle qu’elle avait pu y déposer.
Le baiser fut satisfaisant, mais la confirmation de Lucrétia qu’elle acceptait sa demande fut encore meilleure. Ainsi donc, voici qu’elle avait deux rendez-vous avec deux femmes magnifiques chaque soir dès à présent, et qui s’annonçaient tous deux très sportifs… Bien sûr, quelque part au fond de son esprit, Dokhara ressentait une petite appréhension à l’idée d’une éventuelle confrontation jalouse entre ces deux là mais… elle n’en était pas encore là. Et puis, pour peu qu’elle laisse son cœur à Ingrid seule, cette dernière accepterait peut-être de la laisser disposer du reste de son corps avec qui elle voulait… non ? Après tout, elle s’était montrée très ouverte sur les désirs de la baronne – n’était-ce pas la nature qui, finalement, la poussait à maintenant désirer cette magnifique créature qu’était la lahmianne ?
C’est donc dans d’excellentes dispositions qu’elle écouta les deux propositions de Lucrétia. Et y réagit avec un sourire amusé.
- Vous êtes dans le vrai, je ne compte pas choisir de me séparer de Marguillon. Il ajoute une part d’aléatoire à ma vie qui m’amuse beaucoup – et puis si jamais je devenais un peu « trop » à votre goût, je compte sur lui pour vous importuner plus que de raison. Disons pour parler en votre langue qu’il est une de mes nouvelles billes, et que ses jolies reflets colorés m’amusent en ce moment – je ne compte pas la perdre dans le premier match venu. Qui sait, dans quelques temps, lorsqu’il m’aura lassé… ou aura été remplacé dans mon cœur par d’autres plus jolies ?
A travers l’écharpe, elle frotta doucement son cou tandis qu’elle répondait maintenant à la deuxième possibilité.
- Cela me gêne de vous donner raison, je l’admets… mais je ne vais pas me mettre en position difficile uniquement pour vous taquiner. Et puis… j’étais déjà curieuse, mais maintenant que vous parlez de « profonde ivresse » et de « joie immense », impossible de résister à la tentation.
Elle prit une moue pensive, levant les yeux au ciel et posant un index sur ses lèvres.
- Quant à ce que vous devez penser de moi, mmhh… que diriez vous de seulement « une consœur qui, elle aussi, s’ennuie » ?
Un sourire amical. Lucrétia déjà se comportait en prédatrice. Elle ne la lâchait pas du regard, « feulait », et tournait autour d’elle… non, elle ne bougeait pas, ou alors à peine sur son siège, ce n’était qu’une impression. Mais ce regard qui la déshabillait, qui la dévorait, ça, elle ne le rêvait pas. Aucun doute possible, elle faisait fantasmer la vampire… restait à savoir si c’était du type d’appétit qui lui permettrait de rester en vie, ou non.
- Non, pas ma gorge. Trop classique, justement. Vous avez demandé à pouvoir me mordre, mais n’avez pas spécifié de zone du corps – j’ai donc le droit de choisir. Et je veux vous voir le faire. Je veux pouvoir vous fixer dans les yeux lorsque vous planterez vos dents dans ma chair. Lorsque vous me… consommerez ?
Le sourire amical se mua en rictus carnassier, toutes dents sorties. Il n’y avait pas de proie innocente dans ce carrosse, seulement deux monstres qui se tournaient autour.
Sans lâcher du regard la lahmianne, Dokhara présenta sa main à la vampire, toujours gantée, comme on la présenterait à un homme pour obtenir un baisemain. Lucrétia comprit son petit jeu, et décida cette fois-ci d’y adhérer sans protester. Elle se leva pour s’asseoir à côté d’elle, puis, laissant temporairement Dokhara la fixer comme une dominante, elle retira calmement le gant blanc, fixant la main de la baronne avec un désir palpable.
Dokhara répondit à la question de Lucrétia en hochant la tête, silencieusement. Son cœur battait la chamade, comme s’il ne venait de se rendre compte qu’à cette dernière seconde du risque qu’elle encourait.
Plus de retour en arrière possible.
Alors que les lèvres de Lucrétia frôlèrent sa peau, Dokhara dut réprimer l’envie de fermer les yeux pour mieux apprécier ce contact de ses autres sens – lui rappelant les propos tenus quelques secondes plus tôt au sujet des aveugles. Un frisson la parcourut alors que maintenant, la vampire posait un tendre baiser sur son poignet. Dire qu’elle l’avait traitée d’indécente tout à l’heure… elle ne se gênait plus pour prendre nombre de libertés, maintenant…
Un second frisson. Cette fois, elle ne pouvait pas le voir, mais seulement le sentir. La langue de la lahmianne avait sensuellement taquiné sa peau.
Douleur.
Les crocs s’enfonçaient. Encore une fois, Dokhara dût contrer son subconscient qui souhaitait fermer les yeux. Non. Elle regarderait.
Elle se força à fixer la vampire. Cette dernière avait rompu le contact visuel – toute en transe qu’elle était, trop occupée à se nourrir. Lucrétia n’était dorénavant plus cette noble impériale, pétrie de dignité et de puissance contenue. Elle était un animal en train de manger.
De la manger, elle !
Son instinct de conservation lui hurlait de retirer sa main, de paniquer, de frapper le crâne de la vampire avec l’objet le plus proche, de sortir sa dague de sa manche et de lui enfoncer n’importe où… mais cela ne dura pas.
Très rapidement, la douleur céda sa place au plaisir.
Le plaisir à l’euphorie.
L’euphorie à l’extase la plus totale.
Elle perdit tout contrôle. Elle ne sentit pas Lucrétia s’arrêter de se nourrir de son sang, et alors qu’elle soignait sa plaie, puis lui parlait, c’est à peine si Dokhara perçut encore quelque chose.
Avec un sourire béat, c’est tout juste si elle réussit à contrôler la chute de son buste du bon côté, afin de retomber sur la vampire et non pas la tête la première contre la paroi du véhicule. Lucrétia la retint, et lui permit de poser sa tête sur ses genoux.
La baronne de Soya était à la totale merci du monstre, mais qu’importait cette réalité, son esprit naviguait déjà dans d’autres.
***
Elle tombait.
Non pas que cela l'inquiétait particulièrement. Elle se sentait bien. En paix avec elle-même, détendue. La chute n'était pas terrifiante, juste grisante. Le vent glissait sur son corps nu, frais mais pas mordant pour autant.
Elle ne tombait pas, non ! Elle volait ! Virevoltant dans une gigantesque étendue cotonneuse, elle se fondait dans la masse nuageuse grâce à sa robe blanche.
Sereine. Ses pensées volaient de thème en thème dans son esprit, mais tout comme le paysage dans lequel elle évoluait, tout n'était que brume, s'évaporant dès qu'elle s’approchait. Aucune cohérence là-dedans, juste des fragments épars de bonheur. Des gens, des possessions, des moments, un mélange de souvenirs et d'émotions qui offraient une béatitude contemplative à Dokhara, qui yeux fermés, naviguait toujours dans cette étendue blanche, sans cap ni destination.
La brume se transforme en bruits. En corps. Elle glisse dans la foule, tombe au milieu des conversations, des rires, des paroles, des cris et des pleurs. Comme ses pensées, tout n’est que brouhaha indiscernable. Mais au milieu de toute cette vie, cette effervescence qui l’enveloppe, elle se sent bien.
Quelques visages sont identifiables dans la foule. Ils disparaissent aussi vite qu’ils apparaissent, mais Dokhara les reconnait : ils font partie des personnes croisées ces dernières semaines.
Une phrase de distingue du lot de paroles émises, reprise par plusieurs interlocuteurs.
« Choisis-nous ».
Là ce sont les bandits de Ruud, là c’est un groupe de vampires, là encore des prêtres sigmarites, plus loin des comtes électeurs célèbres. Tous prononcent cette phrase, qui prend le dessus sur tout le bruit ambiant pour se transofmrer en véritable litanie. Choisis-nous. Choisis-nous. Choisis-nous.
Ingrid.
Son corps se détache de la foule pour la rejoindre. Elle l’enserre contre elle, tendrement, amoureusement.
- Je t’aime, Dokhara. Choisis-moi.
La baronne de Soya est heureuse, si heureuse que son cœur est douloureux dans sa poitrine. Elle tourbillonne dans le vide, et serre plus fort encore le corps de la prêtresse contre elle. Elle a mal, le bonheur est si fort que tout son corps semble ne plus pouvoir le contenir.
Elle ne serre plus que le vide. Ingrid a disparu.
Le bruit a disparu. La foule rassurante aussi. La brume blanche est aspirée. Le décor devient noir, sombre, jusqu’à ce qu’elle ne soit plus qu’une petite tâche rose dans un océan de ténèbres.
Douleur.
Net et précis, un coup violent dans son thorax. Son souffle est coupé. Elle se roule en boule pour se protéger. Ses genoux frappent un sol rugueux, et l'une de ses rotules fait un bruit bizarre à l'impact. Elle n’a pas le temps de comprendre, mais cherche à se relever.
- Alors petite pute, la vie est belle ?
Elle ouvre les yeux. Le paysage est noir maintenant. Devant elle, Wildred de Soya, qui la regarde avec sévérité. Son poing ganté de fer percute de plein fouet les côtes de la baronne. L'impact produit un craquement sinistre.
- Fin du rêve.
Dokhara panique. Elle cherche son souffle, mais le choc a été trop violent pour qu'elle le trouve. Elle s'étouffe. Elle s'effondre sur le sol. Rampe. Cherche un moyen de fuir.
La botte d'acier lui écrase les doigts de la main gauche. Nouveaux craquements. Elle arrive à peine à hurler de douleur, l'air entrant et sortant difficilement de ses poumons.
- Fini de s'amuser gamine. Tu as des responsabilités.
Il l'attrape par sa robe, la soulève à sa hauteur. Pour lui enfoncer un nouveau coup dans les entrailles. Et la relâche de nouveau.
Ecroulée sur le sol, Dokhara n'essaie même plus de ramper. Elle est terrifiée, et tétanisée par la douleur. Elle espère juste que cela s’arrête, que son tortionnaire prenne pitié d’elle.
Il se baisse à côté d'elle, la retourne sur le dos. Elle n'est pas capable de se débattre.
- Il est temps de choisir.
Ses mains entourent sa nuque, et serrent. Elle se débat, avec le peu de forces qu'il lui reste. Mais sa conscience tombe déjà en lambeaux. Il est trop fort, elle n'est rien par rapport à lui.
Alors qu'elle perd conscience, la douleur de l'étranglement se mue en autre chose. En plaisir ? En extase.
Elle rouvre les yeux. Ingrid est sur elle. Nue.
Elle retire ses mains, et Dokhara peut enfin respirer. L'orgasme était incroyable. Magnifique. La perte de conscience dûe à l'étranglement, frôler ainsi la mort alors même qu'elle jouissait... une expérience magique et incroyable.
Ingrid est jalouse. Elle se couche à côté d'elle, prends les mains de Dokhara, et les guide vers sa gorge et son sexe. La baronne ne se fait pas prier, et commence à lui offrir plaisir et étouffement.
- C'est tout ce qu'il reste de mon glorieux héritage hein ? Tu ne mérites rien de tout cela. Tu n'es qu'une petite salope, indigne du titre que je t'ai légué. Tu mèneras notre famille à sa perte, toi, et tes mœurs ignobles.
Wildred. Son père. Il était assis, sur une chaise en bois, à côté du lit.
- Je t'ai tué. Tu n'as pas ton mot à dire sur ce que je fais de ma vie. Tu ne l'as plus.
La dague n’était pourtant plus dans la poitrine de son père. Il semblait en pleine forme.
- Tu pues la concupiscence avinée de l'Empire jusqu'au royaume de Morr. Il m'a suffi de suivre cette odeur de stupre et de luxure, et à l'épicentre de l'horreur nauséabonde, tu te tenais triomphante.
- Ferme-là. Tu n'es qu'un spectre. Tu n'as plus d'emprise sur moi.
- Tu crois vraiment que tu l'aimes ? Que tu es capable d'un sentiment pareil ? Toi, le monstre ?
- Va te faire foutre.
- Tu te mens à toi-même. Tu ne peux pas aimer. Tu es une meurtrière perverse, rien d’autre. Tu le sais. Après tout, tu as bien tué ta mère en venant au monde, non ? Ton premier acte sur cette terre. Réveille-toi, un démon ne peut pas éprouver de sentiments, il ne peut que simuler, tromper.
- Tais-toi. Tu ne me connais pas. Tu n'as jamais essayé de...
- ... te connaitre ? Mais si, je te suivais lors de tes folles soirées. Je regardais ta dépravation empirer chaque jour, impuissant. J'ai fait ce que j'ai pu pour te trouver les meilleurs prétendants, des hommes bons et respectables, capables de t'offrir ce que je croyais le meilleur pour toi, pour te sauver de cette débauche dans laquelle tu te vautrais. J’espérais tant te sauver… mais même les prêtres de Sigmar n’ont pas su ouvrir ton cœur à un peu de noblesse d’âme.
- Tu mens.
- Oui, change l'histoire comme tu veux, petite dépravée. Ca ne change pas qui tu es. Je l'ai vu dans ton regard. Quand tu m'as tué, toute l'ampleur de l'atrocité qu'est mon engeance. Alors que je gisais sur le pavé, agonisant sous tes yeux, j'ai vu le plaisir que tu as pris à me regarder crever. Non, pire que ça, j'ai vu la folie dans tes yeux. Tu ne souhaitais qu'une chose alors, chevaucher ton vieux père dans cette ruelle, le laisser te pénétrer, pour mieux le dominer de toute ta perversité alors même qu'il perdait ses dernières étincelles de vie. Une salope psychotique.
- TU MENS !
La colère. Une colère noire. Violente. Elle le haïssait. Il avait toujours fait ressortir le pire d'elle. Il était la raison pour laquelle elle était aussi désorientée aujourd'hui. Il l'avait poussée, forcée à faire ce qu'elle avait fait. Elle le tuerait à nouveau s'il fallait le faire taire, lui et ses mensonges.
- Ah oui ? Et pourtant, tu tues encore... regarde.
Elle tourne la tête. Ingrid git sous elle, sans vie. Dokhara retire sa main, terrorisée. C'est trop tard. La prêtresse n'est plus qu'un cadavre.
- Qu'as tu fait ? Que m'as-tu forcé à... ?
- Moi ? Ce sont tes mains qui l'ont étranglée. Cesse de me tenir responsable de ce que tu es... l'aimer, ha ! Alors même que tu lui susurrais tes mots doux, déjà tu lui demandais de te mordre la nuque, parce que tous tes fantasmes préféraient une meurtrière morte-vivante à une femme capable de t'offrir de l'amour.
Dokhara bondit sur lui, et tente de le frapper. Il intercepte son poing, et se relève.
- Regarde.
Un chemin blanc transperce l'horizon. Elle se tient dessus. Au loin, au bout de la route, la comtesse Elise.
- Tu dois choisir ma fille. Je me moque que tu sois un monstre démoniaque, tu es avant tout une de Soya. Notre nom doit survivre. Tu dois cesser de t'égarer et faire ce pour quoi tu es née. Posséder. Gouverner. Prendre le pouvoir. C’est le chemn que je t’avais tracé, et il est encore temps.
La route tremble, oscille, puis se scinde. Un chemin vert se crée, menant vers Ingrid. Vivante cette fois, et plus belle que jamais. Elle lui sourit, radieuse, tandis que la route menant à elle se remplit de terre et de plantes.
- Une route de mensonges. Ce n'est pas pour toi. Je t'ai montré où elle se termine. Tu t'es assez fourvoyée, tu as assez perdu de temps.
Une nouvelle branche qui s'ouvre. Brune, pleine de boue et de sang. Un groupe rieur au bout. Ruud, Cogneur et Edrik rigolent, les échos de leurs blagues potaches arrivent jusqu'à Dokhara. Les entendre est agréable, elle leur sourit, tandis que leur chef lui adresse un clin d’œil.
- Tes outils. J'aurais pu être impressionné. Mais tu es idiote. Tu deviens LEUR outil. Digne de toi, te vautrer dans la crasse. Mais je suppose qu'avec sa petite bande, il y aura toujours des volontaires pour te ramoner, c'est ce qui doit te plaire...
De nouveaux embranchements, encore. Un rose et un noir. Le second chemin n’est que ténèbres mouvantes, tandis que le premier est constitué d’une mêlée de milliers de corps nus entremêlés. Des chemins qui l'attiraient, inexorablement. Sans même réfléchir, elle voulait les emprunter.
Lucrétia était assise au bout de la route noire. Elle caresse tendrement la chevelure rousse d’une baronne de Soya qui dort sur ses genoux. Si elle était un monstre comme décrit par son père, peut-être pouvait-elle trouver le bonheur auprès d’un autre monstre, comme le montrait cette image idyllique d’une autre réalité ?
Au bout de l’autre chemin pavé de chair et de fluides, trois individus souriants. Ils étaient aussi attirants que terrifiants.
- Les choix des monstres. Histoire d'assumer ta nature jusqu'au bout. Des risques et des contraintes inutiles pour un diplôme dont tu n'as vraiment pas besoin. Il y a des dettes pour obtenir le pouvoir qu'il vaut mieux ne jamais contracter, crois-moi... leurs transactions semblent bonnes, mais le prix à payer est toujours bien trop élevé au final.
Il était à côté d'elle. Toujours ce regard froid et calculateur, rivé sur elle. Derrière lui, le nombre de routes augmentait exponentiellement à toute vitesse, créant milliers de chemins sinueux prenant tous des teintes différentes. Et tous se rassemblaient en un seul point, le tronc de cet arbre aux mille ramifications : elle.
- Tu as assez joué, Dokhara. Tu n'es pas libre parce que tu disposes de beaucoup de choix, tu l'es lorsque tu les prends. Toi qui ne cesse de revendiquer l'importance de ta liberté, tu ne vaux pourtant pas mieux qu'un oiseau en cage, empêtrée dans tes mensonges, manipulée par tous ceux que tu côtoies. Tu dois arrêter de subir, et commencer à choisir.
La baronne observa toutes les routes, et les personnes qui l'attendaient au bout de chacune. Bandits, vampires, prêtres, cultistes, nobles, serviteurs, prostituées, chevaliers... Tous l'observaient. Attendaient. Puis elle se tourna vers son père
Wildred semble surpris un court instant. Au moment où Dokhara lui plante sa dague dans le corps, à l’endroit qu’elle n’aurait jamais du quitter.
- Tu n’as toujours pas compris papa. J’ai déjà choisi, le jour où je t’ai tué.
Elle accompagna doucement le corps de son père sur le sol, pour l’y coucher. Il saignait abondamment.
- Tu m’as toujours imposé toutes sortes de décisions. Je voulais la vie que tu m’offrais, ton argent, tes terres, tes serviteurs, tout ce que tu possédais. Mais je voulais aussi garder ma vie de « monstre », comme tu dis. Alors que tu me forçais à choisir entre ces deux vies, j’ai décidé de créer un troisième choix : t’éliminer, et tout remporter.
Elle embrassa son front avec une certaine douceur.
- J’ai fait mon choix papa. Je choisis tout.
Alors qu’il rend son dernier soupir, Wildred sourit. Il est fier de sa fille.
De sa blessure coule un fleuve de sang, qui ruisselle sur tous les chemins. L’arborescence multicolore des routes prend en quelques secondes une teinte parfaitement unie : celle de l’hémoglobine.
Et toutes les personnes qui attendaient sa décision marchent dorénavant vers elle, leurs pieds couverts de liquide rouge.
***
Sur les genoux de Lucretia, après avoir souffert de quelques convulsions des plus inquiétantes, Dokhara retrouva un immense sourire, rayonnant de bonheur.
***