Ce n’était pas pour déplaire à Dokhara que de mettre Rolff dans l’embarras. Loin de se moquer publiquement, elle garda une mine des plus sérieuses, patiente, comme s’il lui était totalement inconcevable que le preux DesBoisDuGué puisse ignorer la réponse. Par chance pour lui, un autre chevalier servant lui porta secours, même s’il était trop fier et borné pour pouvoir le remercier de son assistance. Trop heureux de pouvoir briller face à Dokhara, Von Hügel ne fut pas avare en informations.
Le promis de Lucrétia était donc bel et bien un vieux croulant… et pourtant, c’était lui le veuf. Quatre femmes avaient été à compter dans son bagage, et apparemment, plusieurs d’entre elles sont mortes. Il était aisé de s’imaginer que toutes avaient compté profiter de ses richesses et de son grand âge, mais que finalement, elles seules avaient été dupées – offrant sans doutes de leur chair pour ne recevoir en récompense que le baiser de Morr. La stratégie de la Comtesse se clarifiait : elle avait pensé à Lucrétia pour mater Dornier et faire main basse sur ses possessions : outre les difficultés surnuméraires à tuer une vampire, cette dernière pouvait aussi offrir à un vieil homme des promesses d’échapper à la mort qui sauraient le convaincre de payer n’importe quel prix en échange…
Au vu de ces suppositions, le margrave n’était donc peut-être pas une cible pour elle. A moins qu’elle ne devienne elle aussi vampire, bien évidemment…
Elle repoussa l’idée, tandis que von Hügel lui adressait un clin d’œil. Elle le remercia poliment pour ces informations, et lui offrit un sourire séducteur. Une fois éloigné, elle s’adressa à son propre chevalier :
- Je crois que ce fringant cavalier essaie de m’impressionner. Mais ce n’était guère poli de sa part que de vous couper la parole alors que vous vous apprêtiez à me répondre, il faut l’admettre…
Une fois la conversation et la fenêtre closes, Dokhara reprit le fil de ses rêveries en observant le paysage défiler au rythme des cahots de son véhicule, s’enroulant dans une couverture supplémentaire pour contrer la vague de vent glacé qui s’était insinuée dans l’habitacle.
***
Le cœur de Dokhara lui envoyait des pics de douleur à chaque nouveau sourire de son amante, comme pour lui rappeler le fardeau de sa culpabilité. Ingrid semblait tellement heureuse de la voir…
Et elle était si… charismatique !
Lorsque Dokhara avait aperçu pour la première fois Lucrétia, elle avait été subjuguée par sa stature et par le respect que tous ses gens éprouvaient pour elle. Dans son manoir, seule maitresse des lieux, la baronne von Schwitzerhaum était magistrale.
La WaldMutter renvoyait la même impression en ce moment, mais l’apparence hautaine et froidement parfaite de la vampire séductrice était ici remplacée par une douceur et une sensualité humaine tout en délicatesse et finesse. Elle était l’impératrice de cette cérémonie, et tous les regards convergeaient vers elle. Chacun voulait échanger avec elle, discuter, se faire guider par ses conseils ; si bien que sa consœur locale était presque éclipsée par son aura radieuse !
Elle n’était pas la figure à la tête d’un lieu, mais d’une foi. La voir ainsi adulée par tant de fidèles de Taal et Rhya fut une vraie révélation pour Dokhara, qui ne l’avait connu qu’au sein d’un petit groupe de croyants disséminé dans la Taladélégation, ou dans la plus totale intimité.
Son cœur fit un nouveau bond dans sa poitrine. Reconnaitre ainsi la puissance de son amante rendait la tâche à venir plus difficile encore à accomplir que prévu. Outre l’amour qu’elle lui portait, elle n’avait jamais mesuré la puissance que pouvait lui apporter une alliée aussi reconnue dans son milieu religieux…
La messe terminée, la cérémonie commençait à aller sur le tard et le nombre de fidèles diminuait grandement. Seuls les plus fervents croyants étaient encore présents, concentrés dans leurs ultimes prières, tandis qu’Ingrid l’incitait à s’enfoncer plus profondément dans le gigantesque jardin du palais de Beechafen.
Blanche, qui avait profité de cette sortie pour faire une petite envolée, avait choisi ce moment pour redescendre vers sa maitresse. Elle se posa tout en douceur sur le doigt qu’Ingrid avait tendu pour elle, avant de réclamer quelques caresses à la WaldMutter qui y consentit de bon cœur.
- Un viol ? N’est-ce pas le terme à utiliser lorsqu’une des partenaires n’est pas consentante aux attouchements que l’autre lui prodiguerait ? A moins que ce ne soit pour la connotation d’accouplement tout en violence et en sauvagerie que tu l’utilises… auquel cas je ne peux qu’être attristée des barrières invisibles qui nous empêchent de passer à l’acte.
De fait, les quelques mots de la prêtresse avaient fait mouche. Si le froid et la foule avaient contenu les ardeurs de Dokhara, entendre ainsi décrit le désir brut de son amante avait allumé dans son bas-ventre un feu grandissant qui souhaitait ardemment être alimenté. Ingrid était une femme aussi magnifique qu’influente, et cette femme lui déclarait ouvertement ne vouloir qu’une seule chose : elle…
Mais la prêtresse n’était pas dupe. Et Dokhara n’avait en rien caché ses sentiments du moment. Aussi la question fut posée, ce qui arrangea bien la baronne de Soya qui ne savait comment aborder le sujet sensible. Confrontée à la question, elle devait maintenant affronter les conséquences de ce qu’elle souhaitait partager…
- Je… Je dois t'avouer... quelque chose.
Les mots s’étouffent dans sa gorge. Elle prend une inspiration, et réfléchit à comment tourner sa phrase. Elle avait pourtant réfléchi avant de venir, mais toutes les stratégies d’approche qu’elle avait imaginée avaient fondu comme neige au soleil maintenant qu’elle se jetait à l’eau. Elle baissa le regard, puis la tête, en signe de honte, mais aussi de soumission. Lrsqu’elle prit la parole, son débit de paroles était très rapide, comme pour en finir au plus vite.
- J’ai appris que Lucrétia était une vampire. Et je… je n’ai pas su résister à ma curiosité malsaine. A son charme. Je l’ai embrassée. Et… je l’ai laissée me mordre. Je lui ai même avoué mes désirs charnels pour elle. J’ai été indigne de ta confiance. Alors même que tu t’es offerte à moi en me donnant tout ce que je désirais et plus encore, je n’ai pas été capable de contrôler mes… pulsions, et ne t’ai pas respectée.
Elle releva la tête, ses yeux commençant à s’embuer, les émotions affluant au fil des mots. Elle croisa le regard de la prêtresse, et poursuivit.
- Je viens t’avouer mes méfaits non parce que je désire te faire souffrir, mais parce que je… je… j’espère ton pardon. Parce que c’est la première fois qu’on… m’aime. Je… J’ai toujours pris mon plaisir en virevoltant d’amant en amant, sans réfléchir, sans lier ma « vraie » vie à une quelconque notion d’affection. Je… tu as vu que mes désirs sont… particuliers, et quelque peu incompatibles avec mon train de vie. Le fait d’être tombée amoureuse pour la première fois d’une femme n’aide en rien…
Un court silence… insupportable. Ingrid ne dit rien, aussi Dokhara ne sent forcée de poursuivre, de se justifier, de s’expliquer, alors que ses mots comme ses pensées s’emmêlaient.
- Je mens comme je respire. Une habitude que j’ai prise avec ma double vie. Mais toi… tu… tu mérites mieux. C’est pour ça que je… que je te dis tout ça. Je… je veux rester ton amante. Je veux toujours voir ce désir torride dans tes yeux pour moi, mais aussi la douce passion dans tes baisers. Tu m’aimes, me respecte, et accepte ce que d’autres qualifieraient de malsain et dangereux chez moi. Je ne trouverais pas quelqu’un d’autre comme toi. Lucrétia est… une femme incroyablement sensuelle. Et l’effet de sa morsure, c’était… un plaisir surnaturel et unique.
Mais comparé à ce que tu m’as offert, ce n’est rien. C’est toi que je veux, même si j’ai été trop bête pour le comprendre assez vite.
Dokhara prit les mains d’Ingrid dans les siennes.
- J’ai trahi ta confiance, alors même que tu m’avais offert la tienne. En seulement deux jours, je brûlais d’un désir concupiscent et malsain envers une autre femme, dont la nature même est une aberration de la nature. J’ai rêvé de me damner en la laissant totalement me posséder, et si une part de moi me déteste pour être aussi… inconsciente, je ne peux pas me mentir à moi-même. Je ne suis pas quelqu’un de bien, et m’aimer signifiera sans doute beaucoup de souffrance et de déception pour toi, parce que si, maintenant, je sais désirer de tout mon cœur que tu me sauves de moi-même, je sais qu’il me suffit de te perdre de vue quelques heures pour… perdre tout contrôle sur moi-même. Le sexe débridé, la violence, le danger, voire la mort, ces choses me fascinent malgré moi. Je suis sans doute complètement folle, et malsaine de surcroit. Et je viens te le dire parce que… parce qu’une femme aussi aimante et aimée que toi devrait pouvoir trouver bien mieux qu’une noble corrompue qui offre de sa personne au premier venu, humain ou… monstre.
Ses yeux s’embuent davantage. Rageuse, Dokhara s’empêche de laisser une quelconque larme couler. Elle avait passé ces derniers jours à trop souvent se laisser totalement dominer par ses émotions, alors qu’elle devrait au contraire savoir se contenir, rester forte, telle la noble qu’elle était.
- Ma prière à Rhya ce soir ne contenait que ces mots répétés encore et encore : « faites qu’elle me pardonne et m’accepte ». Je t’aime Ingrid, je le sais, même si tout ce que je fais semble indiquer le contraire. Et je suis ici devant toi, moi, la noble baronne de Soya, parce que c’est… tu es importante. Et que même si je pense sincèrement que tu mérites bien mieux que ce que j’ai à t’offrir, je suis trop égoïste pour ne pas te désirer pour moi seule. Pour ne pas rêver pouvoir à nouveau être ta sauvageonne qui te viole dans les bois. Et t’entraine dans une spirale d’extase si orgasmique que tu ne pourras plus jamais en réchapper.
Elle serre davantage les mains d’Ingrid, comme pour l’empêcher de rompre le contact entre elles.
- J’ai réfléchi, et c’est toi que je veux. Toi. Tu es capable d’être aussi douce, tendre et aimante, que passionnée, perverse et dépravée. Tu es sans doutes ce qui pouvait m’arriver de mieux et même s’il est déjà sans doutes trop tard maintenant que je t’ai avoué… ça, je sais maintenant que peu importe les autres tentations à ma portée, le plaisir temporaire que peuvent m’apporter d’autres personnes, c’est à toi que mon cœur s’est attaché.
Et le silence revint. Pénible à supporter, laissant Dokhara dans la douleur de l’attente.