Tous pleins d’espoirs, les trois petits mutants se levèrent sur les jambes pour guider un Reinhard revigoré, saisissant sa nouvelle arme pulsant de magie.
Il sentait bien la corruption. Il sentait les prières et les graffitis des mutants. Il sentait la lueur de Morrslieb à la surface. Il sentait, au loin, la magie divine de Sigmar et Shallya, et l’influence larvée du Serpent et de la Corneille s’entre-déchirant pour conquérir la noblesse. Il sentait le vent d’Ulgu nocturne souhaitant camoufler les mages gris, Chamon tapissant les rouages des usines, et Ghur, le Vent des Bêtes, hurlant en bourrasques dans les chenils miteux et les hippodromes flamboyants de sa cité.
Mais il y avait une chose que Reinhard ne sentait plus autant.
Il n’entendait plus la voix de Furug’ath.
Depuis des semaines maintenant, le Grand Immonde avait été présent. Camouflé derrière son œil. Prenant parfois possession de son corps. Le torturant. Au contact de son squatteur, sa peau s’était transformée. Il était lui aussi devenu un monstre, un mutant, un gibet de potence, marqué dans le plus fort de sa chair par l’héraut de Nurgle. Pourtant, depuis qu’il était sorti des Royaumes du Chaos, il n’avait plus entendu ses réflexions hautaines, ses blagues condescendantes, ou sa publicité pour les fibres alimentaires et la consommation de pommes.
En fait, il sentait la présence de Furug’ath. Il sentait sa trace. Son odeur. Son héritage Bretonnien. Il l’avait deviné dans cette parodie de remise d’épée, comme un chevalier apercevant une arme tendue par les Fées depuis le fond d’un lac à l’eau cristalline.
Un fragment de Furug’ath accompagnait Reinhard. Mais plus dans son corps ; C’était dans son bâton. Dans la lueur malsaine du bois moussu et parcouru de quelques champignons – le même genre de bois que ceux des démons-arbres qu’il avait croisé, marchant sur les pieds de l’un d’eux, au sein du Palais d’Épidémius.
Si Furug’ath ne parlait plus à Reinhard, il pouvait sentir, au fond de lui, une grande joie malsaine à sa promesse d’aller tuer des serviteurs de la Comète-à-Deux-Queues ; Le bâton approuvait. Le bâton avait très hâte.
Les égouts de Nuln sont une ville à eux seuls. Une architecture parallèle, un miroir de la splendeur de la surface. Reinhard les connaissait assez mal ; Pourtant, il est impossible d’y échapper à Nuln. Construit par les Nains à une époque plus pacifiée, Nuln survit grâce à ses canalisations, ses gouttières, ses toilettes qui refluent les détritus, la merde, et les font disparaître dans des réseaux humides oubliés de tous. On avait proposé le travail d’égoutier à Reinhard dans sa jeunesse – il ne parvint pas à passer la sélection. Lorsqu’une colonne humide était bouchée, il fallait envoyer les égoutiers, et loin d’être de simples racleurs de merde, ces employés municipaux ne descendaient jamais sous la surface de la terre sans au moins deux pistolets, une solide lame édentée, et toute une collection de chapelets, de bagues et d’amulettes pour invoquer les protections de Sigmar, de Shallya et de Morr face aux dangers qu’ils allaient affronter.
Les trois mutants disaient n’être dans les égouts que depuis des mois. Pourtant, ils semblaient déjà se déplacer dans un environnement avec ses propres codes et ses propres règles. La jeune fille à la bouche inversée, qui semblait être la meneuse du petit groupe, trouva un vieux bâton tout pourri, le recouvrit d’un linge et alluma une petite mèche à l’aide d’une pierre à silex cachée dans une crevasse. Avec cette seule source de lumière, elle remontait un petit pavement de brique, puis ralentit un peu alors qu’elle marchait maintenant sur une solide planche de bois jetée entre deux rebords. Un à un, les mutants passèrent au-dessus d’un long flot de détritus, dans une obscurité telle qu’on devait deviner ce dans quoi ils risquaient de tomber uniquement au bruit et à l’odeur ; On entendait un clapotis, un écoulement, et, bien plus inquiétant… Un gargouillis.
Reinhard trouvait des symboles creusés dans les murs. D’autres griffonnés à la craie. Grâce à son sixième sens, il apercevait également des inscriptions magiques, des runes très mineures qui devaient indiquer des chemins, des culs-de-sac, des pièges ou des caches. Les vagabonds des égouts savent s’aider. Et si Reinhard n’y avait jamais mis les pieds, il connaissait la réputation du Marché de Nuit ; Une sorte de société secrète de mutants, qui acceptaient de survivre dans les profondeurs de la cité afin d’échapper aux répurgateurs de la surface. Un tas de déchets vivants qui faisaient leur beurre en pillant des catacombes et des coffres souterrains.
Il était dans un monde qu’il ne connaissait pas. Et qui, pourtant, était étrangement rassurant. Beaucoup plus que dans les allées pavées entourées de maisons à colombages de la Vieille Ville.
Au bout d’un long moment, la fille éteignit la torche de fortune en l’écrasant contre un mur. Elle rangea le bâton au-dessus d’un carcan métallique sur lequel une décoration d’un marteau en étain avait été profané par une croix, puis elle retira un caillou près du sol dans le mur pour y cacher le petit briquet de silex. Elle approcha d’une grosse grille, et les deux garçons, son frère et son ami, s’en approchèrent pour la soulever de toutes leurs forces et la pousser. Ils laissèrent Reinhard et la fille passer devant, et refermèrent ensuite.
Tout ce beau monde arriva devant une échelle. Maintenant, on pouvait apercevoir par des lueurs verdâtres le ciel illuminé de l’extérieur. Ils grimpèrent tous à l’échelle. Ouvrirent l’écoutille. Et aidèrent Reinhard à atteindre la surface.
Il se trouvait au beau milieu du Dédale de la Nouvelle ville – Le Reik le séparait donc de la Faulestadt où il avait laissé son gang.
C’était la cité pourrie qu’il chérissait tant. Le repaire à vagabonds, à truands et à puterelles. Le terrain de jeu de mafieux égorgeurs, de joueurs de bonneteau tricheurs, de marins à scorbut qui se plantaient gaiement des surins dans le gras du bide pour des histoires de filles éborgnées et de pistoles perdues dans des paris de combats de coq.
À première vue, et si on exceptait l’immense lune verte dans le ciel, le Dédale paraissait tout aussi puant et dégénéré qu’à l’ordinaire.
Pourtant, c’est alors qu’ils passaient discrètement sous une corde à linge recouverte de vêtements, que Reinhard Faul se mit à avoir la nette impression que quelque chose clochait :
Il n’y avait personne dans les rues. Personne. D’ordinaire, c’était un quartier qui ne dormait jamais. Les honnêtes gens ont l’habitude de dormir quand les moins honnêtes sortent, mais ici, il n’y avait aucun fauteur de trouble, aucun comparse de mauvaise vie pour battre le pavé. Tous les volets en bois des vieilles maisons pourries de ce bidonville à ciel ouvert étaient fermés. Même parmi ceux fendus, il n’y avait nulle bougie pour illuminer à l’intérieur. Un blackout complet. Reinhard, par curiosité, passa son œil vers une fenêtre de rez-de-chaussée ; Il crut y percevoir à l’intérieur deux enfants collés dans un coin contre leur mère, qui agitait un petit collier représentant une comète pour essayer de les garder d’une invasion nocturne.
Et les cloches sonnèrent.
Et Reinhard quitta une ruelle de cour, une traboule décorée de fleurs qui fanaient par magie à son passage, comme si la nature se pliait et se torturait sur le chemin du magicien vomit du chaos. Et alors qu’à présent, Reinhard profitait d’un glissement de terrain au-dessus d’une porcherie boueuse, il pouvait découvrir tous les sommets de la ville au loin : L’usine Richthofen sur l’autre rive, le Donjon de Fer sur son île, la Cathédrale Saint-Helsturm de Sigmar suspendue aux murs de la Vieille-Ville, le Palais Comtal chevauchant l’Esplanade ;
Toutes les cloches de tous les temples de toutes les religions de la ville étaient en train de sonner. Et il put découvrir comment, comme à son habitude, les usines de la Faulestadt crachaient de la fumée. Mais pas parce que des ouvriers étaient en train de travailler sur leur roulement de huit heures – Parce que la cité ouvrière était en flammes. Parce qu’un gigantesque incendie était en train de s’emparer du complexe industriel.
Toutes les cloches de tous les temples de toutes les religions sonnaient, sonnaient dans un tintement terrifiant, et terrifié, parce que Reinhard pouvait sentir la magie picoter au bout de ses doigts. Il voyait ses mouches tournoyer beaucoup plus vivement que d’ordinaire. Il sentait la réalité torturée, à deux doigts de s’écrouler. Et il pouvait jurer que, dans le ciel, à la lueur de Morrslieb, il pouvait voir d’étranges créatures impies tournoyer dans les Cieux. Et rire.
« Pas très loin encore m’sieur Coësre ! »
Ils descendaient le long d’un vieux toit de chaume couvert de trou. Passèrent au fond d’un grenier qui semblait abandonné depuis bien longtemps, les caisses et les armoires pillées au fil des âges. Ils se regroupèrent au-dessus d’une passerelle en bois, et ainsi, Reinhard eut une vue plongeante sur une arrière-cour d’immeubles.
Il entendait des pleurs, des sanglots, entrecoupés de hurlement de terreur mêlés à la douleur.
Au sol, quatre flagellants avaient mis en place un atelier de torture qui ressemblait beaucoup à ceux qu’il avait pu apercevoir entre les mains exercées de démons, dans les faubourgs de la Cité des Déchus.
Une femme nue était suspendue par des cordages entre deux poteaux – Reinhard devinait qu’il s’agissait d’une femme nue parce qu’il apercevait bien une figure vaguement humanoïde, faite de deux jambes et de deux bras, et d’une poitrine apparaissant derrière des vêtements déchirés. Mais il y avait tant d’horreur derrière que ce n’était pas la première chose qui frappait. Forcée à étendre tant les jambes que les bras sous les cordages, elle était recouverte de sang. On avait commencé à lentement l’écorcher. On voyait les muscles de ses biceps, à vif, se contracter et se décontracter à chaque seconde dans de multiples battements. Elle était tant ouverte qu’on pouvait voir des os derrière des lambeaux de peau qu’on lui avait retiré avant de les placarder, au marteau et au clou, sur une vieille porte d’abri de jardin démontée. Sur ces morceaux de peau, on avait griffonné des symboles : Là un marteau, là une comète, là une croix impériale. Et autour d’elle, deux flagellants continuaient de lui arracher des morceaux d’elle, tandis qu’elle hurlait, hurlait à la mort des cris réverbérés dans un écho à travers tout le quartier.
Personne n’aimait les flagellants. Même le Culte de Sigmar trouvait leur présence embarrassante. Fanatiques. Fous de Dieux. Ils s’appelaient « Vrais-Croyants ». Ils étaient en réalité un regroupement de pécheurs, de criminels, de décadents auxquels on reprochait les pires torts, qui n’avaient pas trouvé meilleur moyen de se faire pardonner que de subir la douleur et de la faire subir à autrui. Là où ils allaient, ils se fouettaient entre eux comme des fous, laissant des flots de sang qui constituaient de véritables marées. Plus ils souffraient, plus ils étaient dévots. Certains s’enfonçaient des épines dans leurs crânes. Certains s’arrachaient des muqueuses. Ils terrifiaient. Ils terrifiaient d’autant plus que c’étaient eux, les jusqu’au-boutistes, les véritables défenseurs imperméables à la corruption – ils étaient loin de l’image fantasmée des chevaliers au cœur pur des romans.
Et alors qu’ils étaient en train de torturer une pauvre femme pour on-ne-sait quelle raison, le plus vieux des flagellants, un grand homme squelettique, couvert d’hématomes et de cicatrices, le corps presque entièrement nu sinon pour un pagne noué autour de sa taille, hurlait d’une voix stridente et nasillarde, assez fort pour tenter de couvrir les hurlements apitoyés de sa victime :
« Réjouis-toi, réjouis-toi ! Nous te faisons du mal car tu peux encore être sauvée ! Nous te faisons du mal pour que tu expies, car nous tenons encore au salut de ton âme ! Nous enlevons les morceaux de ta chair que tu as toi-même souillé !
Réjouis-toi, réjouis-toi ! »
Et ses trois collègues, qui maniaient les crocs de boucher et les pinces chauffées à blanc dans un brasero de feuillets et de livres calcinés, répétaient dans un chœur mélodieux, presque harmonique :
« Réjouis-toi, réjouis-toi !
Bénie soit la Comète ! Nous persévérons sous l’œil de notre Seigneur Sigmar ! »
Le plus terrifiant, c’est comment aucun de ces flagellants n’avait une apparence vraiment impressionnante. Il y avait une jeune fille parmi eux. Un gamin de quatorze ans. Un jeune homme qui pourrait être beau si seulement il gagnait trente kilos et s’habillait d’un doublet en cuir.
Ils n’avaient pas de carrure. Pas de sales trognes. Ils n’avaient ni l’aspect de truands, ni de gros bras, pas comme les gens voulant habituellement cogner Reinhard.
Ils auraient probablement l’air totalement normaux, si seulement ils n’étaient pas fous à lier.