Sa déception avait été grande à la vision du minable spectacle présenté par les échoppes mal achalandées du petit marché. Au final, en dehors de leur fournir quelques provisions et marchandises basiquement nécessaires, ces pitoyables étals ne pourraient jamais suffire à lui fournir ce dont elle aurait besoin pour établir et fortifier son culte.Pour des futures recrues, tu te doutes bien qu'elles ne vont pas former des files et venir toquer à la porte de ton entrepôt, non? Même si cela aidera, il faudra que le gros du boulot soit fait par toi .
D'un autre coté, misère, souffrance et abandon mêlés formaient ensemble un terreau fertile pour y planter la graine de la dissidence. Et là était sa mission, là était son objectif. Même si cela la chagrinait sur le plan de son confort personnel, il fallait bien reconnaitre qu'elle était au meilleur endroit imaginable pour monter un culte capable de s'emparer des rênes du pouvoir dans cette cité qui se croyait à l'abri des Véritables Puissances. Elle allait leur montrer toute l'étendue de leur erreur.
Elle en était là dans ses réflexions, toujours proche de la porte de l’entrepôt qu'elle venait de refermer derrière elle lorsqu'elle sentit quelque chose. Un trouble indéfinissable qui s'empara d'elle un court instant, la laissant les jambes tremblantes, des papillons se battant furieusement dans son ventre, le souffle court, et les bras en capilotade. Une sensation fugace, aussi vite arrivée que repartie, comme le fantôme d'un sentiment, présent mais inexistant, imperceptible mais discernable,...
Une impulsion soudaine la força soudain à porter les yeux au judas grillagé qui trouait la porte. A vrai dire, c'était même presque comme si, durant quelques fractions de seconde, quelqu'un s'était emparé d'elle et l'avait dirigée comme on guide une marionnette. Le visage collé à l'ouverture, elle scruta la rue. Et, bien vite, son regard tomba sur un homme qui circulait à pas rapides, un visage hâve contrastant avec le hale léger des autres habitants, un soupçon de barbe mal taillée, des vêtements passe-partout dans cet immense décharge qu'était le Taalgad. Mais, lorsque, après avoir saisi l'aspect général de l'homme d'un oeil rapide, et qu'elle le reporta sur son visage, un phénomène étrange la frappa soudain de stupeur.
En effet, sous ses yeux, ce fut comme si tout à coup l'homme avait deux visages. Celui, ordinaire, qu'il montrait à tous. Et un second visage qui apparaissait, comme superposé au premier sans pour autant le masquer, un visage aux couleurs et aux formes déformées, mêlant l'azur, l'émeraude et le rubis avec des traits affichant l'envie, le désir et la jalousie, des lèvres rétractées découvrant des dents blanches et tranchantes, comme un animal grognant et menaçant, les yeux emplis de concupiscence, le regard excité et brillant. Puis, la vision disparu, et ce ne fut qu'un miséreux comme un autre marchant dans les ruelles sombres de ce quartier maudit par tous.