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Terre-Noire, 2492
Anton
Terre-Noire, 2492
Anton
« Cesse de t’agiter mon garçon. Tu crois que les Adeldoch sont devenus des nobles en s’agitant de tous les côtés comme cela ? ECOUTE ! »
Le petit garçon se figea. Il avait compris depuis longtemps que l’indulgence que les autres membres de la forteresse –son père excepté- voulaient bien lui témoigner s’arrêtait à la porte de cette vieille dame redoutable, toute habillée de noir et calfeutrée dans ses appartement, que monsieur son père appelait « Maman ».
Il était assis à même le sol, ses jambes soigneusement repliées sous lui dans la posture droite que la voix acerbe et cassée lui avait enseignée dès qu’il avait été en mesure de comprendre les remontrances. Jamais elle ne l’avait frappé ; elle n’en avait pas besoin. Anton était à la fois trop effrayé et trop fasciné pour ignorer longtemps les ordres de sa grand-mère.
Elle se tenait assise dans un fauteuil à la trame usée, sentant le camphre et le vieux jonc. Ses doigts secs agrippés comme des serres sur les accoudoirs sculptés, sculptés mais dans une forme que le bois antique ne laissait plus guère deviner, à l’exception de deux paires d’orbites creusées profondément et qui avaient traversé le temps.
« Écoute ! Tu n’es pas digne de tes ancêtres. Pas encore. Peut-être le seras-tu un jour, sinon de ton grand-père, au moins de ton père. Écoute ! Le respect des anciens, rejeton des Adeldoch, tout part de cela. Le sais-tu au moins ? »
Captivé, le jeune noble n’eut même pas la présence d’esprit d’acquiescer. Il sentait, comme à chaque fois qu’il se trouvait devant sa grand-mère, sa gorge se serrer, ses yeux se mouiller, et son cœur battre un peu plus rudement à chaque « ÉCOUTE ! » ; et il observait ces signaux internes s’accroître avec un peu de plaisir et de frayeur.
Coup violent sur l’accoudoir.
« ÉCOUTE ! Tu ne sais rien du tout ! Qui est ton premier ancêtre ! Dis-le-moi ! Maintenant ! »
De cela au moins il connaissait la réponse. Et il savait aussi qu’il lui fallait temporiser pour éviter trop tôt le déclenchement des larmes.
« Le comte électeur Eldred du Solland est mon ancêtre, par Helios Adlhoch, son fils illégitime. »
Reniflement.
« Au moins tu sais cela. Tout n’est pas pourri en toi. »
Et elle le scruta, s’arrêtant brusquement.
Que cette vieille femme finisse une phrase sur un compliment était une entière nouveauté pour Anton. Sous le regard bleu acier de cette vieillarde, il ne sut quelle contenance adopter. Après un instant d’hésitation, il eut un rictus, un sourire.
« Silence ! Pour qui te prends-tu ? Tu penses tout savoir ? Tu crois que je n’ai rien à t’apprendre ? »
Elle se leva, terrifiante. Le petit garçon, du haut de ses sept ans, tenta tant bien que mal de contenir les sanglots de panique qui lui vinrent brusquement.
« Dis-moi alors, toi qui sait si bien l’histoire de tes ancêtres… Qui a bâti cette Forteresse ? Dis-moi donc, petit insolent, qui fut le premier Seigneur de Terre-Noire ? »
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Terre-Noire, 2515
Clément
Terre-Noire, 2515
Clément
« Imeris-Konrad Adeldoch. C’est le nom du tout premier Seigneur Terre-Noire mon cousin, un nom que vous retiendrez j’espère car nous serons amenés à en reparler ensemble. Veiller à la mémoire des hauts faits de ses ancêtres est une partie importante des devoirs d’un noble véritable. J’espère vous serez sur ce point à la hauteur de votre nom. »
Assis à un pupitre de bois, le jeune Clément Von Adeldoch faisait semblant de prendre des notes pour la leçon donnée par son cousin le baron. Dans la salle d’étude aménagée loin du bruit incessant des travaux de modernisation de la Forteresse, le Seigneur de Terre-Noire et son futur héritier tentaient tant bien que mal de se plier à la règle qu’ils s’étaient imposés d’une leçon particulière par semaine.
Le baron, d’un naturel pressé, ne goûtait guère à ce temps perdu à ses affaires, quand bien même il comprenait la nécessité de telles entrevues. Le jeune Clément, lui, était tout simplement beaucoup trop agité pour se plier au cérémonial sérieux voulu par le baron, qui malgré son aura, son accoutrement et ses trente ans, n’en restait pas moins son cousin...
« Cousin, je connais le nom ! Il est sur le fronton de la Grande Salle ! Mais vous ne m’avez jamais raconté son histoire et ma sœur continue de dire que c’est à vous de me la narrer ! Est-ce qu’aujourd’hui ne serait pas le moment pour cela ? »
Le baron eut un soupir. La leçon du jour devait être axée sur le respect de leur dignité de noble, pas sur la généalogie et les légendes familiales… de son temps, on ne se serait jamais permis d’interrompre comme cela un aîné…
Mais les temps n’étaient plus tout à fait les mêmes. Et naturellement, le jeune noble eut rapidement gain de cause.
« Au XXIe siècle, lors de la guerre des Trois Empereurs, un rapide coup d’œil au hochement de tête assuré de Clément informa le baron qu’au moins la leçon d’histoire avait porté ses fruits, la famille Adeldoch n’était encore qu’une famille riche de Cardigan parmi les autres. Nous étions certes les héritiers du Comte Eldred, et les édiles de Cardigan et des villages alentours étaient certes choisis dans nos rangs, mais la famille n’en avait pas moins aucun titre de noblesse officiel.
Cependant notre gouvernement était réputé pour être juste et bénéfique aux affaires. Sous la gouverne des Adeldoch, cette partie du Solland prospérait, et les fruits de la prospérité allaient aussi bien aux paysans qu’aux notables et qu’à notre famille. Les Adeldoch étaient donc riches.
Imeris-Konrad Adeldoch, fils du bourgmestre de l’époque, était d’un naturel bon ; fils dévoué à son père, il cherchait par tous les moyens à offrir à celui qu’il aimait profondément le titre de noblesse que ses origines justifiaient de droit. Lorsque la terrible armée des morts, menée par le Comte Von Carstein, marcha sur l’Empire, nouveau coup d’œil inquisiteur, mais il semblait que le jeune garçon était également au fait des Guerres Vampiriques, Imeris-Konrad vit là une chance de servir son père, son pays, et le camp du Bien : il se hâta vers Altdorf, et s’enrôla dans l’armée régulière. Cependant ses dons naturels, ainsi que sa haine pour la violence, le destinèrent à devenir infirmier. Il était doué pour ce sacerdoce, et la légende rapporte que tous les corps d’armée le connaissaient sous un surnom, flatteur pour un infirmier : « Toubib ». »
Clément était enfin assis calmement au bord de sa chaise. Toubib, Toubib. Un surnom chaleureux. Il imaginait à présent cet ancêtre un peu mieux. Un grand sourire, une main secourable.
« Lors du siège décisif d’Altdorf, Toubib se trouvait sur un rempart au chevet d’un blessé, invisible dans un bric-à-brac de munitions et de charpie, lorsqu’une ombre noire passa en un éclair par-dessus la muraille. Intrigué, il se pencha : un homme vêtu de noir, une lame à la main, venait d’apparaître sous lui, sur le chemin de ronde inférieur. Un regard lui apprit qu’à cet instant précis, l’Empereur lui-même (ou plutôt le grand prince Ludwig, puisqu’alors de nombreux prétendants étaient en conflit pour le trône) se lançait dans une ronde. Dans quelques instants le bestial assassin allait porter le fer contre le chef de leur armée, le blesser, ou le tuer peut-être à la merci de l’effet de surprise ! »
Anton lui-même s’échauffait, se prenait au jeu. Il vivait la scène, mimait le vampire armant son coup, la langue balayant ses longues canines d’abomination démoniaque, et la ronde de l’Empereur sur ce rempart, suivi de tout son État-major ! Clément n’en perdait pas un mot, pas un souffle.
« Toubib ne pense même pas. Il se jette sur la silhouette, vingt pieds en-dessous. La chance, ou plutôt les Dieux, veulent qu’il ne manque pas son coup, et qu’il atterrisse en plein sur sa cible, qui va au sol à sa suite. Dans la mêlée qui s’ensuit, Toubib est dégagé d’un coup de pied immédiat, surpuissant, inhumain ! Notre ancêtre va buter contre les pierres, mais son devoir est fait : à travers le filet de sang de son crâne légèrement ouvert, il distingue l’Empereur qui broie d’un revers de son divin marteau la tête du suppôt ennemi. »
« Ensuite, Iméris-Konrad se releva. Il avait sauvé la vie d’un Empereur qui était à la fois généreux, calculateur et profondément superstitieux : le souverain garda son infirmier porte-bonheur à ses côtés pour le reste de la bataille. Apprenant par la suite l’histoire des Adeldoch, et très intéressé de s’attacher le Sud de l’Empire dans la guerre contre les autres Prétendants au trône impérial, il lui offrit la dignité de baron, et lui enjoignit de bâtir une forteresse aux marges de son Empire, en lui avançant des fonds. C’était Terre-Noire, qui, lorsque le grand prince Ludwig fut reconnu Empereur par le Wissenland après sa victoire sur les morts-vivants, devint officiellement une baronnie. La première pierre de la Forteresse fut posée peu après. »
Clément sourit, pour manifester sa joie encore un peu enfantine à l’issu d’une belle histoire. Et il compléta, pour se montrer lui aussi à la hauteur de la mémoire de ses ancêtres !
« Oui, en 2020 ! C’est ce que dit l’inscription sur la pierre, au-dessus de la Grande Salle ! Celle que vous avez faite dégager l’année dernière pendant les travaux !»
Anton cessa de s’agiter, et repris soudain son air sérieux. Il félicita son cousin et, rapidement, le lança sur un autre sujet. Il lui déplaisait souverainement d’achever à haute voix la pensée qui lui était venue.
Celle qui insinuait que, puisque Vlad Von Carstein n’avait été vaincu qu’en 2050 à Altdorf, si la pierre marquée de la Grande Salle était authentique, alors Terre-Noire datait d’avant les guerres vampiriques… Donc qu’Iméris-Konrad n’avait peut-être pas été anobli pour service rendu au Grand Prince du Reikland dans le cadre de ses héroïques faits d'armes d’infirmier.
Anton n’était pas sûr de beaucoup aimer les questions que cela soulevait.
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Alentours de Mordheim, Hivers 2010
Josef
Alentours de Mordheim, Hivers 2010
Josef
« Eh, l’Etrangleur, ramène-toi un peu par ici ! Ya ce gros fumier qui s’imagine qu’il va nous faire raquer pour dormir dans ses sacs à vomi !»
Josef Eseiberg, dit l’Etrangleur, ramena une de ses deux immenses mains depuis le poil de sa monture pour aller frotter lentement l’extrémité de son crâne chauve, selon une mimique que ses camarades avaient appris à connaître. Avec regret, il délaissa son cheval, à moitié bichonné, s’empara d’une main de son paquetage et s’engagea d’un pas lourd dans le boyau qui s’ouvrait dans le mur de l’écurie pour déboucher dans la grande salle blafarde de l’auberge.
Un cercle s’était formé autour du tenancier, un cercle de tristes mines et de regards sauvages, desquels Romain « La Taupe », celui qui avait interpellé Josef depuis la porte de l’écurie.
Le grand homme grisâtre qui possédait les lieux ne semblait pas très à l’aise. Au regard en coin qu’il jeta à Josef, on comprit bien vite qu’il avait sans doute méjugé du nombre de la bande. L’arrivée de l’immense carcasse, surmontée de l’air triste et violent qu’adoptait toujours l’Etrangleur en de telles situations, ajoutait à l’équation de l’aubergiste un nouveau terme somme toute assez négatif.
La salle n’était guère peuplée. Un ou deux groupes de silhouettes, dont quelques-unes s’étaient déjà éclipsées hors de la salle, s’attablaient seuls aux dizaines de tablées disponibles. Les quelques luminaires et le foyer assourdi n’éclairaient que par spasme les murs rongés par l’humidité, le sol boueux, le mobilier terne. L’Etrangleur avisa un troisième groupe, probablement des gros bras, qui s’approchaient tranquillement du lieu de l’agitation. Malgré leur air déterminé et les armes qui pendaient à leur côté, Josef ne les imaginait guère réjouis par la situation.
« Comprenez-nous, Mein Herr. Votre standing n’est simplement pas à la hauteur du prix que vous exigez. Gardons-nous, face à la détresse des voyageurs, d’offenser les lois de l’hospitalité que nous dicta Sigmar…»
Fred, « Le Diplomate ». De son vrai nom Frederik Von Der Wyvern, un noble tout ce qui se faisait de plus juste en matière de civisme et de raffinement. Il impressionnait beaucoup Josef, par sa voix et ses manières. Il avait un véritable talent pour causer. C’était lui qui faisait l’intermédiaire avec tous les éléments étrangers au groupe. Il possédait une tournure de phrase, un geste, un sens de l’expression tous tellement aristocratiques que bien souvent l’interlocuteur devait refaire une ou deux fois le point sur le personnage pour pouvoir bien le cerner. Il faut dire qu’outre ses balafres et sa moustache soignée, il possédait à sa ceinture les coutelas les plus vicelards que Josef ait vus en vingt-cinq ans de carrière. Un élément diplomatique important. Morr seul savait combien Josef avait vu de coutelas vicelards dans sa carrière.
« Vous comprenez bien, Mein Herr, que ce que vous proposez est impossible. Nous n’avons pas une telle somme sur nous, ce serait d’ailleurs trop dangereux pour de simples voyageurs. D’ordinaire, nous logeons à la belle étoile, mais enfin vous avez vu que l’orage menace et… »
« L’orage menace et on a pas envie de se geler les couilles, alors on radine dans ton trou à rat. Point. Du coup pas question de payer pour pieuter dans son taudis de merde. »
Il ne connaissait pas celui qui venait d’ouvrir sa gueule et contemplait, tout content, la trogne de l’aubergiste. Ca faisait partie des soudards de merde que Loki avait récupéré lors de leur remonté vers la Forêt Noire, du genre qui l’ouvre sans discontinuer et qui se fait trucider direct quand les choses chauffent un peu. Josef fit irruption dans le cercle, pour lui intimer de fermer sa boîte à clapet pendant les causeries de Fred, mais déjà l’arrivée des gros bras de l’aubergiste défaisait le groupe et opposait deux camps. L’Étrangleur avait déjà trop vu de ce genre de situation pour ne pas comprendre ce qui allait se passer.
Il reprit un peu de recul, choisissant sa cible et analysant un peu la situation. A gauche de l’espace dégagé devant le foyer, Fred tentait encore sans grande conviction, de déployer des trésors de courtoisie à un aubergiste qu’un des soudards de Loki tenait toujours par la couenne. Deux gros bras s’approchaient, il le lâcha.
A priori aucune arme de tir dans l’autre bande, juste une demi-douzaine de types patibulaires. De son côté La Taupe s’était mis en retrait et se rapprochait pied par pied de leur barda où se trouvait Bébé, une arbalète vicieuse à point. Quelques chaises au milieu de la zone, un des soudards parmi les plus stupides, avait déjà un long couteau en pogne. Le reste de la clientèle semblait s’être esbigné.
Comme d’habitude Le Diplomate ouvrit le bal avec ses foutus coutelas. Avant même que le type en face ait compris d’où venait la menace, il avait déjà trois pouces de ferraille enfoncé dans la couenne et autant qui lui retaillaient une silhouette sur le flanc. Un vrai démon celui-là. Josef avait beaucoup de respect pour lui. N’aurait pas aimé avoir à s’occuper d’une plaie dans son genre.
Le reste de la troupe avança plus ou moins en ordre dispersé. Un des gorilles fit deux pas pour aider son copain et se retrouva nez-à-nez avec Loki, qui encaissa une estafilade pour lui expédier un coup de boule comme il en avait le secret. Deux autres gros bras allèrent se coltiner les soudards du nordique, chacun arborant ses plus beaux rictus et des lames aux tailles et aux lignes variables. Déjà un des mecs ramassait ses entrailles au sol, même si dans l’obscurité il était difficile de dire à quel camp il appartenait.
Josef n’aimait pas trop ce genre de situation. Trop restreint, trop hâtif, trop dangereux. Même le meilleur combattant du monde pouvait crever comme le dernier des blancs-becs dans un accrochage comme ça, en intérieur. Il attendit, dansant d’un pied sur l’autre, qu’un adversaire passe à sa portée.
Curieusement, la chose n’arriva pas aussi vite qu’escomptée. Un groupe de fond de la salle, probablement des habitués, décida brusquement de se mêler de la conversation générale au profit du patron, et les mouvements des différents protagonistes éloignèrent un instant Josef du lieu de l’affrontement. Il se rapprocha avec un juron, envoyant valdinguer les chaises, pour découvrir dans la pénombre que le soudard qui ouvrait tant sa gueule tout à l’heure rampait à présent au sol devant un colosse de six pieds de haut, qui agitait une sorte de casse-tête avec un sourire mauvais.
Un claquement. La Taupe venait de perforer le type bien proprement, manquant au passage de faire un joli trou dans l’habit et la peau de l’Étrangleur. Le tir était habile, compte tenu des conditions de visibilité, mais c’était quelque chose dont il faudrait qu'ils discutent ensemble posément, une fois la situation sous contrôle. Le grand guerrier n'était pas très fan de l'encadrement au viroton, même tirés depuis son camps.
Le soudard au sol eut un râle de douleur, et Josef se pencha vers lui pour checker son état. Genoux explosé. D’expérience, trois semaines sans bouger, et encore. Un coup d’œil alentours ; les silhouettes des guerriers continuaient leur danse mystérieuse sans se préoccuper du reste du monde. Josef attendit qu'une ombre s'éloigne, se pencha davantage comme pour aider le blessé, et lui tordit le cou très souplement, dans le même geste, avant même que l’autre n’ait compris ce qu’il lui arrivait. Josef le laissa retomber au sol, inerte, et se déplaça vers sa prochaine cible.
C’était un vrai bordel. A vue de nez, même s’ils n’étaient pas dans leur élément, les alliés de Josef avaient le dessus. Le diplomate venait de massacrer un nouveau bougre. Loki n’était pas loin, à en juger par les cris alentours. L’Etrangleur envoya une table sur deux silhouettes qui bataillaient au couteau, et alla écraser le crâne de celui des deux qui, au sol, ressemblait le plus à un adversaire. De façon générale, il n’était pas inquiété ; les protagonistes évitaient la grande silhouette, espérant sans doute qu’elle ne s’occuperait pas d’eux.
Josef se demanda un instant pourquoi les gros bras se battaient. Ils étaient peut-être intéressés au chiffre de l’établissement. Ou bien c’était une bande qui avait placé le groupe de taudis du secteur sous sa «protection», et qui exerçait un racket sur toutes les transactions de la zone. Dans tous les cas, c’était idiot de s’être attaqué à eux. Leur bande était prête à perdre tous les seconds couteaux qu’il faudrait pour économiser trois couronnes. Et ça n’était certainement pas des types comme ces gorilles qui allaient inquiéter les gros poissons, comme Le Diplomate ou Loki.
Nouveau claquement, suivi d’un beuglement de douleur. Par les couilles de Myrmydia, La Taupe n’avait pas intérêt à arroser les petits gars de l’équipe, sinon il aurait des problèmes avec les patrons. Ou avec lui, Josef. Il n’aimait pas beaucoup La Taupe. Un style un peu trop causant à son goût. Avec un grognement, il repartit en quête d’une victime. Un gros bras à l’air idiot lui faisait face, un fendoir à bûche à la pogne. La cible rêvée. Sauf qu’il lui manquait l’autre bras, découpé avec une précision toute chirurgicale et qui pendait à présent sur le côté, rattaché au corps par deux bouts de chair inutile. L’air benêt du gars s’expliquait. Un coup venu du dos le mis sur les genoux, avant qu’il ne s’effondre définitivement.
L’Étrangleur passa sa main disponible sur le sommet de son front, et articula de sa voix toute douce quelques mots qui disparurent dans le brouhaha, avec un air contrit à destination de la silhouette qui lui faisait maintenant face.
« Bonjour Toubib. J’avais pas vu que vous étiez déjà revenu. J’aurais su, on aurait nettoyé tout ça un peu plus vite. »
Imeris-Konrad Adeldoch s’assura du cadavre d’un coup de pied, puis esquissa un sourire et hocha la tête. Ça n’avait pas vraiment d’importance : ce n’était plus guère qu’une question de minutes à présent.
Ils se remirent au travail.
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Grande Bibliothèque d'Altdorf, printemps 2520
Anton
Grande Bibliothèque d'Altdorf, printemps 2520
Anton
Le baron s’engagea dans la salle suivante des archives à la suite du vieil érudit. Les vieilles salles poussiéreuses semblaient s’étendre sans fin dans les sous-sols de la bibliothèque impériale. Rangée après rangée, des monceaux de parchemins et d’in-folio poussiéreux s’accumulaient dans les casiers des bibliothèques, çà et là attaqués par les rats et les souris, la moisissure ou la simple humidité. Des torches, implantées à intervalle régulier et scellées au mur à hauteur raisonnable pour limiter les incidents, donnaient à ce domaine fantomatique et oublié une allure de mausolée.
« L’ouvrage que vous recherchez, s’il existe toujours, devrait se trouver par ici. Nous avons beaucoup de chance d’abriter un tel trésor, les années des Trois Empereurs ont été réellement bénéfiques pour la Grande Bibliothèque. Songez un peu qu’à présent la majorité des archives se trouvent à Nuln ! Inconcevable. L’Empereur est très mal conseillé sur de telles questions. Au moins, toutes les traces de cette époque sont ici, où nous en prenons grand soin. »
Un rat fila avec un couinement devant les pas des deux hommes. Le baron ne disait plus grand-chose. Il s’était décidé pour cette expédition après diverses recherches infructueuses par des universitaires de sa connaissance à Nuln, puis à Pfeifdorf. Même le temple de Véréna ne conservait pas de copie des délibérations du Conseil des Nobles de la période. Le baron avait peu d’espoir, mais la détermination avait payé : les archives de la première moitié du XXIe siècle avaient le bon goût de n’avoir jamais été détruites par la guerre, les rats ou la moisissure, du moins pas à la connaissance des vieux croutons de la Grande Bibliothèque. Restait à trouver ce qu’il cherchait, et cela pouvait prendre un bon moment, à condition que la pièce désirée soit même encore lisible.
« Voilà, c’est ici. Je dois dire que c’est pour nous un plaisir de voir la noblesse se soucier de notre travail et des archives véritables de notre Empire. Nos racines sont ici après tout, et je pense qu’il est dommage que… »
« Ça ira. Merci de votre aide, je trouverai le chemin. »
Sans plus se préoccuper de l’archiviste aux lèvres soudain pincées, le baron fit face à la montagne de documents, et soupira. Il allait certainement y passer quelques nuits.
Maudit soit sa curiosité. Et son aïeul.
Il commença à lire.
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Alentours de Mordheim, Hivers 2010
Kurt
Alentours de Mordheim, Hivers 2010
Kurt
Trois jambons, un sac de choux.
Quatorze bouteilles de vin.
Deux sacs de farine.
Deux tonneaux d’hydromel, scindés en seize tonnelets.
Un coffre de gros sel.
Cinq grosses miches.
Un
« Kurt ? »
L’homme aux longs cheveux gras reposa sa plume grossière avec un regard las. L’inventaire n’était jamais une affaire facile. La bande de crasseux que Konrad avait choisie pour écumer l’Averland et le Stirland n’était pas composée que d’éléments d’élites. Des notions élémentaires comme le rationnement, ou encore l’anticipation, manquaient clairement dans la grille d’analyse de certains d’entre eux. Si on pouvait vraiment parler de grille d’analyse.
« Quoi ? Ça ne se voit pas que je bosse ? »
« Toubib voudrait que tu passes le voir après l’inventaire. »
Kurt fusilla le coupe-jarret d’un regard noir, sans daigner répondre, et se replongea dans ses chiffres. Une bande de demeurés sans cervelle. Tous complétement ingérables, sans bon sens ni discipline. Le fouet ne serait pas de trop pour arriver à faire rentrer dans leurs crânes épais bousillés par l’alcool et la consanguinité deux grammes de bon sens. Il ne comprenait pas pourquoi on s’embarrassait encore de ces traîne-misère.
Enfin si, la théorie, il la comprenait. Konrad n’était pas tout à fait le dernier des idiots, il savait très bien ce qu’il faisait. « On ratisse large, ils ramènent le blé; ils se font tuer pour nous, on encaisse l’oseille. Simple non ? » Simple, drôlement simple. Il n’arrivait jamais à paraître aussi distingué que lorsqu’il parlait de grisbi, Konrad. Mais n’empêche. Pas moyen de se faire à la méthode. Sans compter tous les emmerdements de l’intendance.
C'est bien simple, il n'arrivait même plus à savoir le nombre de connards embauchés par Loki depuis le printemps. Il avait complètement cessé de tenir les registres du petit personnel. De toute façon, en un mois, la moitié était crevée, et il fallait tout recommencer.
Tiens, rien qu'au début, combien ils étaient à Pfeifdorf par exemple ? Quatre-vingt ? Cent ? Même lui, qui était censé connaître les chiffres, il ne s’y retrouvait plus. Au moins cinq bandes de quinze, plus la principale, ça devait bien compter dans la centaine, facilement. Une grosse centaine à quitter le Sud. Et encore, eux, c’était l’élite. De l’ex-milices Sudenlandaises, démilitarisée après la fin du soutien à l’autre pouffiasse de Marienburg là, euh, Maritta, Magritta. Bref, du briscard, le genre vétéran en campagne, pas le genre à casser les bonbons avec les rations de bouffe ou la nuit passée à attendre le gogo au détour d'un chemin. Mais après… pfffff… entre ceux qui s’étaient tirés, les mecs qui s’étaient fait chopper par la régulière ou les prévôts, les trous-du-culs recrutés en Averland, à l’arrache avec la thune des pillages… Combien ils étaient maintenant ? Cent, deux cent ? Même pas moyen de connaître le retour sur investissement.
Enfin si, théoriquement… théoriquement, ça marchait plus ou moins selon les plans de Konrad. Les mecs étaient suffisamment cons pour se pointer après leurs raids au point de rendez-vous. Ils versaient leur blé, et ils repartaient. Certaines bandes étaient même assez malines pour effectuer deux versements. Ça payait largement les quelques piécettes investies en alcool et en équipement de base. Avec une jolie épée et une pinte de bière frelatée, Loki pouvait convaincre n’importe quel gogo de partir jouer les pirates pour les beaux yeux de l’indépendance et de son propre portefeuille, à l'autre bout du monde. Et à peu près une fois sur six, ce tout nouvel « indep » -comme on les appelait dans le jargon- revenait avec de l’argent. Ça payait d’autres gogos, un peu d’équipement pour la bande principale. De la bouffe aussi.
Mais ça finançait clairement pas l’indépendance.
« Tu devrais pas le faire attendre, tu sais »
Pas plus de réponse de Kurt. C’était inutile, mais usant tout de même, ce genre de remarque. Celui-là, averlander ou pas, il était gratiné. Il fallait souhaiter que Josef lui tombe rapidement dessus un soir de mauvaise humeur et que l’autre lui fasse une petite blagounette sur ses parents. Histoire de rire un peu et de se trimballer un inutile de moins. Typiquement le genre d’imbécile que Kurt pouvait pas blairer en plus : le style avec une gueule énorme qui l’ouvre que pour bâfrer et pour dire de la merde. Le classique en ce moment. Les postulants pour le job n’étaient pas exactement la crème de la crème depuis quelques temps et les indépendantistes faisaient une consommation importante de recrues. Notamment parce qu’elles ne duraient pas vraiment.
Cet inventaire était désespérant en tout cas. Quelle région pourrie. Tu pilles une auberge grosse comme un château et tu te retrouves à retourner les poches des cadavres pour gratter dans la boue les piécettes que les autres baltringues ont pas déjà chipées. Dire que vingt ans plus tôt, y avait à quelques milles la deuxième ville de l’Empire… jolie leçon d’humilité. 4
« Dis Kurt… »
Dans un très joli mouvement rotatif, le torse de Kurt se retrouva soudain face à celui de son interlocuteur, tandis que son poing allait lui enfoncer le nez avec un craquement sonore. Le type se retrouva allongé de tout son long dans la boue et le sang, la figure rouge. Il y eut un léger brassement alentours, dans les visages anxieux, rieurs ou crispés qui avaient suivi la scène, mais rien ne se formalisa. Personne n'était assez stupide pour l'ouvrir dans une situation comme celle-là. Toubib avait déjà « opéré » un indep’ qui avait eu l’idée saugrenue de tenir tête à Kurt. La nouvelle avait tournée dans toutes les bandes. La tête aussi.
Il remballa son matériel d’écriture sans plus d’attention pour le camarade couché au sol. Un ou deux membres de la bande l’aidaient à se relever lentement. Kurt se leva, désignant d’un geste les paquets à répartir au sein de la troupe, puis s’engagea dans les couloirs de l’auberge.
Il n’avait pas besoin qu’on le guide pour deviner où Konrad avait pris ses quartiers. C’était la chambre au bout du couloir, celle qu’on pouvait défendre facilement contre l’ennemi de l’extérieur, mais surtout venu de l’intérieur. Et qui donnait sur le grand large pour prendre si besoin la poudre d’escampette. Kurt connaissait son Konrad jusqu’au bout des doigts. Mais il aurait toujours pu identifier la porte au moustachu voûté qui se tenait devant. Un bonhomme immense, très maigre, la main toujours à la longue hache tête posée au sol et parsemée d'encoches.
Ce type était un mystère. Malgré l’immense intimité dans laquelle Konrad tenait Kurt, celui-ci n’était jamais parvenu à savoir ce que celui-là avait fait à Helmut pour qu’il lui soit fidèle au point de se comporter jour et nuit en chien de garde devant sa porte. Kurt était un fidèle parmi les fidèles ; dévoué corps et âme à Konrad ; mais pas au point de fanatisme où en était arrivé Helmut. Lui, c’était autre chose. Il le salua, avec autant de respect que de dérision pour l'air impassible de la grande asperge, puis entra.
Dans la chambre aménagée spartiatement, une arbalète chargée sur la table de nuit et un gros coffre de voyage au pied du lit, Konrad regardait d’un air fasciné un petit coffret de cuivre incrusté, dans lequel miroitait des reflets verdâtres. Il s’approcha.
« Ah, ma belle, vient voir un peu ce que les premiers indep que j’ai envoyé dans cette pute de ville m’ont ramené. »
Kurt s’approcha, circonspect. Il n’était pas rare de voir Konrad sourire, et ce n’était pas nécessairement d’ailleurs un très bon signe. Mais il était rare qu’il aborde un air aussi satisfait.
Dans le coffret, une pierre étrange scintillait. Ses sens lui disaient qu’elle était noire, et pourtant elle brillait d’une lueur verte, malsaine, dont elle baignait le coffret et ses alentours. Un frisson le parcouru. Les yeux de Konrad étaient fixés sur lui, et ses mains, crispés sur le coffret, semblaient prises de petits spasmes d’excitation. Lui considérait la pierre avec un intérêt mêlé de répulsion. Un vieux réflexe sigmarite lui fit esquisser un geste rituel qui le soulagea un instant.
« C’est un putain de caillou magique Konrad, c’est ça ? Ce dont on a entendu parler ? Eh ben ça ne me plaît pas. Je ne vois pas ce qu’on va en foutre. Ça m’a tout l’air d’apporter la poisse, ou du moins le genre de saloperies magiques dont tout honnête citoyen ferait bien de ne pas s’occuper. »
Le chef de la bande des indépendantistes eut un petit rire faux.
« Ne t’inquiète pas Kurt, ça n’est pas pour nous. Ça veut juste dire que les rumeurs étaient vraies et qu'on a bien fait de pousser jusque dans le coin. On va en récupérer ce qu’il faut pour se financer une vraie expédition, et envoyer tout ce qu’on trouve à notre grand ami le grand prince Siegfried, à Altdorf. Il paye chaque gramme rubis sur l’ongle. Et s’il s’empoisonne avec, tant mieux pour nous. »
Kurt leva un sourcil interrogateur, mais ne répondit rien. Il avait appris à ne pas mettre en doute les plans de son ami et seigneur de guerre. Simplement, les choses ne se révélaient parfois pas aussi faciles qu’escomptées.
« J’ai fait passer le mot aux bandes avec lesquelles nous sommes encore en contact. Nous devrions avoir assez de monde pour explorer tout un coin de la ville, et rafler les ressources que personne n’a encore eu le cran ou les moyens de récupérer. Ce hameau miteux fera un excellent QG, on est assez loin de Mordheim pour ne pas se le faire disputer et assez prêt pour que personne ne vienne se soucier des habitants. »
Il dressait des plans, assis sur son matelas comme s’il s’agissait déjà d’un monceau d’or. Kurt se surprit à sourire.
« Ahahah tu souris vieux brigand. Je sais que tu vois ce que je vois. Un tapis d’or. Avec cette pierre Kurt, je bâtirai mon royaume. Avec cette pierre, je bâtirai Terre-Noire. »
***
Grande Bibliothèque d'Altdorf, printemps 2520
Anton
Le baron jura. Au milieu de la poussière et des parchemins ruinés par ses efforts pour en tirer quelque chose de compréhensible, il venait de trouver, enfin, ce qu’il avait mis tant d’années à chercher. Un bout de parchemin mangé des mites, mais où l’encre pluri centenaire marquait encore assez pour être lisible aux yeux fatigués d’Anton.
… Grand Prince Siegfried et Empereör Légitime de l’Empyre, … Iméris-Konrad Adeldoch est faict … Baron de Terre-Noire
...et luy accordons jouyssance ad vitam eternam desdites terres … et celui de ses héritiers au service de notre Grand Empyre.
Cela … de très-grands et très-importants services par lui rendus.
… des Nobles … Sigmarzeit 2009
...et luy accordons jouyssance ad vitam eternam desdites terres … et celui de ses héritiers au service de notre Grand Empyre.
Cela … de très-grands et très-importants services par lui rendus.
… des Nobles … Sigmarzeit 2009
Suivait la contre-nomination du Conseil des Nobles, entérinant l’accession des Adeldoch au rang de la noblesse du Sudenland. Tous ces documents, datés de 2009. Et contresignés par le « Grand Prince Siegfried », ce qui excluait toute erreur de datation.
Anton von Adeldoch se senti bien seul. Un pan de son histoire personnelle s’écroulait avec le mythe fondateur d’Iméris-Konrad. Mais peut-être pouvait-on trouver d’autres informations sur son sujet, ailleurs, chez d’autres sources ? La question méritait d’être posée : qu’avait bien pu faire le Toubib au Grand Prince pour accéder à la noblesse impériale et obtenir les prêts suffisants pour lancer la construction d’une Forteresse démentielle sur 500 ans ? Anton s'imaginait mal repartir sans réponse à une telle question, à l'heure où lui-même tentait l'impossible pour se tailler une place parmi les grands de l'Empire.
Mais surtout, ce que voulait découvrir le baron, c’était pourquoi on avait jugé bon de truquer la légende familiale, pour la rendre si rutilante. Et il craignait fort de découvrir que la réalité n'avait pas été aussi simple que les jolies histoires racontées à son cousin...
Il était temps d'en découvrir davantage sur la vie de cet illustre ancêtre. .