Une rencontre fut convenue entre Anton von Adeldoch et Frédéric von Wragel. Elle eut lieu dans un beau moulin à eau, à l’écart d’un petit village lui-même situé dans un vallon à deux lieues du château de Talmberk où le marquis de Jengen s’était retranché avec ses forces. Frédéric était arrivé le premier sur les lieux du rendez-vous et son escorte surveillait la zone. Quelques arbalétriers en livrée blanche et grise patrouillaient sur les balcons du bâtiment tandis que l’entrée était gardée par une poignée de hallebardiers et trois chevaliers équipés de pied en cap, dont l’un d’eux portait une bannière portant un cerf rouge sur un fond à chevrons marqués de la croix impériale et du marteau de Sigmar. Ces hommes virent arriver le baron de Terre-Noire et sa propre compagnie sans s’alarmer et se contentèrent de les observer en chien de faïence, prêts à répondre au premier signe d’agression. Les chevaliers s’écartèrent pour laisser le passage à Anton et l’un d’eux lui ouvrit la porte du moulin en inclinant la tête avec respect.
Le marquis, lui-même équipé de sa demi-armure finement ouvragée, attendait tranquillement Anton dans la salle du meunier où le mécanisme de la roue à aube faisait rouler une énorme meule en pierre. Autour d’eux le bois craquait et gémissait mais ces plaintes ne semblaient pas gêner Frédéric qui s’était installé sur une pile de sacs de farine en attendant son alter ego. Il avait fait amener un flacon du fameux vin blanc de la Marche et deux coupes en argent qui attendaient sur un tabouret à côté de lui. La pièce était poussiéreuse et n’était éclairée que par la lumière filtrant à travers les planches grossières des cloisons, devant lesquelles les pals de la roue à aube jetaient une ombre saccadée à chaque battement de cœur. Le sol était en terre battue et paillée. Frédéric accueillit Anton cordialement, utilisant les formules de politesse d’usage et faisant preuve d’un comportement tout à fait respectable. Il était de ces nobles qui considéraient l’aristocratie comme une caste d’êtres supérieurs qui se devaient d’être égaux en humeur et en manières quelle que soit la situation. Si le baron et lui étaient ennemis au début de cette discussion, il n’en resta pas moins courtois et versa du vin dans chacune des coupes avant qu’ils ne commencent les négociations.
Les arguments exposés par Anton von Adeldoch avait eu raison du marquis de Jengen. Ce dernier, aussi ambitieux qu’opportuniste, voyait certainement en ce marché une chance à saisir malgré les risques qu’il engageait. Frédéric obtempéra donc et quitta les prestement les lieux pour se retirer dans son manoir, faisant ainsi à savoir au baron que lui-même ne participait pas personnellement aux événements à venir.
Conformément à l’accord secret passé dans le moulin, la garnison du château de Talmberk fut démantelée. Les troupes du Wissenland qui la composaient durent déposer les armes sur leurs râteliers et quitter l’enceinte des murs sous les quolibets de l’Armée du Sudenland Libre avant d’être escortée hors du territoire par un escadron de miliciens à cheval. Les insurgés employèrent les jours suivants à parcourir la Marche pour réquisitionner des vivres, des embarcations pour remonter le Reik Supérieur et, possiblement, des recrues. Ernest de Lippe guidait les opérations, redoublant d’efforts pour optimiser l’avance que la rébellion avait sur le Feld-Major. Les bourgs les plus importants de la petite péninsule reçurent ainsi la visite des partisans de l’Indépendance et les provisions s’accumulèrent sur les places avant d’être emportées vers le point de rassemblement malgré les pleurs et les protestations. Rares furent les locaux à souhaiter rejoindre la Cause, et le Maître-Fourrier enrôla de force suffisamment de jeunes hommes pour former une compagnie de miliciens qui serait plus tard connue sous le sobriquet de la « Compagnie Tire-Gueule ». Bientôt, les troupes et le matériel affluèrent dans le patelin de Meppel, situé sur l’Oggel au Nord de Mendelhof. Les quais modestes de la bourgade étaient désormais encombrés de sacs de grain, de coffres et de caisses, de mules et d’hommes transpirant pour charger le tout dans les bateaux réquisitionnés. Ces derniers allaient de la simple barque à la barge de marchand, en passant par les péniches à fond plat, les reikaak et autres gabares. Une grosse cogue à voile appartenant à un riche négociant en vins fut même saisie et réaménagée pour accueillir le baron et son état-major, au grand dam de son propriétaire. Ces embarcations formaient une flottille improbable et hétéroclite qui s’alourdissait de jour en jour en vue du départ. Les vociférations des riverains montèrent haut, mais rien ne pouvait arrêter la marche de l’Indépendance.
Pendant ces préparatifs, Anton continuait de recevoir des nouvelles de son arrière-garde grâce à son réseau de fidèles Tondeurs. Le dernier rapport datait du jour de sa rencontre avec le marquis de Jengen et indiquait que le Döppelganger tenait bon malgré des pertes importantes. Les éclaireurs ennemis avaient été mis en déroute et le gros des forces du Feld-Major était enlisé dans les landes autour de Waldbach grâce à une stratégie de guérilla soutenue par les pièges ingénieux mis en place par le nain Imfrik Loch-Grube. Les nouvelles étaient donc bonnes.
Alors que l’Armée du Sudenland Libre préparait son départ pour Pfeildorf, l’Averland avança ses pions. Des troupes noir et or passèrent la Staffel en nombre et investirent la Marche tel que convenu. L’arrivée de ces soldats causa des remous parmi la population tant l’antagonisme d’une part et d’autre de cette rivière était grand et les protestations les plus énergiques furent durement réprimées. Bientôt l’étendard rouge arborant le soleil de la riche province flotta sur le donjon de Talmberk et des patrouilles zélées battaient la campagne pour annoncer le changement de propriétaire et faire taire les opposants les plus véhéments. Des gibets pointèrent vers le ciel, au bout desquels se balançaient les corps chauds de ceux qui, la veille, maudissaient le nom de Von Alptraum. Pour les gens du cru, c’était une véritable invasion, celle qu’ils craignaient depuis des décennies et qui faisait resurgir le spectre des conflits passés, aux époques où le Wissenland et l’Averland se disputaient cette riche bande de terre. Frédéric von Wrangel, dont la popularité avait chuté en flèche après avoir ordonné le démantèlement de la garnison de Talmberk, essayait de rallier discrètement ceux qui lui étaient encore fidèles en leur promettant l’arrivée d’une armée de secours dirigée par le Feld-Major Klaus von Holtzendorff. Il avait été forcé, disait-il, de baisser les armes face à la rébellion d’Anton afin d’éviter des malheurs inutiles. Quant aux averlanders, ils seraient boutés hors de la Marche par le Feld-Major avant l’été.
Anton était sur le pont de la cogue, qui faisait désormais office de quartier général, et écoutait un Maître-Fourrier épuisé lui faire la revue des réserves lorsqu’un signal indiqua l’approche de soldats à Meppel. Les fidèles du baron se mirent en branle-bas de combat dans la panique, ce qui s’avéra inutile car c’étaient les renforts promis sous la table par la Grande-Comtesse Marlène von Alptraum qui s’avançaient. Un escadron de chevaliers armurés de pied en cap et montés sur de gros destriers équipés de même descendaient vers le port fluvial, lances d’arçon pointées vers le ciel. Ils étaient suivis par une compagnie entière de hallebardiers qui avançaient en rangs serrés au son du tambour. Ces hommes ne portaient pas d’uniforme distinctif, pas plus qu’ils ne montraient les signes d’une quelconque allégeance. Ils ressemblaient aux mieux à des mercenaires de métier, au pire à des soudards. Un grand gaillard dirigeait cette troupe, crâne rasé et mine de tueur d’enfants, juché sur un cheval énorme dont le chanfrein était protégé par une plaque en fer munie d’une pointe torsadée, à l’image d’une licorne. Il portait une flamberge accrochée dans le dos. L’arme était à l’image du propriétaire et semblait à même de pouvoir couper un tronc en deux. Les rebelles s’écartèrent naturellement sur le chemin du colosse et ce dernier ordonna à ses hommes de faire halte alors qu’il mettait pied à terre dans le fracas métallique de sa lourde armure. C’est là qu’il attendit que le baron de Terre-Noire descende de son navire pour se présenter à lui. En quelques mots, et avec un accent du Sud à couper au couteau, il indiqua être le capitaine Feder Kurtz, envoyé depuis l’Averland et dont les ordres étaient de se mettre au service d’Anton. C’était vraisemblablement un vétéran aguerri et les forces qu’il apportait avec lui changeraient peut-être la donne dans cette grande aventure qu’était la lutte pour l’indépendance.
On chargea les dernières brassées de flèches, les derniers barils de poisson séché et les dernières mules, et l’Armée du Sudenland Libre détacha les amarres pour se lancer sur le Reik Supérieur. En ce printemps de l’année 2533, le soleil brillait déjà fort dans le ciel et la fonte des neiges des Montagnes Noires avait grossi les eaux de la rivière, troublant cette dernière et créant un courant puissant vers l’aval. Si ce formidable mouvement accélérait la descente de la flottille, il rendait également les manœuvres difficiles. Le convoi comprenait seulement une poignée de grosses embarcations et la plupart des autres, bien plus petites, ne pouvaient transporter qu’une dizaine d’hommes à la fois. Aussi les incidents furent nombreux tout au long du chemin, comme quand deux bateaux se percutaient violemment ou lorsqu’un tronc entier charrié par les eaux pulvérisa une gabare incapable de l’éviter et envoya les hommes et les vivres qu’elle contenait par le fond. Anton, quant à lui, ne fut pas personnellement inquiété. La cogue qui faisait office de navire-amiral était suffisamment imposante pour résister au choc des autres bateaux, disloquant ces derniers s’il le fallait.
Le 15 Jahrdrung, la flottille arriva devant le bourg fluvial de Triftern. En aval, le lit du Reik se resserrait pour franchir une série de passages entre des escarpements. La pluie des derniers jours couplée à la puissance du courant rendait alors la traversée trop dangereuse pour être tentée, selon les conseils du Vieux Oswald, le prêtre de Taal. Ce dernier indiqua qu’il allait prier Karog le dieu des Rivières pour qu’il garantisse la sécurité des embarcations mais qu’il était plus judicieux d’attendre à terre que les éléments se calment.
Anton était dans la petite cabine qui lui était réservée à bord de la cogue. Il y avait ici tout juste la place pour un bureau, un coffre et un lit sur lequel s’ébrouait Solland le jeune griffon en s’amusant à déchiqueter un édredon. On frappa alors à sa porte et Ernest de Lippe entra. Celui qu’on appelait le Noir avait l’air éreinté. Ses cheveux poivre-sel viraient désormais à l’argenté et de grosses cernes alourdissaient son visage déjà marqué par une vie de vieux briscard. Ces dernières semaines, le Maître-Fourrier avait abattu un travail colossal pour assurer l’approvisionnement d’une armée grandissante et toujours en déplacement. Les questions de logistique le tenaient éveillé de jour comme de nuit et l’homme déjà âgé commençait à perdre patience à cause de l’épuisement, comme lorsqu’il avait fait exécuter sommairement deux fermiers de la Marche qui refusaient de donner leurs porcs à la Cause. Malgré le génie d’Anton, malgré la fougue des frères Von Ülmer, malgré le courage des rebelles, c’était bien grâce au baron Ernest de Lippe que l’Armée Libre du Sudenland était encore debout. C’était lui qui la nourrissait, lui qui lui trouvait des semelles de botte et des couvertures pour les nuits sous la tente, lui qui comptait chaque jour les mulets et les ânes de la colonne pour s’assurer qu’il n’en manquait aucun. Le Noir était capable d’informer Anton à la minute du niveau de provisions disponibles comme du nombre d’outres de vin en circulation parmi la troupe, et plus encore. Il faisait un intendant remarquable que les préparatifs de l’expédition sur le Reik avaient malmené. C’était donc un Ernest fatigué qui entra dans la cabine exiguë, sous une pluie de plumes d’oie lorsque le petit monstre ailé éventra l’édredon de son bec pour s’agiter dans la plaie béante.
- « Monsieur, je viens de m’entretenir avec Dietrich Eberwald, votre Chef des Renseignements, qui m’a confirmé ce que je savais déjà : après ces gorges se trouve le fort de Staig. C’est un poste de péage important de la région et ses défenses sont dardées sur la rivière. La garnison ne compte qu’une centaine d’hommes mais les murs seront difficiles à atteindre par la terre car ils sont montés sur un rocher escarpé. Nous pouvons probablement prendre ce fort, Monsieur, mais ce sera au prix de lourdes pertes. Je préconise que nous abandonnions les navires ici pour continuer par la voie terrestre tant que le Feld-Major et sa horde sont derrière nous. »