Bon. Il réalisait petit à petit les inconvénients de la centralisation. Pour commencer, si Hieronymous était décendu sous un faux nom -et il l'avait forcement fait-, le mercenaire ne le reconnaitrait pas. Ensuite, pas moyen de réflechir correctement quand on avait trop de choses à faire. Il fallait y remédier. Anton se tourna donc vers le mercenaire, et entreprit de tout lui résumer. Il le faisait également pour lui; une petite remise à plat des évenements ne lui ferait pas de mal. Avec un soupire, il s'exécuta:
"Bien, vous avez raison; il faut que je vous explique un peu. Sans compter que j'ai bien besoin moi aussi d'y voir plus clair. Et pour plus de clarté, je vais m'essayer à votre fameuse "concision de rapport"...
Premièrement: lettre de Hieronymous, savant partit pour Scharmbeck et ses mystérieuses pierres noires. Il espère y trouver un culte toujours vivace de Ahalt, ancien dieu supplanté par Taal et Rhya au fil des siècles. Hostilité sourde des villageois et du seigneur -un certain von Preiss- lors de son arrivée.
Secondement: retournement de situation il y a treize jours: il s'est gagné Preiss et ses féals, va assister à une cerémonie. Le noble est chef du culte.
Troisièmement: Lettre informelle, graphie pressée et tremblottante. Il a vu des choses horribles mais importantes, et veut me retrouver dans cette auberges. Il se croit en danger."
Le baron, montrant l'auberge qui leur faisiat face, cessa un instant sa litanie normative pour exposer ses premières conclusions.
"Il a vu quelque chose qu'il ne devait pas voir, c'est certain. Pourquoi l'avoir laissé faire? Voila mon hypothèse; comprenant qu'ils ne s'en débarrasseraient pas, les cultistes décident d'une fausse cérémonie. Cela expliquerait la "saute d'humeur" des péquenots. Il y assiste, mais échappe un instant à leur vigilance et apperçoit au cours de la soirée une vraie cérémonie terrifiante, ou n'importe quoi d'autre. Affolé, il fuit. Cela s'est passé le même soir, sans quoi il m'eut écrit pour me raconter la cérémonie. Ils ne savaient pas qu'il savait, mais Hieronymous craignait qu'ils l'apprennent. Il s'éloigne, mais pas trop, m'écrit pendant sa fuite."
Le baron était satisfait de cette hypothèse, qui expliquait pas mal de choses: comment le vieux avait pu s'enfuir, pourquoi il se pensait assez en sécurité pour rester dans cette ville à l'attendre... Il avait pu lui écrire depuis, mais la poste impériale aura retardée la missive. Il repris son compte:
"Quatrièmement: ce village sans prétention n'a pas bonne réputation. Deux "amis" se disputent, l'un d'eux disparait au matin. Même situation avec un second paysan et son "ami". Vous voulez mon sentiment? Il s'agit du même ami. Le conteur sait quelque chose à ce sujet, mais il ne veut pas parler devant tous. Ou veut m'extorquer de l'or. Notez qu'il existe une certaine Giselle, mariée à un disparu. Cela peut être utile.
A première vue, nulle lien sinon géographique entre nos deux histoires. Mais -cinquièmement- un prêtre de Taal disparait. Sur place, une serpe ensanglantée, menace ou symbole. On le retrouve, mais deux jours plus tard, pendu. Pourquoi deux jours? Il a pu tenter de s'enfuir, refuser de collaborer, ou bien c'est le temps nécessaire pour un quelconque jugement ou une cérémonie de sacrifice..."
Le baron dit ces derniers mots d'un ton railleur. Il méprisait ces superstitions ridicules et les religions ésotériques aux rites barbares. Mais, cette secte-ci ne se lassait pas de l'inquièter.
"Sixièmement: ce phénomène est largement étendu, procédant par vagues. Des disparitions de prêtres de Rhya et Taal sont signalées. Voila une curieuse coïncidence, quand on se rappelle les hypothèses de notre savant. Les milices supposent l'établissement d'un gang; mais les malandrins n'ont que faire de soutanes et de paysans. Moi je dis qu'il s'agit de l'établissement d'un culte, ou de son passage à l'action. Rien n'interdit de penser qu'une activité criminelle se cache derière."
Anton commençait à avoir une approche globale de la situation. Il avait placé les coins du puzzle, et cherchait de toutes ses forces à "faire les bords..."
Septièmement: Tous les disparus ne sont pas pendus, sans quoi on en entendrait parler. Pourquoi laisser découvrir un prêtre et pas les autres? Il est possible qu'ils soient prisonniers, ou que ces disparitions soient de fausses disparitions. Fuites, ou regroupement secret, hypothèses à garder en tête. Par ailleurs, je signale que les récoltes vont être mauvaises. On a toujours de l'agitation, criminelle ou religieuse dans ces cas-là.
Huitièmement: il y a peu, un jeune homme est enlevé chez Grundach. Bien après les autres. Helmunt laisse toutes ses affaires. Je propose deux pistes: mal informés, ils auront voulu l'enlever à la place de Hieronymous, ou bien lui aussi a vu quelque chose."
Satisfait de son exposé, le baron enchaina sur son "plan d'attaque".
"A présent, quelles sont nos pistes?
D'abord Hieronymus. Il sait quelque chose, et est peut-être dans cette auberge. Il nous faut le récupérer et l'interroger, puis le protéger. Il ne fait aucun doute qu'à ce moment-là nous seront directement exposés par les dangers de cette secte.
Ensuite le conteur. Il sait plus qu'il n'en a dit, et certainement plus qu'il n'en dira. J'espère que nous pourrons l'entendre à notre retour à l'auberge. Il faut tirer de lui tout ce que nous pourrons. Cependant, prenons garde: rien n'empêche qu'il ai été placé là pour notre perte."
Le moins qu'on puisse dire, c'est que le noble n'avait aucune confiance en ce type. Trop parfait comme indicateur. Trop vieux aussi. Un homme vieux est toujours susceptible de cacher un prêtreou un mage... Il reprit:
"Troisième piste: l'inconnu. Qui il est, ce qu'il faisait ici, qui il voyait... Autant de choses importantes. ar n'oublions pas qu'il a disparu au milieu de la nuit: soit on l'a attiré dehors, soit l'aubergiste sait quelque chose: par Morr, il est jeune, il a bien fallu qu'il oppose résistance! On est bruyant dans ce cas!
Mais nous verrons ça plus tard. D'abord, les paysans, leur femme, leursproches: nous devons savoir qui est cet ami mystérieux et s'ils avaient un lien avec le culte. Un culte. N'importe lequel.
Ensuite, si tout ceci a échoué, nous irons de nuit visiter maître Grundach. Nous verrons bien s'il ne sait rien de nuit de plus que ce qu'il nous aura dit de jour. Quitte à employer un questionnaire... percutant.
La dernière alternative est notre dernier recours: nous rendre à Scharmbeck avec quelques gaillards et une fois maîtres de Preiss ou d'un de ses sbires, leur arracher leur secret. S'il faut pour cela retourner à Pleifdorf et comploter pour avoir des troupes, baste, nous le ferons!"
Satisfait de la marche à suivre, Anton s'accorda quelques secondes pour laisser le temps au mercenaire de digérer toutes ces informations. Puis il lança:
"Voila qui est fait. Avez-vous quelque chose à ajouter? Sans quoi nous irons vers Frédéric."
Joignant le geste à la parole, ils se mirent en route après la réponse du vieux mercenaire. En traversant la place, Anton donna ses ordres:
"Dites à Frédéric de quitter son auberge pour la notre en prétextant la peur d'enlevement. Mais qu'il attende mon signal; disons, le mot "araignée". A ce mment de la conversation, il entre et demande à partir. Si vous avez-le temps, utilisez votre génie de la synthèse pour lui résumer la situation."
Puis il se précipita pour faire l'accolade à Frédéric. Eclatant du rire joyeux qu'il haissait déjà, il lui frappa le dos du plat de la main en s'esclaffant:
"Ben mon vieux, t'es toujours bien jeune! Comment tu vas? Et les affaires? Non, attends, ne me dit rien, tu vas m'atrister. Parles-en plutôt au vieux hibou, et rejoignez-moi quand vous aurez terminé. Je vais voir un peu ton palace!"
Il s'engouffra gaiement à l'intérieur. Laissant ses yeux s'habituer à l'obscurité, il tenta de distinguer un visage qui pourrait cacher celui du professeur, même sous un quelconque grimage. Puis il s'adressa au tavernier:
"Holà mon brave, ça n'est pas bien gai cette taverne! J'aime quand elles tremblent sous les trinquement, moi! N'auriez-vous que mon ami pour client par le dieu?"
"Le dieu", ça n'était pas mal joué. Un hameçon vague, au hasard. La réponse à la question l'interessait plus que tout, mais enfin, on ne savait jamais.