« Merci, mon frère. Je n’ai pas les contacts que je souhaiterais entretenir avec la révérende-mère… Si tu pouvais porter ma parole, et surtout celle des gens du Furoncle, je t’en serais très reconnaissant. »
À la question, il lui fallut un petit instant de réflexion. Il regarda Anis, qui était en train de siroter sa limonade tout en tapotant sur son genou.
« Le malade se nomme Simon. Quarante ans, ancien matelot, crâne rasé. Plein de tatouages. Célibataire et sans enfants. C’est un… Serviteur, du Chat. De… De l’ami de Shallya. »
Anis eut un petit rot à cause du sirop trop froid. Mais elle s’immisça dans la conversation.
« On a confié Simon à la prêtresse du Furoncle, sœur Coline. Céti elle qu’a dit qu’on d’vait l’amener à l’Ac’démie d’Médecine. Et elle a p’us d’nouvelles d’p’is la s’maine dernière. C’est qu’elle est occupée, ci-fait.
– Nous ne connaissons aucune entrée dérobée. Les étudiants ne sont pas des contacts très privilégiés. C’est pour ça qu’on a besoin de ton aide, Éloi. Les frères de Shallya sont respectés. Tu pourrais, toi, y entrer aisément, et me dire ce qui est advenu de Simon…
Si tu le retrouvais et que tu me disais ce qui lui est arrivé, je serais endetté auprès de toi. On t’as peut-être appris que le Chat était un vaurien, mais sache qu’il rembourse toujours ses dettes. »
L’après-midi d’Éloi avait été fort remplie. En début de soirée, vers 18h, la température toujours très élevée s’accompagnait maintenant d’un vent un peu fort. Le ciel parfaitement bleu azur tranchait maintenant avec de gros nuages gris-noirs qui remontaient depuis le Grand Océan — cette nuit serait probablement une nuit d’orage. Nul doute que la foudre de Manaan serait accueillie avec respect de la part des habitants ; ça déchargerait cet air lourd et étouffant, cette chape de plomb qui pesait sur tous les corps…
Anis raccompagna Éloi jusqu’au bout du Furoncle. Elle le ramena dans la Gâtine à travers un itinéraire plus direct et, il fallait le dire, plus civilisé que celui qu’elle avait emprunté pour le perdre jusqu’à la tanière du Chat. Elle lui donna une tape sur l’épaule pour le remercier, et l’envoya sur sa route.
Perdu un peu autour du port, Éloi parvint à utiliser la méthode reconnue de Guido. Il trouva un quelconque débardeur qui faisait le chemin jusqu’aux sommets de l’île. L’avantage, en étant prêtre de Shallya en robe jaune et non un quelconque quidam comme le couteau de Sébire, c’est qu’on est tout de suite plus avenant ; Le jeune homme eut beau ouvrir sa bourse, le débardeur refusa tout net de prendre le moindre morceau de cuivre, et c’est bien à titre gracieux qu’Éloi put prendre place sur l’attelage d’un âne et économiser ses chevilles bien endolories par toute une escalade de toit en toit.
Brionne est une ville très verticale. Si la citadelle ducale dominait sans rivale tout en haut, le grand collège se trouvait un peu en dessous, au même niveau que le sommet du clocher de la cathédrale de Shallya. En revanche, ce-dit collège était à son opposé extrême d’un point de vue horizontal. C’était très proche des demeures bourgeoises, de ces rues pavées, de ces petits parcs à amants et landaus, là où Éloi s’était improvisé professeur. Le débardeur insista pour amener Éloi au plus proche de sa destination, en ça il était un sympathique bonhomme, mais même lui ne put véritablement aller jusqu’aux pieds du collège…
…Des militaires barraient la route. Si les piétons pouvaient encore passer sur le trottoir, la chaussée était encombrée de morceaux de bois hérissés, le genre de protection lors d’un siège qu’Éloi avait pu dessiner au scriptorium quand on le laissait s’amuser à croquer des petits dessins sur des manuscrits. Pas moins de six hommes d’armes étaient là, quatre assis par terre à jouer aux dés, le cinquième un pied sur le tréteau et la main au-dessus du front pour zieuter quelque chose, le sixième la main dressée pour faire signe au « voiturier » d’Éloi de bien vouloir faire demi-tour.
Ils étaient armés de matraques à la ceinture, et portaient la livrée aux couleurs ducales — tout blanc avec une hache noire sur le poitrail, alors que le blanc est traditionnellement prohibé par les lois somptuaires, ces affreux messieurs aux gros nez de boxeurs et à l’air patibulaire avaient eux le droit de porter la couleur de Shallya. Cette soldatesque était la même que celle qu’Éloi avait eut le déplaisir de voir à son arrivée en ville.
« Mon frère ; Zéti qu’z’avez l’droit d’passer, on vous barre pô la route ; mais rentrez pô dans l’collège.
L’collège est dispersé et fermé. Rentrer à l’intérieur c’puni d’une amende d’vingt sous. »
Le quartier du collège proprement dit continuait de vivre. C’était un joli endroit, avec des maisons à colombage, du bois recouvert de plâtre et, bien sûr, des vitres scintillantes un peu partout. Il y avait là un immeuble d’habitation, avec au rez-de-chaussée une boulangerie, et à un autre endroit un cordonnier. Rien d’incroyable.
Le bâtiment des facultés, en revanche, lui, on ne pouvait pas le manquer…
Si on était habitué à l’architecture Bretonnienne somptueuse et en pleine majesté de ses châteaux, de ses temples de Shallya et de ses chapelles du Graal, il y avait de quoi être déçu. Le bâtiment ressemblait juste à une maison bourgeoisie à un seul étage, mais en version élargie. C’était plus large que grand, et si le bâtiment était — fait remarquable — tout en pierre de marbre blanc, ce qui indiquait que l’endroit avait la faveur ducale, il n’y avait rien de très rococo là-dedans. De l’ardoise bleue, des grandes portes en bois, des fenêtres à rideaux. Pas de balcons, pas de transverses, pas de gargouilles. Tout de même, parce que c’était Brionne, c’était fleuri ; des arbustes et des haies, un grand pommier sur le chemin qui menait devant. Comme seul ouvrage d’art, il y avait en revanche une magnifique statue de Véréna. La maman de Shallya se tenait toute droite, grande de trois mètres, les yeux bandés, la robe décolletée aux bras nus à la mode Bretonnienne, en levant droit devant elle une balance — la Déesse de la justice était normalement représentée avec une épée quelque part, mais visiblement, une femme armée n’avait pas été jugé correct ici…
Au-dessus de la grande double-porte de chêne, on avait gravé dans la pierre une inscription en classique : « Initium sapientiae timor veritate ». « Le commencement de la sagesse est la crainte de la vérité ». Une jolie adresse, terriblement impérieuse. Il y avait de quoi philosopher dessus…
Malheureusement, il serait impossible pour Éloi de rentrer par la grande porte. Elle était complètement barricadée. On avait empilé devant des bancs, des tables et des chaises, tout un fatras de meubles chevauchés les uns sur les autres, de manière à en faire une barrière difficilement franchissable. Les fenêtres du rez-de-chaussée avaient toutes subi un traitement similaire, et Éloi avait beau faire le tour de la façade, il était très clair que l’endroit était en état de siège. Sur un des murets, quelqu’un avait peint en rouge une autre phrase fort lettrée en classique qui semblait répondre à la devise du collège : « Sapientia urbs conditur ». « Une cité se base sur la sagesse ».
Comment Éloi allait-il rentrer là-dedans ? Il erra un petit peu tout seul, quand il entendit un sifflement derrière lui. Est-ce que c’était pour lui ? Sous un autre pommier, à l’autre bout du quartier, un petit groupe de jeunes gens lui faisait des signes — deux garçons et une fille. C’était que des gamins de son âge, excepté qu’eux étaient fort bien habillés ; les garçons avaient des manchettes, des doublets verts-noirs, et des chapeaux en feutre. La fille portait elle une robe, verte et jaune, avec une jupe longue qui tombait jusqu’à ses chevilles. Elle avait recouvert ses cheveux d’un voile plutôt fin, et était assise dans de l’herbe.
Ils avaient une dégaine de roturiers riches. Vu le quartier où ils se trouvaient, il y avait de bonnes chances pour qu’il s’agisse des étudiants grévistes. En tout cas, ils ressemblaient de loin à ceux à qui Sébire avait sauvé la vie tandis que le chevalier du guet souhaitait jeter ses molosses sur eux, devant la statue de Manaan…
Éloi alla à leur rencontre. Un garçon tout rouquin, avec une barbichette, celui qui l’avait sifflé, parla le premier au petit oblat. Avec un accent assez haché, et des consonnes bien prononcées…
…Un bel accent Jutone. Comme ceux qu’il avait entendus dans la maison Adelwijn.
« Bon sang mon frère t’as l’air perdu. On peut t’aider ? »
C’était difficile de savoir s’il avait dit un truc drôle. Mais le garçon et la fille avec lui gloussaient un peu, comme s’ils voulaient taquiner Éloi.