- "Ma Dame, nous repartons dans quelques instants."
Elle fit sa toilette rapidement, s'habilla et descendit dans la pièce principale. Quelques clients étaient déjà présents, pour la plupart des voyageurs qui s'apprêtaient eux aussi à prendre la route. Alexandre de Fontenie manquait à l'appel. Elle s'assit quelques instants, le temps de boire un bol de lait de chèvre chaud et de manger une tartine au beurre tandis que le conducteur et le garde de la voiture chargeaient ses malles. Quand enfin ils lui firent signe qu'ils étaient prêts, elle se leva et quitta l'auberge.
Le soleil se levait timidement sur Klessen et il faisait encore froid alors que la pâle lumière perçait à peine l'épaisse couche de nuage. Quelques personnes s'affairaient dans la rue principale où attendait la diligence. Le bretonnien n'était pas là pour lui éviter de marcher dans la boue, et Anaëlle fut bien obligée de crotter ses bottes en cuir pour monter dans la diligence.
- "Bien le bonjour, Dame von Schlegle. Permettez donc que je fasse route avec vous." lui lança une voix familière. Elle se retourna pour voir Alexandre juché sur son beau cheval gris, son luth attaché sur le côté de la selle. Il lui sourit. "Nous allons semble-t-il au même endroit, avec votre permission, je chevaucherai à vos côtés."
Après plus heures de voyage à travers champs, le paysage changea à mesure qu'ils se rapprochaient de la côte. Les cours d'eau, les étangs et les rivières se faisaient plus nombreux. La végétation devenait plus touffue et les arbres plus rares. Bientôt, les joncs et les herbes hautes succédèrent définitivement aux cultures et la lande repris son aspect morne et gris tandis qu'ils s'enfonçaient lentement dans le delta boueux du Reik, le marais Grootscher.
La diligence, flanquée d'Alexandre, progressait sur les dalles blanches et parfaitement polies de l'antique route de la côte, que l'on disait bâtie par les elfes de mers qui vivaient dans le delta il a plusieurs milliers d'années. Cette voie légèrement surélevée partait de Marienburg et longeait les falaises qui donnaient sur la mer des Griffes jusqu'à l'Anguille, en Bretonnie. Elle fendait en une ligne blanche les marécages fangeux qui entouraient la métropole cosmopolite. Mais depuis plusieurs siècles, cette route était bien moins fréquentée et voilà plusieurs heures que l'équipage n'avait croisé d'autres voyageurs.
Alors qu'ils gravissaient une petite colline qui surplombait le marais, Alexandre fît signe à Anaëlle à travers la fenêtre.
- "Voyez !" dit-il en pointant un doigt vers l'horizon. "On peut apercevoir Marienburg d'ici".
La jeune noble sorti un peu la tête de la cabine pour apercevoir, au loin, la masse sombre de la ville lovée dans la lagune que formait la Manaanspoort Zee, où les eaux froides de la Mer des Griffes s’engouffrait dans le Vieux Monde et rencontrait les multiples alluvions du Reik qui s'enfonçait dans la ville comme un long serpent argenté venant du Sud. Des fumées sombres montaient de cette myriade de toits et donnait à l'immense cité un aspect sinistre sous le ciel morne.
Autour d'eux, le paysage n'était plus qu'une successions de mares d'eau croupie, de lacs fétides, d'arbres dévorés par le lichen et de masures abandonnées au milieu des joncs et aux poutres moisies par l'humidité. Les cris des bécassines des marais ajoutaient au sinistre de la scène.
Leur voyage à travers le Grootscher dura tout la journée. Par moment, Alexandre de Fontenie saisissait son luth et jouait quelques ballades depuis son cheval, tandis que le cocher et le garde des Quatre Saisons discutaient entre eux, juchés sur leur banc au devant de la voiture. Ils ne croisèrent qu'une autre diligence qui se dirigeait en sens inverse ainsi qu'une compagnie montée d'une trentaine de Patrouilleurs Ruraux. Enfin, alors que le soleil se couchait déjà au delà de la masse de nuages, ils arrivèrent en vue de Marienburg.
La ville était ceinte par les épaisses murailles du Vlœdmuur, un fortification de plusieurs mètres de haut qui, disait-on, était bâti sur le tracé de l'antique port des Elfes des Mers, Sith Rionnasc'namishathir. La Vieille Route de la Côte finissait au seuil de la Westenpoort, un important système de portes et de herses fortifiées qui perçait la muraille. Quelques bâtiments se dressaient devant la porte, pour la plupart en mauvais état. Il y avait aussi des tentes et des abris de fortunes en toile ou en bois, où quelques vagabonds se serraient les uns aux autres près du feu, coincés entre l'imposant Vlœdmuur et le Grootscher. L'air semblait vicié par les embruns du marais et la brise froide faisait frémir les corps.
La diligence traversa le faux-bourg miséreux, se dirigeant vers la Westenpoort avant de s'arrêter lorsqu'un garde lui barra la route sur le seuil de l'immense passage. Il portait un chapeau de feutre noir, un plastron en métal et une longue hallebarde. Il devait d'agir d'un membre des Coiffes Noires, la garde de Marienburg financée par les conseils municipaux et chargée de faire régner la loi dans les ruelles de la ville. La porte d'une petite cabine en bois bâtie à l'intérieur du passage du corps de garde s'ouvrit et un petit homme courbé en sorti avant de se diriger vers la voiture et Alexandre de Fontenie, escorté par deux Coiffes Noires. Il portait une chemise aux manches bouffantes et sales sous un pourpoint en cuir de mauvaise qualité. Il semblait âgé, son visage ridé et son nez crochu surmontés d'un calot de laine gris dans lequel était passé une plume. Il tenait un gros registre dans une main, une plume dans l'autre, et toqua à la fenêtre de la cabine.
- "Kristian Baert, collecteur d'impôts du Secrétariat à la concurrence." dit-il d'une voix désagréable sans même regarder la noble ou le barde dans les yeux, visiblement blasé. "Avez-vous un document justificatif dérogatoire aux taxes ? Dans le cas échéant ..." ,il marqua une pause, semblant mener un petit calcul dans sa tête, "... veillez régler céans la somme de sept Guilders pour vous acquitter des droits de péage." termina-t-il d'un air las.