Ce jour là, comme ils n’avaient pas reçus du moulin leur livraison hebdomadaire de farine alors que la soirée approchait à grand pas, elle était sortie pour aller remonter les bretelles au meunier Tim et à son apprenti Lukas. En temps normal, le jeune Lukas passait chaque angestag matin à 8 heures précises avec sa charrette remplie de sacs de la précieuse poudre pour livrer les aubergistes. Si par malheur il se trouvait qu’il ne puisse venir, parce qu’il était malade, par exemple, c’était sa petite sœur, Agathe, qui se chargeait de la livraison. Le moulin était situé dans un petit hameau sans nom à quelques kilomètres de Kreideklippe, dans les terres, et qu’on appelait seulement « le hameau », si on voulait le désigner. Il ne vivait guère là que Tim, Lukas et Agathe, ainsi que deux familles d’agriculteurs dont la rivalité était légendaire et remontait à une époque oubliée même des anciens, chacun convoitant les terres de l’autre, génération après génération. Le meunier était un brave gars costaud et travailleur, d’une bonne cinquantaine d’années, mais qui avait laissé sa main droite au travail quelques années plus tôt, broyée sous la meule. Ce jour là, il se jura de former un apprenti, puis de prendre enfin une retraite bien méritée. Quelques mois plus tard, quand deux pauvres mendiants orphelins avaient débarqués au hameau, venant de nulle part, tremblants de peur et de froid au cours d’une fraîche soirée d’automne, c’est tout naturellement que le brave homme les avait recueilli chez lui, les traitant comme les enfants qu’il n’avait jamais réussi à avoir avec feu sa femme, morte sur le tard. C’était sur ce trio que reposait la lourde responsabilité de l’approvisionnement en farine de toute la région environnante, soit quelques petits villages. Comme l’essentiel de leur production était achetée par des auberges, au nombre desquelles « la sirène lascive » figurait en bonne place, jamais ils n’avaient manqué une seule livraison, ni été en retard de plus d’une journée. Si une auberge n’était pas livrée en farine, elle ne pouvait pas nourrir ses clients, et donc perdait de la clientèle, et si elle perdait de la clientèle, la demande diminuait, ainsi que le cours de la farine, l’unique source de revenus des meuniers. Bien sûr, le moulin approvisionnait aussi tous les particuliers des environs en farine, mais la demande des autochtones, elle, restait toujours stable, et ne dégageait pas assez de bénéfices à elle seule pour assurer la survie des trois meuniers. On comprend dès lors pourquoi Grita Hulke, la femme de l’aubergiste connue pour son sang chaud, s’était emportée si rapidement et avait décidé de partir chercher elle-même la farine au moulin, en ne voyant pas la moindre charrette à l’horizon alors que le soir approchait. A ce moment de la journée que nous décrivons, elle s’était mise en route depuis plus de trois heures et rentrerait sans doute d’ici une demi-heure au plus, croyait-on à l’auberge.
A la nuit tombante, toutefois, les choses avaient peu évolué. Il n’y avait toujours aucun signe de Grita, mais à vrai dire, son absence ne manquait à personne, tout le monde étant trop heureux à la « sirène lascive » de ne plus avoir à supporter sa mauvaise humeur permanente, même en l’absence de pain. La salle commune était aux trois-quarts pleine : la pêche avait été bonne aujourd’hui, et on ne se faisait pas le moindre souci à son sujet. Au bar, on conjecturait sur les raisons de son retard : « Bah, elle a dû rester embêter ce bon Tim plutôt que de rentrer après le coucher du Soleil. Peut-être que la charrette était juste abîmée et qu’ils ont passé la journée à la réparer. Ou alors, ils sont peut-être tous tombés malades en même temps… ». Cependant, l’essentiel des conversations portaient sur un autre sujet. Le Soleil allait disparaître totalement dans quelques minutes au plus, et nul n’avait de nouvelles du bateau des Wulf. Le matin, comme à son habitude, Karl et ses deux jeunes fils, Hans et Piter, étaient partis pêcher dès l’aube. Cela faisait deux jours qu’ils n’avaient presque rien pris, et ils avaient une famille nombreuse. « Plutôt crever que de vivre comme un mendiant ! », disait souvent le père, qui refusait catégoriquement tout aide de la part des autres villageois. Pourtant, malgré sa remarquable carrure, son expérience et la bonne force physique de ses deux garçons de 20 et 13 ans, les hommes avaient le plus grand mal à nourrir leur famille. Avec 6 sœurs, âgées de 17, 14, 11, 7 et 5 ans, plus la femme de Hans et leurs deux enfants un garçon de deux ans et une fille qui venait juste de naître. A cela, il fallait ajouter la femme de Karl, qui bien qu’arrivant à 39 ans, était de nouveau enceinte.
Un des jeunes pêcheurs, surnommé Ol, essayait de rassurer les autres à son sujet : « A coup sûr, il a juste voulu rester plus longtemps pour pêcher. Avec cette damnée tête de mule et sa fierté de subvenir seul aux besoins de sa famille, on peut être certain qu’il a préféré rester au large après le coucher du Soleil, et qu’il y restera jusqu’à minuit s’il le faut, jusqu’à ce que ces filets soient remplis. A ce que j’ai entendu dire, ça fait deux jours que les filles ont dû se serrer la ceinture. Pourtant, il a tort de refuser de l’aide. Moi, je les aiderais bien, ses filles. Surtout la plus grande… ». Si certains semblèrent approuver ces paroles, un autre pêcheur plus vieux, du nom de Helmut, ami proche de Karl, prit la parole d’un air désapprobateur « Je le connais bien, Karl. C’est un gars bien, honnête et travailleur. Si ces filles ont dû se priver, alors je peux t’assurer que lui n’a pas du manger un seul morceau pour ne pas diminuer leurs parts. Oh oui, c’est une sacrée tête de mule, mais jamais il ne prendrait de risques inconsidérés. Il aime trop sa famille pour ça. Et ses fils sont taillés dans le même bois que lui, vous pouvez me croire. A mon avis, s’il est pas rentré avant la tombée de la nuit, c’est qu’il a dû se passer quelque chose. Il prendrait pas le risque de rentrer sans lumière : on a pas de phare, et il risquerait de se perdre ou de s’échouer… Et il sait très bien que si lui et ses fils meurent bêtement, sa famille aura tout perdu. Non, croyez-moi, c’est pas normal. S’il faisait pas aussi noir, cette nuit, je prendrais mon bateau et j’retournerai l’chercher dans la zone de pêche... ».
Assis à une table non loin, deux hommes, l’un vieux et l’autre relativement jeune, avaient suivis la discussion et l’ensemble des péripéties de la journée. Le vieux n’était autre que le prêtre sigmarite du village, qui répondait au nom de Ludwig. L’autre, que le clerc avait réussi à arracher à sa mère pour parler avec lui autour d’un repas, se nommait Wolfgang Schaeffer. Le prêtre soupira en s’apercevant que le maigre potage de légumes et de poissons qu’il venait d’avaler constituait tout le dîner à lui seul. Normalement, il y avait du pain pour redonner des forces aux travailleurs, mais pas aujourd’hui, puisque exceptionnellement, la livraison n’avait pas été faite. Le religieux restait visiblement sur sa faim et ne put s’empêcher d’en faire la remarque à son jeune compagnon :
-Etrange journée, Wolfgang. Je prêche ici depuis 30 ans, et c’est bien la première fois que la charrette de Tim n’arrive pas un angestag. Il y a bien eu des retards de plusieurs heures, quelques rares fois, mais jamais plus d’une journée. Enfin bon, là n’est pas la question… Comme je te le disais donc, Wolfgang, ta vie est ici. Tu dois arrêter de te comporter comme un enfant ou un aventurier, arrêter de chercher la bagarre à la taverne. Pense à ta mère. Elle a besoin de toi, et tu es responsable d’elle. Un jour, qui viendra plus tôt que tu ne le penses, elle ne pourra plus gagner sa vie, et ce sera à toi de subvenir entièrement à ses besoins, et cela implique surtout un comportement plus responsable de ta part. Elle t’a élevé seule, et ce n’était pas facile. A toi maintenant de lui rendre ce qu’elle t’a donné, en t’impliquant plus dans le travail de la communauté. Tiens, d’ailleurs, si tu pouvais aller au temple chercher une miche de pain dans mes réserves, ce serait un bon début…
Le jeune homme dut donc sortir pour aller chercher le pain chez le vieux prêtre, qui lui avait prêté sa clef. Si personne ne lui avait cherché de noises en présence de l’ecclésiastique, en règle générale, Wolfgang avait la réputation de trop boire et de trop souvent se battre à l’auberge. Certes, il parvenait à se nourrir, ainsi que sa mère, mais le reste de son argent était dilapidé dans l’alcool. De plus, il était visible que la vie de pêcheur ne lui plaisait guère : il avait toujours l’air de quelqu’un qui s’ennuie ferme, qui aspire à une autre vie. Tandis qu’il se rendait au temple, il constata que, en effet, comme l’avait dit Helmut, la nuit promettait d’être sombre. Le Soleil avait maintenant complètement disparu sous la ligne d’horizon, Mannslieb ne se montrerait pas aujourd’hui, et d’épais nuages lourds de pluie recouvraient entièrement le ciel. D’ici peu, il se mettrait à pleuvoir, ça ne faisait aucun doute.
Soudain, alors qu’il se rendait au temple, il crut apercevoir un scintillement au loin, sur la colline au Sud-Est de la ville, dans la direction du hameau. Cela ne dura que quelques secondes, mais il était presque sûr d’avoir vu deux points très rapprochés d’un vert brillant étrangement dans la nuit noire, comme des yeux étranges, à peut-être six cent ou sept cent mètres des premières maisons. Il n’avait jamais vu une chose pareille, et il se pouvait simplement que son esprit lui joue des tours, cependant. Et même s’il avait vu juste, rien n’indiquait que ces lueurs puissent être hostiles. Il était le seul dehors, et nul ne pouvait donc confirmer ou infirmer ce qu’il avait vu. Les autres étaient soit en train de dîner chez eux, soit à l’auberge. D’un autre côté, il devait aussi apporter son pain à Ludwig, pour montrer sa bonne volonté sur une tâche simple. Qu’allait-il faire ?Test de perception de Wolfgang (sous INI) : 7. Réussite.