Le dos plaqué contre le lourd battant de bois, je tentais de reprendre ma respiration. Derrière moi, j’entendais l’homme qui s’échinait en vain à cogner de l’épaule contre la porte. En l’espace d’une poignée de secondes, j’avais tué les trois gardes qui restaient au sommet de la tour. La voie était maintenant libre pour que l’Aslevial vienne s'amarrer dans le port sans que l’alerte ne fût donnée. J’avais fait ma part du boulot, créant le chaos en ville et réduisant au silence la seule tour de guet des environs et je sentais maintenant la fatigue me gagner, à mesure que la tension qui habitait chaque muscle de mon corps me quittait.
Dans le port, je voyais impuissante un grand vaisseau que j’identifiais comme étant le Sangre Azul se préparer au départ. Sur son pont, j'apercevais des dizaines de petites silhouettes s’agitant en tous sens dans un balais plus ou moins coordonné. Je savais qu’il n’y avait aucune chance pour que l’Aslevial se détourne de sa cible pour s’intéresser à un simple navire, alors qu’une ville entière s’offrait maintenant au capitaine Syrasse et à ses hommes et je ne pouvais que regarder, la rage au ventre, le navire emmenant l’une de mes sœurs me filer sous le nez.
« Fait chier » dis-je tout bas, donnant un coup de pied rageur dans le corps du soldat le plus proche de moi tandis que l’amer goût de la déception emplissait ma bouche.
Tandis que l’Aslevial lâché sur la ville une première bordée, j’entendis de l’agitation derrière la porte me séparant de l’escalier de la tour. Tendant l’oreille, je reconnus un bruit de lutte, puis le son d’un sabre transperçant un corps. Après quelques instants de silence, la voix de Kidd retentit
« Je crois bien que la diversion a fonctionné ! »
Je déverrouillais la lourde porte et l’ouvris, révélant Kidd accompagné de deux autres pirates de notre petit groupe, l’air fatigué, mais souriant.
« Ça a marché Nola, la ville est en plein chaos, les soldats se battent entre eux » puis il avisa les trois corps derrière moi et émit un long sifflement
« hé beh, tu t’es encore pas fait d’amis apparemment.»
Malgré la lassitude et la tristesse de voir ma cible m'échapper alors que je la tenais presque, je ne pus retenir un sourire face au perpétuel entrain du jeune mousse. Un rugissement retentit derrière nous, et me retournant pour regarder par-dessus le parapet de la tour, je vis nos hommes se jeter à l’assaut du port et des premiers faubourgs de la ville. L’aube serait rouge sur Matorca dans quelques heures, et les cales de l’Aslevial elles, seraient pleines.
« Je t’ai rapporté ça » dit Kidd en me tapant l’épaule. Il me tendit mon harnais avec mes deux sabres ainsi que mon pistolet. Tandis que je terminais de les enfiler, il repartit vers l’entrée de l’escalier et lança par-dessus son épaule :
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« Dépêche-toi si tu ne veux pas louper les festivités ! »
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« Partez devant, je vous rattraperai » lui répondis-je, ne souhaitant pas lui dire que je n’avais aucun attrait pour le pillage d’une ville.
J’attendis un long moment, assise en haut de la tour, bien après que le bruit de leurs pas dans les escaliers se fût éteint avant de me décider à mon tour à descendre. Au rez-de-chaussée de la capitainerie, la panique générale régnait et je passais de pièces en pièces au milieu de serviteurs et de filles de chambre terrorisaient ou occupaient à piller l’argenterie et les richesses de la demeure avant de quitter les lieux. Utilisant le lourd trousseau de clefs que j’avais subtilisé dans les effets personnels de feu le capitaine Merker, j’explorais une à une les pièces de la capitainerie. Je traversais une série de chambres, de bureaux et de petites salles toutes plutôt confortablement meublées. Dans chacune d’elles, je fouillais de manière assez sommaire les meubles s’y trouvant, mais je dus rapidement me rendre à l’évidence qu’il n’y avait pas de trésors dans cette partie du bâtiment. Je trouvais essentiellement de beaux vêtements qui ne m’intéressaient guère, quelques armes ainsi que des bibelots et des livres dont j’étais incapable de déchiffrer le contenu et des cartes plus ou moins complexes que j’estimais être des représentations des environs de Matorca. Néanmoins, lorsque j'atteignis la dernière chambre, j’avais récolté une coquette petite somme de 15 couronnes ainsi que quelques bandages propres que je comptais bien utiliser rapidement.
Cette dernière chambre était plus petite que celle où m'avait emmené le capitaine Merker, mais elle était accueillante et joliment meublée. Je notais que dans cette partie du bâtiment le calme était total, les domestiques restant avaient dû finir par déserter les lieux et on entendait même plus les bruits de la lutte qui devait faire rage en ville. Dans l’angle de la pièce, un petit feu brûlait encore dans la cheminée et à côté, une vasque d’eau était posée sur un tabouret, une partie de son contenu répandu par terre, témoignage de l’urgence avec laquelle l’occupant avait fui les lieux. Déposant mes affaires sur le lit, je m’occupais de remettre une partie de la vasque dans le petit récipient accroché au-dessus du feu pour faire chauffer de l’eau, et avec la partie restante, j’entrepris de me nettoyer le visage et les bras du sang et de la sueur qui les recouvraient. Cette première toilette effectuée, j’utilisais l’eau chaude pour nettoyer ma plaie à la cuisse avant de la bander le plus soigneusement possible, tentant de me rappeler comment procéder Hertzog pour faire un bandage propre, bien serré pour contenir le sang, mais assez lâche pour ne pas gêner la cicatrisation.
Quand je ressortis dans la rue, un long moment plus tard, je fus surprise par le calme qui y régnait. J’avais pris le temps de faire un saut par les cuisines de la capitainerie pour calmer les grondements de mon estomac et j’y avais trouvé un placard rempli de bouteilles dans lequel j’avais prélevé celle qui m’avait semblé la plus précieuse. J'avais également récupéré la lance de mon peuple accrochée dans l'entrée du bâtiment et je l'avais précieusement enroulée dans un grand morceau de tissus que j'avais découpé dans les draps d'une des chambres et je cherchais maintenant ou mes compagnons étaient installés pour célébrer le succès de ce pillage. Alors que je remontais la grande rue principale en direction de la place où j'avais, plus tôt dans l’après-midi, aperçu l’homme pendu, un bruit dans une petite ruelle adjacente attira mon attention. Je m’approchais discrètement, tâchant de rester au maximum dans l’ombre que m’offrait cette nuit sans lune et je tendais l’oreille. Les sons qui me parvenaient étaient ceux d’une femme visiblement apeurée ainsi que des rires d’hommes, ce qui ne me laissa guère de doutes sur ce que j’allais découvrir. Tournant à l’angle d’une petite maison, je débouchais sur une impasse sombre et étroite. Au fond, je pouvais voir deux hommes me tournant le dos ainsi qu’une jeune femme blottie contre un mur, ses mains devant elle dans une tentative ridicule et vaine de se protéger. Je m’approchais discrètement dans le dos des deux hommes qui, totalement concentrés sur leur proie, ne prêtaient pas la moindre attention à leur environnement. Arrivée à quelques mètres d’eux, je les reconnus, ils faisaient tous les deux partie de l’équipage de l’Aslevial. Rejetant toute prudence, je sortis l’un de mes sabres pour le poser délicatement sous le menton de l’un des deux lascars. Il ne bougea pas, mais son compagnon lui se retourna d’un bond, sur la défensive, avant de me reconnaître.
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« Par Manann Nola ! Tu m’as foutu une peur bleue ! » dit-il avec un sourire.
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« Laissez la partir les gars, il y aura largement assez de putains pour tout le monde ce soir pour ne pas s’en prendre aux fillettes. » lui répondis-je d’un ton froid et tranchant.
Un silence gêné emplit la petite ruelle, les deux marins me jugeant du regard, cherchant sans doute à savoir s’il s’agissait d’une plaisanterie ou si j’étais sérieuse.
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« Depuis quand c’est toi qui décide ce qu’on peut faire ou non ? » reprit celui qui avait la pointe de mon sabre sur sa gorge, d’une voix où perçait la colère.
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« J’ai eu une nuit compliquée, donc je vous conseille de ne pas abuser de ma patience. »
Encore un silence, ils semblaient évaluer jusqu'où j'étais prête à aller pour défendre la jeune fille à qui ils voulaient s’en prendre. Enfin, après un temps de réflexion, ils arrivèrent visiblement à la conclusion que le jeu n’en valait pas la chandelle, et ils se détournèrent de la jeune fille, s’éloignant en direction des festivités.
« De toute façon les rousses ça porte malheur » dit l’un d’eux en crachant par terre.
Je reportais mon regard sur la pauvre fille, allongée en boule par terre, le corps secoué de sanglots.
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« Mer… Merci » me dit-elle, tournant son visage couvert de larmes vers moi. Elle était jeune et avait la peau pâle avec de beaux cheveux roux qui tombaient en cascade désordonnée sur ses épaules.
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« Tu devrais prendre tes affaires et te tirer d’ici avant que d’autres ne viennent » dis-je en réponse
« et arrête de pleurer, les femmes doivent être fortes, surtout dans ce monde dirigé par les hommes. » et sans plus de cérémonies, je me détournais d’elle pour me diriger moi aussi vers le lieu où mes compagnons fêter notre victoire.
Je débouchai quelques minutes plus tard sur la plus grande place de Matorca où la grande majorité de notre équipage était en train de festoyer. De grands feux avaient été allumés avec des morceaux de volets, des bouts de charrettes et toute sorte d’objets en bois. Ils avaient sorti des tables et des bancs des maisons qui encadraient la place et les avaient réunis en son centre ou de gros tonneaux de bière éventrés avaient déjà été copieusement entamés. Les hommes criaient, chantaient, se congratulaient en se tapant dans le dos et en tirant des coups de pistolet vers le ciel. Cette bonne ambiance m’arracha à mes pensées moroses et me fit oublier l’incident avec la jeune fille rousse, m’arrachant un sourire. Sur la droite de la place, j’avisais une grande table où se trouvait le vieux Gindast en train de raconter une histoire à plusieurs marins. Je me dirigeais vers eux et m’installais à côté du vieux pirate, me laissant tomber lourdement sur le banc de bois.
« Ah Nola ! Je commençais à me demander ou c’est que t’étais parti promener ton cul. » dit le vieil homme pour m’accueillir. Sans lui répondre, je lui montrais la bouteille que j’avais récupérée dans la capitainerie.
« Oh, qu’avons-nous la ? Une bouteille de Cognac de Bordeleau ! Tu partageras bien ce précieux nectar avec un pauvre vieillard comme moi ? » et joignant le geste à la parole, il vida d’un trait son verre pour me le tendre. Je le servis puis portais le goulot de la bouteille à mes lèvres pour goûter le breuvage. La boisson me réchauffa la gorge dans un premier temps, puis je sentis l’arôme délicat, subtil et fruité du raisin maturé. C’était effectivement une boisson d’un tout autre acabit que la mauvaise liqueur que l’on avait l’habitude de boire dans les ports du vieux monde et qui nous brûlait les cordes vocales, ici le mélange, bien que fortement alcoolisé était bien plus doux et agréable.
La soirée se poursuivit ainsi, dans la nuit déjà bien avancée, au rythme des chants de marins de plus en plus alcoolisés. À un moment, un Kidd à l’aspect particulièrement éméché vint s’asseoir à notre table, à quelques places de moi. Le jeune garçon semblait avoir largement profité de sa soirée et son regard semblait lointain tandis qu’un sourire un peu nié flottait sur ses lèvres. Il loucha sur la bourse contenant les couronnes que j’avais trouvé dans la capitainerie, posée sur la table à côté de la bouteille de cognac quasiment vide et s’exclama
« Hé Nola, tu vas partager ça avec moi j’espère ! »
J’étais adossé contre un gros tonneau vide, les pieds posés sur la table et son injonction me tira de la torpeur somnolente dans laquelle la boisson fruitée m’avait plongée. Fixant mon attention sur lui, je me rendis compte qu’il portait de nouvelles bottes ainsi qu’un manteau de belle qualité un peu grand pour lui, ce qui lui donnait l’air encore plus juvénile et un collier apparemment de belle facture que je ne lui avais jamais vu.
« J’ai l’impression que tu as déjà pris ta part ailleurs non ? » lui rétorquais-je sèchement, peu désireuse de poursuivre cette conversation avec lui au vu de son ébriété.
« Peut-être, mais j’ai participé à ton plan, donc j’ai aussi droit à une récompense. » Le gamin semblait de toute évidence décidé à me gâcher la fin de la soirée. Je me redressais lentement et, portant mes mains sur les côtés de ma poitrine, je la pressais en me penchant en avant pour la présenter de manière avantageuse au jeune garçon en lui disant avec un sourire narquois
« Hé Kidd, pourquoi tu dis pas simplement que la vraie récompense que tu voudrais, c’est d’avoir ce joli p’tit lot rien que pour toi ? » et je me ré-adossais à mon tonneau. Le résultat ne se fit pas attendre et le gamin piqua un fard, ses joues et ses oreilles virant au cramoisie tandis que l’ensemble des pirates autour de nous explosaient de rire, certains allant même taper sur l’épaule du jeune mousse qui semblait pétrifié. Finalement, il reprit ses esprits et essaya de faire comme si de rien était, avant de terminer son verre puis de quitter la table. Je le regardais s’éloigner avec une pointe de remords, que je chassais finalement rapidement de mon esprit.
Aux premières lueurs de l’aube, je pris congé de mes compagnons et me dirigeais vers les quais, déserts à cette heure matinale. Là, je m’assis et restais un long moment à regarder le soleil dorer le ciel et à écouter le fracas des vagues sur la grève. Le vent frais venu du large dissipait l’odeur de fumée qui régnait dans la ville suite aux pillages et aux incendies et je me sentis l’esprit plus en paix. En entendant des pas derrière moi, je me retournais et vis avec surprise le capitaine Syrasse s’avancer dans ma direction. Je me fis alors la réflexion que je ne l’avais pas vue de la nuit. Il arriva à ma hauteur et s’assit à côté de moi sans rien dire, regardant lui aussi vers l’horizon.
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« Je suis tellement fatiguée » dis-je à voix haute
« tellement fatiguée… »
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« J’imagine que tu n’as pas trouvé ce que tu étais venue chercher ici ? » Me répondit-il de sa voix grave et posée.
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« Si, pendant un bref instant… Mais je l’ai laissé échapper. »
Il ne répondit pas et nous restâmes à côté de longues minutes à contempler un point invisible au large. Puis il reprit :
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« C’est du beau boulot ce que tu as fait hier soir. Sans toi nous n’aurions jamais pu faire une aussi belle prise avec si peu de pertes. Comment t’es tu débrouillée ? »
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« Je préfère ne pas rentrer dans les détails, j’ai fais ce que j’avais à faire. »
Il acquiesça lentement de la tête, et posa sa main sur mon épaule
« Tu es une vraie sorcière Nola. La sorcière de l’Aslevial ! »
Je le dévisageais du coin de l'œil et nous partîmes d’un petit rire avant que le calme ne revienne définitivement, seulement troublé par les cris des goélands et le bruit des incendies se mourant derrière nous. Je laissais le vent jouer dans mes cheveux tandis que mon regard était braqué sur le point où avait disparu le Sangre Azul la nuit dernière.
Quand elle chasse, une panthère n’abandonne jamais la traque.