En marchant aux côtés de ce chevalier courtaud, Prestenent d'Affreloi se délectait de son récit sur la mort du Céryx. Sa suspicion s'était volatilisée tandis que lui venait par bribes l'aventure de l'ancêtre de d'Essart, et le jeune chevalier errant y prêtait non seulement une oreille attentive, mais plus encore s'en excitait. N'eut été sa peur de paraître impoli, il aurait sûrement interrompu l'autre à chaque phrase pour poser plus de questions ou faire des commentaires, mais au prix d'un grand effort il se força à ne pas perturber son nouvel ami. En effet, Prestenent considérait déjà cet étranger comme un ami, et c'est avec peine qu'il réalisa qu'il faudrait malgré tout cacher une part de la vérité aux amis qu'il se ferait au cours de son errance. Il n'avait jamais envisagé la chose sous cet angle par le passé, mais comment pourrait-il nouer une véritable relation de confiance intime avec d'autres chevaliers sans pouvoir leur dire de quel duché il venait ? Le poids de ce secret ne risquait-il pas de totalement empoisonner le reste de sa vie ?
"Baste !" Pensa-t-il. "Nous verrons bien. Si j'estime que la situation y est propice, je lui dirai que je viens de Moussillon. Je n'en ai aucunement honte après tout."
Lorsque le conte du chevalier abattant le Céryx fut terminé, Prestenent s'exclama en agitant les mains en des gestes brusques comme à son habitude:
- "Quel geste ! Votre ancêtre devait être homme de grande vigueur pour s'être tiré de la noyade et avoir tué une telle créature sitôt après. Pareille abnégation est une vertu forte. Il y a dans ma lignée un récit qui n'est pas sans me revenir en mémoire. Du temps que les d'Affreloi étaient de prospères marquis, notre famille détenait une épée répondant au nom de Viergedouleur. Cette lame enchantée était un don à double tranchant, car sa présence seule suffisait à faire perdre toute hardiesse à ceux qui n'avaient pas la vigueur de la défier. Sans même toucher sa cible, l'épée faisait aux malheureux alentours de cuisantes douleurs si tant que les guerriers lâchaient leurs armes pour fuir en hurlant. Cette force redoutable de la douleur était telle que quiconque approchait à moins de six coudées de l'épée échue aux d'Affreloi se trouvait repoussé par cette souffrance, qui n'était rien, dit-on, comparée à la férocité de sa morsure. Seulement cette arme, si redoutable soit-elle, n'était pas utilisée par aucun guerrier car son aura punitive ne se gardait pour personne, et n'épargnait pas celui qui voulait l'utiliser. C'était là la seule épreuve pour s'en servir, passer outre la douleur, et en cela pas même des chevaliers fort vertueux n'y parvenaient. La force de cette arme semblait à jamais réservée du commun des mortels, jusqu'à mon ancêtre, Enguerrand d'Affreloi, premier du nom, celui qui par un effort surhumain saisit la lame par son manche."
Tout en marchant avec idée de maintenir la même allure que son interlocuteur, Prestenent commença à gagner en agitation comme il racontait. Le sourire qui se dessinait sur ses lèvres était presque trop heureux pour la simplicité de cette situation, mais pour la première fois de sa vie Prestenent allait pouvoir conter une histoire sur sa famille, faisant ainsi renaitre ce nom glorieux. Il y en avait des dizaines pourtant, des récits dans lesquels un d'Affreloi avait pris part. Cette lignée était au moins aussi ancienne que la Bretonnie, et à son apogée avait été à la fois prospère et honorable avant que n'arrive sa déchéance. Les d'Affreloi avaient souvent fait leurs armes à la guerre, en leur qualité de marquis. Lors des grandes campagnes de l'histoire de Bretonnie, il y avait souvent eu un d'Affreloi parmi les nombreux chevaliers dans la suite des héros du royaume ou du duché de Moussillon. Ils étaient à l'époque réputés comme une lignée guerrière, rigide et impitoyable, mais douée de bravoure et de vigueur. Désormais ils étaient tombés dans l'oubli, mais les générations d'infirmes nés sur un sol maudit par la trahison du duc de Moussillon avaient transmis les récits d'autrefois à leurs enfants, jusqu'à Prestenent.
"Il fut le premier à porter cette arme à la guerre. En ces heures sombres pour soutenir son Roy, il vint jusqu'au sacrifice de s'infliger tel tourment pour faire de cette arme crainte de tous la terreur des seuls ennemis de la Bretonnie. Ce n'est qu'un siècle plus tard que l'on parvint à rendre Viergedouleur utile à son porteur sans le torturer. Enguerrand d'Affreloi premier du nom, par sa seule vigueur, fit de cette épée sa force quand bien même son pouvoir le déchiquetait en permanence."
Le récit de Prestenent était long et fourni en contexte. C'était durant de grandes invasions de maraudeurs que le chevalier Enguerrand d'Affreloi avait en premier saisi
Viergedouleur de ses mains pour pourfendre sauvagement les mécréants qui envahissaient le royaume. Prestenent conta les combats avec moult détails, inventant sur l'instant quelques aspects dont il ne se rappelait pas bien. Ce n'était pas de l'affabulation, c'était ainsi que fonctionnaient et survivaient les récits Bretonniens. Pour la majeure partie, Prestenent s'en tint avec une rigoureuse exactitude aux récits qu'on lui contait étant enfant, lesquels étaient tirés de vieux tomes poussiéreux qu'il n'aurait pas su lire. Il était si pris par son récit qu'il en oubliait presque son camarade, ne lui jetant que de brefs coups d'œil de temps à autre, car son regard était trop concentré sur les maraudeurs qui apparaissaient devant ses yeux et qu'il pourfendait vivement. Ses bras s'agitait comme il désignait les déploiements des armées adverses et ses gants de cuir crissaient follement quand il serrait les poings pour mimer la violence des combats.
- "Viergedouleur affectait tant son entourage que mon ancêtre dut renoncer à se battre auprès de ses chevaliers, car la présence de cette pénible épée les déconcertait tous par son douloureux pouvoir. Enguerrand d'Affreloi fit donc galoper son cheval loin des rangs après avoir lancé ses ordres. Plus mobile, il chargea seul des groupes d'ennemis qu'il dispersa et massacra. Mais certains lui tinrent tête avec une insolente rage qui n'était ni courage ni honneur mais un malsain fanatisme."
Il y eut des description des hurlements, des chocs et des combats, avec une légère, très légère, focalisation sur la violence et le sang. L'hémoglobine et les entrailles souillant le sol de Bretonnie.
- "À la fin, perclus de souffrances inouïes, il vit la marée sans fin avancer vers lui. Son fidèle destrier à la fougue jusqu'alors inébranlable s'effondra d'un coup, non pas sous des coups ennemis mais parce que l'animal, avec une fierté chevaleresque, avait tout comme son maître tenu bon trop longtemps aux sordides élancements que lui faisaient sentir Viergedouleur. Une bête brave succomba aux côtés de ce vigoureux chevalier qui ne s'avoua pour autant pas vaincu, alors que marchait sur lui cet horrible homme mutant à deux têtes."
Au beau milieu d'un geste, Prestenent s'arrêta en réalisant qu'il avait commis une monumentale erreur. Après que d'Essart lui ait raconté son histoire, Prestenent avait aussitôt ressenti un urgent besoin de conter celle du marquis Enguerrand d'Affreloi comme son histoire à lui, et maintenant qu'il avait commencé il ne pouvait pas s'arrêter. Mais lui était-il permis de dire:
«In extremis, alors que mon ancêtre sombrait au beau milieu des corps justement massacrés de ses ennemis, croulant sous le poids de sa souffrance, reconnaissant dans un souffle alors qu'il se lamentait de la triste perte de son brave destrier que finalement cette épée malgré ses dons et le sacrifice accompli pour son usage avait été insuffisante pour sauver la Bretonnie ; il vit, en un faisceau argent et or, sa salvation. Un éclair de métal qui foudroya l'adversaire, lui sauvant la vie. Cette lance qui tua son ennemi n'était autre que celle du duc de Moussillon lui même. C'est inspiré par cet exemple de pureté et de noblesse, et reconnaissant envers son sauveur que mon ancêtre décida plus tard de couper son blason, qui ne comportait jusque là que le beffroi sable des d'Affreloi pour y mettre cette fasce d'argent et cette pointe de lance fleurdelisée, reprenant le symbole de la lance qui s'était avérée plus forte que l'épée, et la forme vaguement imitée du lys qui est blason du duc de Moussillon.»
Heureusement, il fut obligé d'interrompre son récit avant, aussi intéressant qu'il ait pu être, car ils arrivaient à la destination de leur pérégrination. Dans la moite lueur du crépuscule se dessinaient les murs de Bois-Giron. Un clocher retentit en corrélation avec leur approche, et naturellement dans l'esprit des deux chevaliers c'était pour leur souhaiter la bienvenue. Toutefois le cœur de Prestenent se serra tandis que les civils disparaissaient. Sa paranoïa naturelle lui fit imaginer immédiatement une explication sordide, qui affûta sa suspicion.
Des hommes d'armes interpellèrent le duo, laissant d'Essart se présenter. Quand ce fut son tour, Prestenent s'avança avec assurance et déclama son nom avec assurance et fierté. Ne s'était-il pas entrainé toute sa vie durant pour ce seul instant où il proclamerait à la face de tous que son nom est d'Affreloi ?
Visiblement, il ne fallait pas plus aux soldats pour comprendre qu’ils n’avaient pas affaire à des imposteurs. Par ce temps de pluie incessante et dans le crépuscule opaque, ce fut le premier contact de Prestenent d’Affreloi avec une véritable ville Bretonnienne. Quelque part décevant, mais après tout ce ne pouvait-être pire que ce nid à rat de Moussillon. Il n'y avait à priori pas de quoi s'émerveiller, pourtant Prestenent le fit, aussi discrètement qu'il le pouvait. Il leva ses yeux vers les murs et les clochers, tendit l'oreille pour entendre les sons d'une vie à peu près saine et paisible, et sitôt qu'il le put il attarda son regard sur les bâtiments, les lumières aux fenêtres, la chaleur ambiante malgré le climat de froide humidité. Il y avait quelque chose, une vie immatérielle qui coulait dans les artères d'une ville, et que Prestenent n'avait jusque là pu effleurer que dans ses rêves. Une seconde de tristesse raidit ses membres en cet instant émouvant comme il songeait aux générations de d'Affreloi, et à ceux encore vivant qui demeuraient dans leur tour en ruine, encerclés par des champs de boue retournée. Ceux là qui n'avaient que des environs de ruine sauvage et de villages grossiers pour paysages. Combien d'entre eux étaient morts ou mourraient sans avoir pu, par leur peur panique de la peste, effectuer le voyage vers une ville digne de ce nom, voir ce dont il s'agissait, comment ses bâtiments s'agençaient, comment les gens y vivaient ? Entendraient-ils jamais quelque chose de comparable au chant d'une ville en activité ?
Pour un peu il eut versé une larme, mais Prestenent se ressaisit. Il n’était encore qu’au commencement de sa quête, et il devait faire économie de ses émotions pour lorsqu’il se retrouverait à la cour d’un duc ou du roy. Son esprit redevint pragmatique, et il décida de ce qu’il devait faire. L’heure était peut-être tardive pour demander une entrevue au marquis. Cependant il aurait sans doute un gîte à leur fournir. Seulement, avant cela, Prestenent devait s’assurer d’une chose. Sa première priorité était redevenue la même qu'au commencement de son voyage : s’acheter un cheval.