Armand passa le reste de la journée à administrer ses terres et ses gens, installé dans l'étude de sa maison particulière. Des lettres de condoléances furent écrites aux familles Baillet, Fluvia et Favière, et confiées aux herrimaults. En compagnie de Gotlinde et Jehanne, tous les sujets furent évoqués : recensement des habitants, état général de Derrevin, de Cinan et de Punoy, objectifs à court moyen et long termes. L'on parla des frontières, des routes bloquées et des chemins dérobés arpentés par les herrimaults. Du Gilleau, des gillites, de la pêche, et de la forêt de Chalons de l'autre côté du fleuve dont les arbres étaient illégalement coupés par les villageois. Du procès à venir d'Aubertin d'Elbiq, des forces et faiblesses de la famille Maisne, des impacts politiques d'un mariage officiel entre Armand et Jehanne, des possibles réactions du duc à la mort de Mélaine.
Devenir le gestionnaire de trois domaines du jour au lendemain ne se faisait pas sur un claquement de doigts, et le jeune seigneur de Lyrie put constater lors de ce premier jour la quantité de travail colossale qui l'attendait dans les temps futurs. Il fallut un nombre conséquent de verres de cidre à Armand pour affronter ce torrent d'informations à digérer, et pour protéger sa voix de l'essoufflement lors de ces longues conversations - et d'ailleurs, Jehanne l'accompagna pour chaque verre pris, appréciant apparemment tout autant que lui le plaisir de la bouteille.
Tous trois furent si occupés qu'ils ne virent même pas la journée passer, et furent surpris de déjà voir le soleil décliner à l'horizon. Période hivernale oblige, l'astre se couchait tôt - et si les tâches du jour avaient été intellectuellement épuisantes, il leur fallait désormais se préparer pour la soirée à venir. Gotlinde quitta l'étude la première, laissant Armand et Jehanne en tête à tête. L'héritière de Montagu, scruta le jeune homme de haut en bas, fronça les sourcils puis s'approcha afin d'arranger quelques plis de la tunique d'Armand.
- Pour fêter la venue au monde de notre enfant et notre première apparition publique officielle en tant que couple, j'aurais préféré pouvoir vous dénicher quelque chose de plus... distingué, mais ces imbéciles de paysans ont mis le feu à toute la garde-robe des nobles du château quand ils l'ont pris d'assaut, et ont revendu le reste. J'ai néanmoins laissé quelques autres pièces dans votre chambre à votre attention, que j'ai réussi à dégotter ça et là. Mais après tout, peut-être est-il mieux pour obtenir leur confiance que vous ne soyez pas habillé trop royalement.
Vous me ferez honneur ce soir. Vous rappellerez à ces bouseux qui est leur dame désormais, mais aussi l'unique mère de leur dieu vénéré, et à qui ils doivent le respect maintenant que leur petit épisode révolutionnaire s'est terminé. Qu'ils ne prononcent plus mon nom que dans leurs prières, qu'ils ne m'adressent plus la parole que pour m'offrir des présents, qu'ils ne me regardent plus avec d'autres intentions que de s'aplatir devant moi.
Jehanne avait bu plus d'un pichet à elle seule. Son regard était dansant, sa bouche pincée, et sa voix portait une colère froide qu'elle n'avait laissé transparaitre qu'une seule fois jusque là, lorsque le nom de Margot avait été abordé. Croisant les prunelles bleues d'Armand, elle se défendit d'une accusation qu'il n'avait pourtant pas formulé :
- Ne me regardez pas ainsi. Vous savez ce que cela a été de vivre ici pendant six mois ? De subir la familiarité de ces cul-terreux qui croyaient être devenus les nouveaux seigneurs de ce monde parce qu'ils avaient fait griller le leur ? De vivre dans leur misère, à manger de la soupe à tous les repas pour se remplir l'estomac ? De devoir porter une foutue armure et d'apprendre à me battre à l'épée comme un homme parce que la moitié de la ville me déteste pour mon statut ? Je suis l'héritière de Montagu, et ces bouseux ils... ils me...
Elle s'était mise à trembler de colère, le poing serré, tant et si bien qu'elle n'arrivait pas à finir sa phrase. Si Armand croyait avoir l'alcool mauvais, il semblerait que sa nouvelle compagne pouvait lui tenir tête en la matière - mais peut-être que la fatigue soulignée par ses cernes noires partiellement dissimulées par son maquillage avait aussi un rôle à jouer dans son humeur.
Pourtant, la réponse très digne d'Armand fit fondre son acrimonie comme neige au soleil. En rappelant à son épouse de circonstance sa supériorité morale et intellectuelle sur les gens qui l'avaient accablé, et en lui assurant d'une voix ferme qu'il serait désormais toujours là pour protéger son honneur, il fut si convaincant que toutes les défenses de Jehanne semblèrent s'écrouler. Elle détourna le regard, et sembla même rougir un petit peu - à cause de l'alcool, de la honte ou d'une soudaine timidité face à la déclaration du seigneur de Derrevin, impossible à dire.
- Merci, messire. Vous méritez mieux que mon caractère acariâtre pour l'importante soirée qui s'annonce. Je vais corriger cela pour vous.
Elle mit alors la main dans sa poche, et en saisit le flacon de nectar que le borgne lui avait confié dans la matinée, qu'elle fixa avec un air de défi. Après un temps de réflexion, elle se décida à se l'envoyer brusquement cul sec au fond de la gorge. Puis, seconde après seconde, ses muscles raidis se détendirent, ses épaules perdirent la tension accumulée, et son visage retrouva un air bien plus serein avec des joues prenant une teinte rose et un début de sourire apparaître au coin de ses lèvres.
- C'est une excellente idée que vous avez eu d'organiser une fête pour notre fils.
En une poignée de secondes, elle avait changé du tout au tout d'expression. La soudaine hargne qui l'avait envahie avait totalement disparue, remplacée par une alacrité qui ne semblait même pas feinte.
- Gilles adorera ces instants ! Sa mère, son père, et tous ses fidèles réunis rien que pour lui, à partager l'euphorie de la vie qui lui a été offerte. Ce sera un grand moment, que nous pourrons partager ensemble. Je vais tâcher de m'apprêter afin d'être aussi resplendissante que possible pour faire honneur à mon fils et mon mari. Si vous voulez bien m'excuser...
Une courbette plus tard effectuée tout en soulevant les plis de sa robe, Jehanne était partie de l'étude en gloussant, laissant la porte ouverte derrière elle.
***
La population de Derrevin avait drastiquement baissé depuis la dernière fois qu'Armand avait remonté ce chemin vers l'est en direction du temple : pendant sa période de récupération en compagnie d'Ophélie, les habitants de Cinan et de Punoy avaient regagné leurs foyers, le danger représenté par Mélaine ayant été écarté. Restaient néanmoins plus de sept cent âmes, qui à l'instar de leur seigneur, se dirigeaient vers le temple de Shallya à la lumière du des étoiles et du crépuscule.
Jehanne marchait aux côtés d'Armand, avec la prestance d'une reine. Elle avait échangé sa cotte ocre contre la magnifique robe rouge vermeil qu'elle avait porté quelques jours plus tôt et avait été trempée de boue - mais les lavandières de Derrevin avaient réussi des miracles avec le vêtement qui était désormais parfaitement propre. Elle avait gardé son collier de diamant ainsi que sa coiffe, mais avait agrémenté cette dernière d'un voile qui lui descendait jusqu'en bas de la nuque. Elle s'était également débarrassée de son attelle, même si les mouvements de son bras gauche trahissaient une gêne encore présente. Délicatement maquillée pour faire blanchir son teint, elle avait aussi pris le temps de se parfumer et dégageait désormais de douces fragrances d'amande et de noisette.
La grande place devant le temple avait été aménagée pour l'occasion. Plusieurs braseros avaient été posés sur son périmètre extérieur. Aucun feu n'avait cependant encore été allumé sinon ceux servant à alimenter des rôtissoires sur lesquels on faisait tourner d'énormes cochons dont l'odeur parfumait tout l'endroit. Même si le vent était doux, les couches de vêtements superposées d'Armand ne furent pas superflues pour se protéger de la température très fraiche. Pourtant, les habitants vêtus bien plus simplement ne semblaient pas le moins du monde indisposés, et Alys avait fait installer tables et bancs en demi-cercles concentriques sur la moitié sud-ouest de la place et dans les ruelles adjacentes , prévoyant apparemment que tout le monde festoie en extérieur. Le mobilier en question était composé de meubles récupérés dans toutes les chaumières mis bout-à-bout, produisant un ensemble hétéroclite peu régulier : quant aux chaises et tabourets, ils étaient collés les uns aux autres dans l'optique de maximiser les gains d'espace.
De nombreux oiseaux brunâtres avaient été peints sur les murs des maisons jouxtant la place, et de ci de là on pouvait trouver des tissus colorés de formes disparates accrochés à des fils tendus entre deux bâtiments. Une estrade de fortune avait été constitué au nord, composée de pierres volées dans les ruines du château et de planches clouées à la va-vite, décorée par deux drapeaux blancs sur lesquels on avait cousu une colombe rouge.
Cette fois-ci, tout le monde put entrer dans le temple de Shallya, quand bien même l'espace dédié à chacun était réduit au strict minimum, et alors que la nef se remplissait, tout le monde finissait par marcher sur les pieds de ses voisins. Lorsqu'Armand et Jehanne entrèrent, les trois quarts de la pièce étaient déjà pleins à craquer - et avec autant de gens agglomérés, l'atmosphère capiteuse de la pièce non aérée semblait avoir encore gagné en chaleur et en moiteur. Les habitants de Derrevin se poussaient naturellement sur leur passage, s'écrasant davantage encore entre eux pour leur faire de la place. La majorité d'entre eux souriait au couple seigneurial, les saluant d'une inflexion respectueuse, ou d'un "madame, messire" poli - à sa surprise, il entendit également quelques fois le titre de "Père" provenir de la foule lui étant manifestement adressé. Quelques-uns lui exprimèrent également de brefs remerciements pour avoir défait le monstre Mélaine, encourageant leurs voisins à se manifester à leur tour, et c'est dans une cacophonie de louanges timides qu'il traversa la masse de ses sujets avec Jehanne jusqu'à la colombe de pierre rougie. Devant la sculpture, entre deux candélabres allumés, était posée sur l'autel une très grande vasque en pierre, à moitié pleine d'un nectar rose facilement identifiable.
Alys les attendait devant l'autel. Elle n'avait visiblement pas ménagé ses efforts depuis ce matin, comme en témoignait son visage rongé par l'épuisement et sa posture voutée sur son bâton qui semblait être la seule chose qui l'empêchait de s'écrouler au sol. Si Armand ne l'avait pas vue quelques-heures plus tôt en pleine forme, il aurait pu croire qu'elle n'avait pas dormi depuis trois jours. Elle l'accueillit néanmoins avec le même sourire aimant que d'habitude, une douce étreinte entre ses bras, et un baiser sur sa tête, puis procéda de la même manière avec Jehanne.
Les dizaines de minutes qui suivirent furent dédiées à l'attente : la cérémonie ne pouvait commencer tant que l'intégralité de Derrevin n'avait pas fini de s'entasser dans le temple. Dans les premiers rangs, Armand reconnut quelques visages familiers - Jacquot et sa fille Gervaise, quelques herrimaults qu'il avait aperçu plusieurs fois sans retenir leurs noms, et le chevalier Arnoulet de Crete de vert vêtu. Le reste des visages était noyé dans une foule trop compacte pour pouvoir y distinguer des traits particuliers. Apparemment, les habitudes prises ces derniers mois étaient restés, et aucun respect social ne permettait aux gens biens nés de bénéficier de meilleures places que les autres pour la cérémonie. De nombreuses conversations semblaient animer tous ces gens, dont les chuchotements cacophoniques résonnaient sur les murs de marbre blanc.
S'il sembla que la dernière personne attendue avait pénétré l'enceinte du temple depuis déjà quelques minutes, la cérémonie ne démarra pourtant pas immédiatement. Il y eut encore un long moment d'attente qu'Alys laissa s'écouler, avant qu'enfin elle ne lève lentement la main au ciel, faisant taire en cinq secondes les sept cent personnes présentes. Puis naturellement, la foule s'écarta une nouvelle fois en deux, ouvrant un chemin entre la grande double porte et l'autel.
Une figure vêtue d'une gigantesque chape rouge terni entra dans le temple, dont l'apparence ne pouvait qu'évoquer à Armand ses anciens cauchemars. Son visage était entièrement dissimulé derrière les plis d'une grande capuche. Dans ses bras, elle tenait le petit Gilles emmailloté dans les replis de l'ample vêtement. Tous les habitants à portée tendirent leurs bras dans sa direction, effleurant le bébé du bout de leurs doigts, tandis que l'apparition rouge progressait assez lentement parmi eux pour leur laisser le temps de bien observer ou toucher l'Enfant Divin.
Ce n'est que lorsqu'elle se retrouva devant l'autel qu'elle releva enfin la tête, laissant entrapercevoir son visage jusque là dissimulé.
Thecia offrit un doux sourire à Armand, puis prit place aux côtés d'Alys.
La grande-prêtresse prit enfin la parole.
- Mes enfants.
Elle marqua une pause. Le silence dans la foule était total : pas un mot, mais également pas un son, pas un frottement de vêtement ou un raclement de gorge. Seulement des visages plein d'allégresse dont tous les yeux étaient tournés vers elle.
- Je suis tellement heureuse de nous voir ainsi rassemblés. Hommes et femmes. Jeunes et vieux. Fermiers et chevaliers.
Un autre silence, tandis qu'elle englobait la foule de son regard.
- Tant de différences entre vous. Des différences auxquelles nous attachions tant d'importance. Des différences tels des murs batis pour nous rassurer, mais surtout, nous séparer. Car nous étions hier encore divisés, ne vous y trompez pas. Avec orgueil, nous nous étions crus meilleurs que nos voisins, car nous avions fait chuter la noblesse de son piédestal, et étions certains de pouvoir créer un meilleur monde sans elle. Mais quel a été le résultat ?
Alys se tourna vers Armand et sa compagne.
- Dame Jehanne était notre invitée. Combien d'entre vous lui ont manqué de respect ? Combien d'entre nous ont craché sur elle dans nos rues ? Combien encore ont essayé de l'agresser, la forçant à s'enfermer chez elle ou se déplacer uniquement sous bonne garde ?
Armand de Lyrie était notre invité, recueilli par Shallya alors qu'il avait sauvé l'une des nôtres. Pour le remercier, nous l'avons provoqué et agressé en supériorité numérique le jour même de son rétablissement.
Voilà donc tout ce que nous étions capables de créer avec l'opportunité qui nous était offerte ? Un monde dans lequel l'oppressant et l'opprimé sont inversés, où la violence reste le ciment de nos relations ? Ceux qui étaient riches de leurs biens ne les ont pas davantage partagés aux plus pauvres, ceux en bonne santé n'ont pas davantage dédié leur vie aux plus malades souffrant dans ces murs, ceux qui battaient leur femme et leurs enfants n'ont pas arrêté de le faire.
Nous avions cru bien faire en se débarrassant de la noblesse, mais nous avons échoué à faire le bien.
Si Armand croyait avoir entendu un silence total précédemment, c'est qu'il n'avait pas encore pu gouter de ce nouvel instant. Toute la foule venait de se faire écraser par un fardeau colossal de culpabilité, et désormais sept cent individus baissaient le regard de honte en direction de leurs pieds.
- Relevez la tête, mes enfants. Nos erreurs d'hier sont les fondations de nos résolutions de demain. Car il nous a été offert l'opportunité de nous racheter. Tout comme la Dame du Lac a vu dans Gilles le Breton l'élu à même de façonner le destin de ce pays, l'Enfant Divin a vu en Derrevin le terreau fertile d'un changement bénéfique pour le monde à venir. Il nous a choisi, nous, pour accueillir son vaisseau de chair et de sang. Il a eu pitié de nos errances, et a deviné combien notre cœur était grand. Il a décelé notre potentiel, a été inspiré par notre désir de bâtir un monde meilleur, et a choisi de venir parmi nous pour nous guider dans notre aspiration, et faire tomber les barrières nous séparant de l'idylle.
Gilles, Dieu d'Amour, nous a élu, nous, peuple de Derrevin, parce qu'il nous aime de tout son cœur.
Sur cette exclamation, Thecia porta à deux mains le petit bébé dénudé au-dessus d'elle, le brandissant comme un flambeau devant la foule. Et de manière parfaitement synchronisée, la foule répondit :
- Nous t'aimons de tout notre cœur, Gilles, maintenant et à jamais.
- Nous te demandons humblement de nous débarrasser de nos craintes.
- Nous te demandons humblement de nous débarrasser de nos craintes.
- Nous te supplions d'effacer nos pêchés et de pardonner nos erreurs.
- Nous te supplions d'effacer nos pêchés et de pardonner nos erreurs.
- Nous nous soumettons à ta miséricorde, à ta bonté, et à ton amour
- Nous nous soumettons à ta miséricorde, à ta bonté, et à ton amour
- Nous destinons nos vies à la réalisation de ton dessein.
- Nous destinons nos vies à la réalisation de ton dessein.
- Nous te jurons notre dévotion et notre obéissance éternelle.
- Nous te jurons notre dévotion et notre obéissance éternelle.
Nouveau silence, mais désormais teinté d'une émotion différente. Il y avait de la ferveur dans la voix de la foule, une piété profonde et respectueuse, et elle est encore présente dans ce moment où les mots se sont tus. Nombreux sont ceux qui pleurent en regardant le petit Gilles, que Thecia maintient en l'air. Il ne pleure ni ne s'agite : calmement, il observe ses fidèles avec ses petits yeux vitreux et humides, ouvrant et fermant ses petits poings mécaniquement.
Puis Thecia se tourne avec Gilles vers Armand, lui offre un sourire rayonnant, et semble attendre quelque chose de lui. La scène était étrangement familière à Armand : la silhouette vêtue de rouge portant la représentation divine haut dans le ciel, la vasque devant elle, la foule priante observant la scène... ne manquait qu'un chevalier pour compléter le tableau de Naudin qui se jouait ici.
Finalement, elle fit doucement redescendre Gilles, le couvrant de nouveau au sein des amples manches de sa chape. Elle se mit alors en retrait, Alys également, et d'un mouvement du bras, invita Armand à s'avancer pour prendre la parole.