Ivanka fut élue maitresse-gabière à la place du regretté Reth, et il pouvait se jurer qu'elle le narguait de son perchoir au sommet des mats, entre les goélands et les marins au pas sûr qui hissaient les voiles. Les jours filèrent comme les pétrels dans le vent et devinrent des semaines.
C'était généralement Flint, Roger, voir parfois Achab qui donnait les ordres à faire. Mais là, William était en fin de quart, et ce bon... Disons, ce brave Roger était assis à l'ombre du mat, à invectiver les recrues. Il semblait se remettre doucement des affres de leur expédition. Un demi sourire en direction d'Hecker.
"Ces idiots sont infoutus de tenir un balai. Ils me font penser à toi quand tu as débarqué." Le vieux bouc ricana. Le matelot était venu prendre des nouvelles, et heureusement, son compère avait envie de parler. "Je vais bien je vais bien. Certes je suis plus si jeune malgré mon physique de Taal, mais c'est pas encore aujourd'hui que vous me jetterez à la flotte." Il cingla les recrues. "Même si je sais que vous rêvez de le faire !" Lorgnant l'horizon, il ajouta, plus grave. "On en a bavé mais c'est fait. De tels exploits rendraient fiers nos aïeux, et rendront fiers tous les pirates qui nous succèderont. Tant et tant de jeunes hommes et de jeunes femmes assoiffés d'or et de liberté. Comme toi."
Il se leva pour aller jusqu'au bastingage, fixant l'océan. "Si d'une de mes coucheries dans les lupanars de Bordeleaux ont entrainé un lardon, j'espère que lui aussi est devenu marin. Qu'il ait son bateau, qu'il est libre. Et que je le rencontrerai un jour. J'ai tout donné à Manaan déjà. Même Reth."Des soupirs languissants. "Tu ne devais pas être né quand on l'a engagé. C'était Erengrad. Le grand port du Nord. Des Gospodars, des Ungols, des peuples de je n'sais où encore. Et on troquait des biens honnêtement trouvés avec des marchands kislevites. Achab, moi. Et plus grand monde de cette époque qui est encore là pour en parler. Le temps passe et nous tue. Mais là. Je vois ce gamin. Tout noiraud, tout grand. Il baragouinait dans sa langue. Mais il voulait grimper là-haut." Il désigna les matures. "Plus haut que tout, pour voir les Steppes. Il voulait voir les Steppes du plus haut qu'il pouvait se percher. Et aussi voir la mer. Reth. Le premier homme de la mer des Nomades à avoir été sur l'Océan. Et il n'a même pas eu le droit de profiter de ses richesses. Ni de revoir un cheval. Chiennes de goules." Grommelant encore plus, il conclut.
"Au moins, il est parti libre. On partira libres. Sinon, pourquoi chérissons-nous tant la mer."
Il s'excusa ensuite, mais le quartier-maitre avait bien des recrues à tourmenter pour qu'elles fassent leur travail correctement.
Les semaines passaient comme les pétrels dans le vent. Et les pétrels au-dessus de leur navire passaient, sans se soucier des déboires des marins qu'elles surplombaient. Et en parlant de boire. Il était l'heure de remplir les réserves.
C'était un ensemble de bancs de sables, de récifs immergés, le tout formant ce que les elfes appelaient un At'hol. Mais surtout, cette minuscule miette de terre dans l'océan prodiguait de l'eau potable à défaut d'être totalement pure. Le navire mouilla au large, et on descendit chaloupes et barils, pour faire le plein.
Will ne fut pas affecté à la tâche, ce qui lui offrit l'occasion de parler avec une figure essentielle du navire, mais qu'il n'avait fait que croiser jusqu'à lors. Shan'den le navigateur.
Si Hecker avait tout plein de questions qu'il posa, il répondit à la plus simple. "Je viens d'un pays loin du Vieux monde. L'Empire du Dragon céleste. Le Cathay. Si la plupart des Hommes de cet hémisphère n'y connaissent rien, il y a eu bien des liens entre nos rives. Malgré votre patronyme curieux, j'ai appris que vous étiez Tiléen, de Remas. Des Tiléens étaient venus jusqu'au Cathay il y a des siècles. Amorçant une route aussi longue à traverser que cet océan."
Le ravitaillement était aussi l'occasion de se ressourcer, de se reposer, une partie de l'équipage s'était même jeté à l'eau pour se baigner, une pause bienvenue dans la monotonie de leur traversée.
"J'ai quitté l'Empire comme vous avez quitté vos royaumes. Pour m'affranchir de ses dogmes, de ses tyrans. Et pour m'affranchir de mes propres actes. Ici, je suis le navigateur, et rien d'autre. Et je m'en contente sans peine."
Tout en dégorgeant son pinceau de l'encre opaque, il se replongea dans ses cartes. Sans quitter l'œil de son travail, il ajouta : "Mais toi, William Hecker, d'où viens-tu, et pourquoi être là ?"