Il ne s'occupa point de l'état de la scribe, et ne dit aucun mot - à moins que celle-ci ne lui adresse la parole. Lorsqu'il fut sorti, il prit bien soin de refermer la chambre derrière lui, ce qui laissa encore quelques minutes à Tétradie pour sortir la tête hors du brouillard. Lorsqu'elle daigna rejoindre la grande salle, la majorité des occupants étaient déjà présents, encore que certains - sans doute les plus grincheux - retournaient déjà à leurs chambres respectives.
Les cochers étaient étalés sur une table, en train de maugréer entre eux ou d'adresser quelques mots à la coursière que Tétradie avait légèrement côtoyée. De fait, seul le plus jeune des deux semblait s'intéresser réellement à Ursula, pour des raisons actuellement inconnues. Ans et son "valet" étaient aussi là, face à face, bien qu'isolés du reste de la diligence. La messagère se contenta d'un signe de tête lorsqu'elle découvrit l'initiée, puis elle se mit à sourire, sans doute à cause d'une question de son interlocuteur mal rasé. Elle avait toujours son espèce de chignon bâclé, son chapeau large et sombre, et ce regard incisif qu'ont tous ces gens de forte tête.
Le repas fut assez simple mais copieux, et puisque personne ne fit la moindre critique aux garçons de salle, cela devait sans doute être la norme en ces lieux : une pâte molle et blanchâtre, formée à base de seigle, de lait et de miel, que l'on déversait dans un bol selon les goûts de chacun. À cela s'ajoutait du pain noir, craquant et parfois chaud. Enfin, selon les goûts et privilèges de chacun, il était possible d'avoir de l'eau, du vin ou de l'alé pour accompagner cet épais gruau, ou bien de compléter celui-ci avec des noix, de la viande fumée ou encore d'autres céréales saisonnières - mais là, on rentrait dans les listes de denrées marquées à la craie sur les écriteaux en ardoise du comptoir, alors le prix n'était plus vraiment équivalent.
De l'autre côté de la salle, Georgius passa la majorité de son repas à discuter avec les mercenaires dégarnis. Il y eut moult gestes et intonations, et parfois même une sorte de tension entre les deux camps. Cette friction monta à un point tel que Tétradie crut qu'ils allaient en venir aux mains, mais finalement, non. Lorsque le chef se leva, suivi de peu par le marchand, ce fut pour cracher dans sa propre main et empoigner celle du rouquin - concluant ainsi le marché.
Soudain, un nain fit irruption à la table des négociations, mais il fut reçu aussi vivement qu'il était apparu. En un éclair, les kossars s'étaient opposés à lui, mains à la ceinture ou au fourreau - que ceux-ci soient vides ou non. Devant cet élan d'hostilité, le karaki aux mèches violettes n'eut aucune autre issue que de s'excuser et s'éloigner de la table. Un claquement de langue plus tard, tous les humains étaient assis à nouveau, fredonnant une mélodie étrangère qu'eux seuls reconnaissaient. Une fois son repas terminé, Georgius se leva à nouveau, et s'éclipsa jusqu'à ses quartiers. Il n'en redescendit que lorsque les cochers sortirent de la bâtisse, désormais armé de ses bagages et de son manteau encore plié de la veille.
***
Une fois dehors, tous les passagers purent remarquer le changement d'environnement : des poches blanches s'étaient formées à différents endroits de l'entrée et de l'enceinte du relais de coche. Et vu l'empressement des cochers, cela n'était pas un phénomène à négliger.
- "Allez grand, fais monter m'sieurs-dames. Vérifie l'paqu'tage et on décolle. M'occupe des ch'vaux"
Les deux portes de la cabine s'ouvrirent d'une traite, claquant le bois et les rideaux ainsi libérés. Le jeune cocher se dirigea ensuite vers les bagages à l'arrière et sur le toit, tandis que son ainé reprit de vive voix :
- "M'sieurs-dames, la neige est là, et si vous voulez manger chaud ce soir, j'vous conseille d'attacher vos sièges ou vos doigts d'pieds."
Et puis l'ainé de la diligence sauta sur le banc en hauteur, enroulant les rênes autour de son bras une fois qu'il fut assis-perché.
- "La neige va tenir longtemps ?
- Ooooh, oooh, c'est ben qu'oui, m'sieur. Si on traîne et qu'le vent nous chope, on est bons pour pousser des congères et des glaçons. C'est qu'ici l'hiver est frais quand il commence, et froid quand il fait nuit. Et qu'avec ces satanés-futés, la nuit arrive vite ! Allez, tas d'feignants, hoooo !"
L'ultime remarque, qui était évidemment dirigée envers l'attelage de la diligence, suffit à faire bondir Klosel. Ni une ni deux, son acolyte ou maître lui emboîta le pas, et bientôt tout le monde fut à l'intérieur de la voiture.
Enfin, la diligence se mit en branle, et l'on prit de l'allure progressivement, jusqu'à ce que la route se discerne dans le paysage. Là, les fouets claquèrent, et l'on entendit un cliquetis en provenance des fenêtres. Les milles se mirent à dévaler à nouveau, et bientôt l'on retrouva les ambiances et les coutumes d'hier, la chaleur d'Altdorf en moins. Ah, si seulement il n'y avait pas ce satané courant d'air...
Vu le visage ébahi de Klosel, il devait certainement se demander si les gens du Nord n'avaient pas laissé un sens caché dans l'adage : << Vive le vent, vive le vent d'hiver >>.