Les jours qui suivirent mon retour sur le navire passèrent avec lenteur dans une monotonie exaspérante, et paradoxalement, j'appréciais ces instants de répit et mesurais le privilège de pouvoir se plaindre de l’ennui. Hertzog s'était occupé de mes blessures la nuit de mon retour sur le navire, juste après mon entretien avec le capitaine Syrasse. Celles-ci n’étaient pas importantes, mais j’avais appris depuis mon plus jeune âge l’importance de ne négliger aucune blessure. Dans la jungle, l’humidité, les insectes et l’environnement pouvaient faire s’infecter de simples coupures, ici chez les frères de la côte, le manque d'hygiène général et les différentes tâches à accomplir avaient le même pouvoir. Hertzog était un médecin très doué mais pas réputé pour sa délicatesse et, après m’avoir fait boire quelques gorgées de rhum, il s’était occupé de nettoyer et soigner la plaie de mon ventre ainsi que mon visage tuméfié. Après cela, j’étais resté alitée quelques jours dans la cabine de mon capitaine, profitant du calme en son absence pour me reposer et de sa conversation le soir quand il avait fini de s’occuper des différentes tâches incombant à son rôle.
Un soir, alors que nous discutions depuis un moment et que j’avais, à son grand regret, remis sur la table le sujet de la libération de mes sœurs, il me fit une confidence. D’après lui, s’il devait vendre d’aussi précieuses marchandises, il se rendrait dans les principautés frontalières afin de les céder à bon prix à de riches marchands d’esclaves. Alors que ces révélations réveillaient en moi, pour la première fois depuis plusieurs jours, la flamme qui m’animait habituellement, et que je commençais déjà à élaborer plusieurs plans et stratégies, il tempéra mes ardeurs. Se saisissant de ma main, il me dit en secouant la tête :
« Il n'existe pas de chemin qui mène au lendemain Nola. Le chemin, c'est le présent, il n'y a que ça et il n'y aura jamais que ça. Tu peux agir peut-être sur tes dix prochaines respirations, mais ensuite, le hasard te saisit dans sa gueule : un chargement te tombe dessus, un serpent te mord la cheville, une balle qui ne t’était pas destinée te touche au lieu de ton voisin et toutes tes belles stratégies pour gagner une bataille s'écroulent. Nous n'avons que le présent, Nola, et c'est dans le présent que nous agissons pour rester en vie ».
Je passais les jours suivants à ruminer les révélations du capitaine et sa tirade sur le fait de ne pas se projeter trop loin dans le futur au risque de ne pas assez prêter attention à ce qui se déroulait dans le présent. J’avais commencé à retourner sur le pont du navire depuis quelques jours et poursuivais ma convalescence en profitant de l’air venu du large en surveillant de mon œil valide mes différents compagnons revenir petit à petit reprendre leur poste au sein de l’équipage. Les quais auxquels nous étions amarrés étaient bâtis de gros madriers noirs qui empestaient le goudron et semblaient dater du temps où Manann avait créé cette île. Cependant, l’appontement sur lequel mes camarades chargeaient des marchandises en vue de notre projet voyage était plus récent. Fait de planches de bois clair, il était posé sur des piliers, certains en pierre, d’autres constitués de troncs d’arbres équarris. L’eau était peu profonde à cet endroit et le ressac de la mer lui donnait une couleur grise et une légère odeur aigre à cause du limon qu’il agitait.
Le plus clair de mon temps, je l'occupais dehors, à l’air libre, perchée dans le gréement, adossée au mât de misaine, j’observais le balai habituel de l’équipage. Ceux qui étaient parmi nous avant notre arrivée à Sartosa, voire même pour la plupart avant mon arrivée dans l’équipage, avaient déjà repris le rythme de la vie en mer. Après avoir dilapidé l’argent gagné lors de notre dernière excursion, dans les bordels et les tavernes de la ville, en catins, en bière et aux dés, ils étaient revenus s’occuper du navire et le préparer pour que nous puissions prendre de nouveau le large. Cependant, ceux qui m'intéressaient le plus étaient la vague de nouveaux venus qui, portés par la soif d’aventures, des rêves de richesses et nourris de d’histoires insensées qu’on se racontait à la taverne venaient grossir les rangs de notre équipage, remplaçant ceux qui n’étaient pas revenu du dernier voyage ou qui, au terme de celui-ci avaient choisis de nous quitter.
Depuis mon perchoir, je ne perdais pas une miette de leur arrivée, les scrutant et essayant de jauger leurs aptitudes à la vie de pirate. La plupart étaient jeunes, voire même très jeunes et je souris en me faisant la réflexion qu’avec mes vingt-deux printemps, j’étais plus âgée que la plupart d’entre eux. Je savais bien que j’étais également une curiosité qui pouvait pousser un jeune matelot à s’engager sur notre navire plutôt qu’un autre, et d’ailleurs, j’en surpris plus d’un au cours des jours qui suivirent m’épiant discrètement alors que je traversais le pont, mon cheroot à la bouche, ou lorsque juché dans le gréement, je les surveillais moi-même. L’un d’eux, un gamin solidement bâti qui ne devait pas avoir plus de 16 ou 17 ans, aux cheveux d’un blond presque roux et au visage couvert de tâches de rousseur qui répondait au nom de Kidd, semblait particulièrement fasciné par moi et, à chaque fois que je le surprenais en train de m’observer, il baissait les yeux sur sa corvée, ses oreilles et ses joues rougissant comme s’il avait passé la matinée sur le pont durant une tempête d’hiver.
Une nuit, alors que je peinais à trouver le sommeil et que je sortais sur le pont pour respirer l’air nocturne, je le croisais qui descendait vers les quartiers de l’équipage pour dormir. Alors qu’il passait à ma hauteur, le visage baissé vers ses pieds, je l’agrippais brusquement par le col de sa chemise de laine grossière et le plaquais contre la paroi de bois du couloir. Me positionnant face à lui, j’approchais mon visage du sien, braquais mon œil sur lui en penchant légèrement la tête sur le côté et je plongeais dans son regard. Il était pétrifié et ne chercha pas à se débattre durant tout le long de notre échange silencieux. Je le sentis tremblant lorsque je lui soufflais une bouffée de fumée de mon cheroot au visage, mais en même temps, à la lueur de la lune qui, traversant l’écoutille menant au pont, éclairait faiblement le couloir, je lus dans ses yeux une lueur de défi qui me plût. Sans dire un mot, je relâchais ma prise sur lui et me détournais en direction du pont, le laissant reprendre son souffle en tremblant dans la pénombre.
Durant les jours qui suivirent, le quartier-maître mit les marins au boulot, notre départ approchait et il fallait que le navire soit en parfait état avant de reprendre la mer pour plusieurs mois. Comme il faisait beau, on avait ouvert les sabords et les écoutilles afin d’apporter un peu d’air et de lumière au pont inférieur et d’en chasser l’humidité. On nettoya le pont pour le débarrasser des algues et des coquillages qui s’y étaient collé, on amena les voiles afin de vérifier leur état et de les remplacer si le besoin s’en faisait sentir et on astiqua les pièces d’artillerie une par une afin de s’assurer de leur parfait fonctionnement pour le jour où nous en aurions besoin. Dans la cale, les stocks de nourriture et d’eau furent refaits ainsi que ceux de poudre et de munitions. On apporta à Hertzog des fournitures médicales fraîches. Bientôt, tous les préparatifs touchèrent à leur fin, et il ne restait plus qu’à charger au dernier moment des animaux et des aliments frais avant de reprendre la mer.
Le soir quand il faisait plus frais, nous étions plusieurs à aimer échanger quelques passes d'armes sur le pont. Ces exercices me faisaient du bien mais nous laissaient à chaque fois en sueur et les muscles courbaturés. Mes blessures s’étaient parfaitement remises grâce aux bons soins de Hertzog et à la vitalité de mon corps et je me sentais à nouveau en pleine forme. Moralement aussi, les blagues échangées entre marins durant ces entraînements et les bouteilles de rhum que nous partagions après me faisaient du bien et me sortaient de ma mélancolie. J’avais aussi, durant les chaudes après-midi, passé du temps dans la salle des cartes avec Saleh, le navigateur de l’équipage, originaire d’Arabie. Il avait tant bien que mal tenté de m’expliquer la géographie de ce nouveau monde que je ne découvrais encore qu’à peine mais j’avais beaucoup de mal à comprendre les représentations tracées à la plume sur le papier jauni. La seule certitude que j’avais en sortant de ces séances, c’est que Sartosa n’était finalement qu’un minuscule territoire perdu au milieu de l’océan à côté de terres immenses.
Un soir, alors que je savais que notre départ approchait, je me trouvais dans la cabine de Syrasse dans le but de lui soumettre une requête. Tandis que nous discutions de tout et de rien, il me dit :
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« Tu cultives ton mythe Nola.. »
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« De quoi parles-tu ? »
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« Oh de rien, je me suis laissé dire que tu faisais forte impression à nos nouvelles recrues. Apparemment, ils n’arrivent pas à te cerner et ils ne savent pas dans quelles cases te mettre par rapport au reste de l’équipage. » répondit-il avec un petit sourire entendu.
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« Ils s’attendent à voir un animal sauvage, je m’en voudrai de les décevoir ».
Tandis qu’un silence paisible s’installer dans la pièce il reprit :
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« Tu souhaitais me demander quelque chose, je me trompe ? »
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« Je voudrais descendre à terre une dernière fois avant notre départ. » il fronça les sourcils
« Je t’en prie ne me demande pas pourquoi, j’ai quelques affaires à régler avant de partir, fais-moi confiance. »
Après un court instant de réflexion, il me donna son accord, non sans m’avoir mis en garde contre toutes potentielles rencontres avec des hommes du San Felicia. Je lui avais promis de me montrer prudente et de ne pas créer de nouvelles escarmouches et nous en étions restés là.
Le lendemain matin, j’avais donc quitté le navire dans un des tonneaux vides que nos hommes emmenaient afin de les remplir d’eau propre. Une fois à bonne distance des quais, l’un d’eux avait tapé deux fois sur le couvercle pour me faire signe de sortir. Remontant ma capuche sur mes cheveux et dissimulant mon visage dans son ombre, je m’étais mise en marche sans plus tarder, avec la promesse de les retrouver au même endroit avant la tombée du soir.
Je pris la direction de la vallée où résidait Fabrice. J’avais beaucoup réfléchi durant ma convalescence et j’en étais arrivée à la conclusion que le voleur en savait peut-être plus sur le San Felicia qu’il ne l’avait laissé paraître. Le trajet se déroula sans anicroche, cela faisait du bien de se dégourdir les jambes et je marchais vite dans la tiédeur de la matinée, laissant le parfum de l’herbe et des plantes enivrer mes narines. Une légère brise faisait onduler les herbes qu’aucun mouton ne tondait, leurs épis bruissant doucement.
Lorsque j’arrivais en vue de la maison, tout était encore calme. M’appuyant de l’épaule contre un arbre, je contemplais depuis la colline où j'étais situé la petite habitation en contrebas. Au bout d’un moment, quelqu’un en sortit et je reconnus Fabrice. Il s’étira puis se dirigea vers un seau d’eau posé sur un banc et s’en aspergea le visage à plusieurs reprises. Il disparut ensuite un moment dans l'appentis derrière la masure avant d’en ressortir quelques instants plus tard avec une petite sacoche de cuir. Il s’occupa ensuite de lancer des grains aux poules, tandis que je m’avançais sur le petit sentier menant à sa maison. Il se retourna alors que je n’étais plus qu’à quelques pas de lui et son regard s’éclaira tandis qu’un franc sourire traversait son visage :
« Nola. Les dieux t'ont ramené bien plus tôt que prévu. Que viens-tu faire par ici ? ». Son regard s’assombrit néanmoins lorsque j’ôtais ma capuche et qu’il put voir les quelques traces d'hématomes subsistant encore sur ma joue gauche, là où le contact de la crosse du pistolet avait été le plus violent.
« Que t'est-il arrivé ? Qui t’a fait ça ? ».
J’eus un mouvement de recul, n’ayant jamais été habitué à des démonstrations affectives, alors qu’il me serrait dans ses bras puis me laissait faire :
« Je suis venue te dire au revoir pour de bon Fabrice, je pense que nous ne tarderons pas à reprendre la mer. » puis désignant ma joue d’un doigt
« Oh ça ? Je t’avais dit qu’à mon retour en ville, j’obtiendrai des réponses, eh bien c’est chose faite, du moins en partie… ».
Nous passâmes le reste de la matinée ensemble et je l’aidais dans ses divers travaux. Nous retournâmes une large parcelle de terre afin qu’il puisse, le moment venu, y planter diverses graines. Le labeur était dur mais simple et je prenais plaisir à l’exécuter en compagnie de Fabrice. Nous ne parlions que très peu, réservant notre souffle pour nos coups de bêche et lorsque le soleil approcha de son zénith et que nous eûmes enfin terminé, nous étions l’un comme l’autre couverts de sueur.
Reposant son outil, Fabrice déclara
« Bien, il est temps de casser la graine » avant de s'engouffrer dans la petite maison. J’entrais à sa suite, à l’intérieur, il faisait frais et un léger courant d’air traversait la pièce. Je ne vis pas Pablo et Sigmund qui semblaient absents mais le père de Fabrice lui était bien présent. Installé dans un coin de la pièce, il semblait concentré sur sa tâche et me salua à peine, sans lever les yeux de son travail.
Fabrice prit une grosse miche de pain, du fromage, quelques fruits et deux bouteilles de vin qu’il mit dans un sac de toile et ressortit aussi sec.
« Je reviens tout à l’heure Papé ! » et sur ces mots, il prit la direction du vieux lavoir.
Nous passâmes un bon moment cet après-midi-là, à profiter du calme et de la fraîcheur du lieu. Après nous être lavés et avoir partagé un nouveau moment d’intimité, bien plus doux et sensuel que le premier, plusieurs jours auparavant, nous nous étions assis au bord de l’eau pour dévorer les différentes victuailles que nous avions emmenées. Nous étions allongés dans l’herbe grasse et ma tête était posée sur la poitrine de Fabrice, ce dernier passait sa main dans mes cheveux et s’amuser à jouer avec la chaîne de ma boucle d’oreille, un petit anneau de fer avec une chaîne reliant le lobe au cartilage de l’hélix. Rompant le silence, je finis par lui demander
« comment as-tu eu vent de ce que contenait la cargaison du San Felicia ? » Il se redressa légèrement et prit un moment avant de répondre
« Un informateur se permet d'avoir des secrets parfois.. » Cette réponse me déplût, mais je le relançais néanmoins
« Il y en a d’autres. Je veux dire, d’autres comme moi, qui ont été arraché à leur terre et éparpillées dans le monde. Je dois les retrouver, mais je ne sais par où commencer..» Il y eut un nouveau silence avant qu’il ne se décide enfin à répondre
« Si j’étais toi, j’irais voir du côté de Magritta, Luccini et Frontas. C’est le maximum que je puisse faire pour t’aider Nola, mais si tu veux un conseil, oublie cette affaire.. Il est déjà trop tard pour les aider, et tu vas au devant de grands périls. » Après cela, l’après-midi continua de s’écouler et je n’abordais plus ce sujet, satisfaite des informations que j’avais obtenues et souhaitant profiter pleinement de ces derniers instants de bonheur.
Le moment de se séparer arriva finalement et, après m’avoir longuement serré contre lui, il entreprit d’enlever une des bagues qu’il portait et pour me la donner. Ne sachant que dire, je la mis à ma main gauche, l’autre étant en général toujours couverte par une mitaine de cuir, aux côtés des deux autres bagues que je portais déjà.
« Vois cela comme un signe d’affection, et un porte-bonheur » me dit-il face à mon silence et mon absence de réaction. Je souris, devant son air gêné et nous nous embrassâmes une dernière fois, longuement et passionnément. Alors que je me détachais de lui, il m’attrapa la main et dis tout bas
« Puisse les océans te porter là où tu le désires… et puissent-ils un jour te ramener ici » et il me lâcha la main, me laissant voguer vers mon destin.
Je fis le retour jusqu’à la ville dans un état second, trop occupée à réfléchir, je laissais mes jambes me guider d’elles-mêmes vers les faubourgs de Sartosa. Je revins à la réalité de mon existence et pénétrant à nouveau dans la crasse et puanteur de la ville pirate, toujours aussi animée et chaotique et je me dirigeais vers les docks où m’attendaient mes camarades. Je pénétrais à nouveau dans mon tonneau et, quelques instants plus tard, j’en émergeais sur le pont de l’Aslevial. Braquant mon regard vers le large, je respirai profondément, emplissant mes poumons de l’air marin. L’avenir risqué de me réserver bien des défis, mais à cet instant, je me sentais de taille à les affronter.