Personne sauf Lucia Orsone da Trantio.
Son visage était rouge de colère et elle agitait ses bras comme une possédée, vociférant des paroles réprouvées par la bonne morale. A ses côtés Susanna, passablement fâchée elle aussi, tentait néanmoins de la calmer à coup de "Madonne..." sans grand succès.
-"C'est ça que tu me sors? Que tu es parti pour accomplir la vengeance de morts et trouver l'amour d'un père qui nous a tant aimé qu'il m'a planté là, avec le ventre rond et la faim au ventre? C'était donc ça, Piero Orsone, le troubadour de Trantio? Parti sur un coup de tête et revenu tout pareil, après avoir tout raté?"
-"Madonne, s'il-vous..."
La couleur de ses joues virait du rose vin au rouge sang et des années de stress, d'angoisse et de colère explosaient au même endroit. Elle s'en arrachait les cheveux en vociférant, tapait du pied contre le parquet au point d'en faire tremble la structure. Dans toute la maison de passe plus un bruit ne circulait devant la colère de la gérante, personne même n'osait sortir des chambres ou entrer dans le bâtiment de crainte de tomber sous sa fureur.
-"Tu les as aimées, ces filles? Ca je le sais! Je ne pourrais plus compter le nombre de gamines qui sont arrivées ici, colportées par des ragots, pour me présenter un bambin à moitié mort et soi-disant sorti de tes bourses! A ça, comme ton père on peut savoir que tu ne les perds jamais bien longtemps! Je ne te parle même pas de mener une vie honnête, non ça je savais depuis longtemps que ça t'étais impossible, tu as la hargne dans le sang et j'en suis même fière, mais on aurait eu tant besoin de toi ici! Combien de mes pauvres filles se sont faites martyriser par des brutes avant que nous ne puissions améliorer l'établissement! Combien de vies innocentes tu aurais pu sauver avec cette épée, Pierino, plutôt que d'en prendre à travers le Vieux Monde?"
-"Madonne..."
-"Et penser un avenir avec nous maintenant? Alors que tu te présentes sans le sou en poche et la mine basse d'un chien battu, sans un seul mot d'excuse en bouche sinon des histoires comme tu en racontais à tous les..."
-"Madonne! Assez! Par pitié, assez! ASSEZ!"
Le regard de Lucia se tourna vers Susanna, ce petit bout de femme de quinze ans à peine qui se tenait là, droite, le corps arqué, les poings serrés au sang, les yeux perlant de larmes sur son visage de lait et ses joues déjà rosies par la colère et le chagrin. Sa voix était hachée, plus grave qu'à l'accoutumée, ses boucles brunes lui tombant devant les lèvres la forçant à entrouvrir seulement la bouche.
-"Il faut oublier, madonne. J'étais là tout ce temps avec vous aussi... J'étais là quand Louisa s'est faite tuer par ce porc de Zapario, j'étais là quand on a dû renvoyer la Livia avec le bébé mort-né, j'étais là tout le temps... Je suis furieuse aussi. Je sais aussi que si Piero avait été là il aurait pu tout changer en mieux..."
-"Suzannita..."
La jeune servante leva vers sa maîtresse de grands yeux rougis par l'eau des larmes, la gorge serrée d'angoisse.
-"Mais par Myrmidia il est là maintenant! Il est là! Il faut oublier, madonne... Piero est là maintenant, il faut oublier, il faut... Je vous en supplie, je vous en supplie... Aimez-le madonne, juste, aimez-le!"
Elle craqua alors et parti se blottir contre le bandit sur le retour. Il sentit sa détermination, sa vexation, la chaleur puissante qui émanait de son petit corps. C'était quelque chose que cette grande enfant.
-"Moi je l'aime. Je sais que je l'aime, c'est pour ça qu'il faut que je lui pardonne. Que j'y arrive..."
Devant ce spectacle, la gorge de Lucia se noua. Elle resta là, pantoise, elle la puissante maîtresse d'une maison réputée, à regarder ce petit être en enlacer un autre, plus grand en taille seulement. La madonne Orsonne se retourna alors vers la porte et sortit, déclarant seulement en tentant de masquer les sentiments contradictoires qui l'assaillaient:
-"Réfléchis à ton avenir, Piero Orsone, réfléchis-y même bien. La vie est courte en ce bas-monde, tu as dû l'apprendre."