Son estomac se serra comme une andouillette de Lyonnesse. Sa main lui démangea. Celle près de l'étui de son pistolet. Tenter le tout pour le tout face à Gustavo. Soulever les Trantiens contre lui pour sauver l'un des leurs ? Un enfant du pays comme lui, comme eux. Une mutinerie pour sauver une vie ? Un acte aussi fou que courageux pour un parfait inconnu ? Des gouttes froides comme le Nordland dévalèrent sa nuque. Il n'avait qu'à pointer son arme sur Gustavo et exiger de sauver ce Martino.
Il ne fit rien. Une glaire honteuse se perdit dans sa gorge. Il respira sèchement avant de faire demi-tour et de regarder le pauvre gosse pendant que le navire repartait. Lâche, encore et toujours. Trop mourant pour briller d'éclat, trop vivant pour risquer sa peau. Rien faire sinon de constater sa pleine inutilité. Et voguer pour Trantio.
Lorsque les cris de ce malheureux bougre s'évanouirent, ils furent remplacés par celui des tirs. Le champs de bataille était encore tiède mais il restait bien assez de troupes pour s'écharper au loin. Piero connaissait ça. La guerre attirait son lot de vautours, de bandits, de soudards. Lorsque ça commençait à bien puer le faisandé, tout ce qui portait une lame et sans un chef pour les coordonner irait se jeter sur le village le plus proche. Allié ou ennemi qu'importe. Ils videraient leurs douilles sur les hommes et leurs couilles dans les femmes. Puis ils dévaliseraient le garde-manger. La guerre c'était plein de crasse et d'hommes fous qui prenaient par la force car ils ne savaient faire que ça. Ces derniers soldats de fortune, survivants d'un autre siècle, ils sont les anciens citoyens d'un monde qui les a exclus ou qu'ils ont fuit.
Mais ce n'était pas un village qui subit le dévolu des soudards. C'était le Hijo. Et il fut gros-giovanni comme devant.
Réquisitionné par l'effort de guerre. Le seul effort à faire était de ne pas finir pendu par des badauds en manque de violence. Les retrouvailles avec Trantio n'étaient pas des plus charmantes. C'était celles du fer.
Pantelant après avoir tout déchargé, il regarda Gustavo se faire fournir un pauvre bout de papier en échange de l'armement nécessaire à une armée. Un bout de papier qui représentait l'argent d'une demi-vie. Un pauvre bout de papier qu'il ne lâcherait probablement pas jusqu'à la ville. D'un côté Piero était triste pour ce gaillard qui ne faisait que son commerce. De l'autre le coup fait à ce pauvre bleuet lui restait en travers de la gorge. Sentiments contrastés comme les habits de Giuseppe de Darugia.
Ce qui arriva ensuite lui manqua de s'étouffer avec une chique fictive. Les soudrilles du Capitaine de Darugia firent tonner la grosse fonte sur le pauvre Hijo de Manaan dépouillé comme un bourgeois sur la route des Irranas.
Ils avaient l'air bien cons tous là à le regarder sombrer. Des bouches bées assez grandes pour loger des ruches.
L'aventurier regardait disparaître la brave esquif qui avait porté ses vieux os de Nuln jusqu'à la Tilée. Il s'était habitué à son odeur, à l'humidité et à l'ennui. Comme un vieil ami le Hijo l'avait reconduit à la maison. Et il ne restait plus qu'une forme floue dans les eaux limoneuses.
Un geste de prière, une grande inspiration et on suivit le capitaine. Rester immobile c'était la mort. Le prochain groupe qu'ils croiseraient serait peut être bien moins conciliant que les briscards qui avaient resquillé leur armurerie. Sur un furpoil trop heureux de se dégourdir les sabots, il avança avec la colonne démoralisée de marins, de gardes blessés et d'un Gustavo qui frôlait la neurasthénie.
Des champs déserts, des bosquets que l'on ne quittait pas des yeux, des routes éventrées par le passage des armées, des chariots, des bêtes, des canons et des ogres. Quel spectacle morne pour des gens mornes. Au soir, ils se retrouvèrent autour d'un grand feu. Le vin fort et épicé des mercenaires avait déjà rempli les ventres à défaut de combler leur trou au cœur.
On chantait de gras chants. Oublier un instant les horreurs traversées jusqu'ici.
"Le rire du sergent
La folle du régiment !
La préférée du Capitaine des Dragons"
Se soutenant comme deux estropiés de la place de la Victoire, Fernando et Piero se donnaient la réplique dans ces paillardises bien nécessaires.
"Toi, toi ma belle Estalienne, aussi belle que tu es une chienne !"
Une outre dans une main, l'autre sur l'épaule du comparse. Il y aurait le chemin pour décuver après tout.
"Un jour ou l'autre il faudra qu'il y ait la guerre
On le sait bien
On n'aime pas ça, mais on ne sait pas quoi faire
On dit, "c'est le destin"
Tant pis pour le Sud
C'était pourtant bien
On aurait pu vivre
Plus d'un million d'années
Et toujours en été !"
Au fond d'une tente, le froid de l'hiver venant taquiner le bout des orteils, l'Estalo-Tiléen songea.
C'était le retour du beau temps. Le soleil pointait ses rayons depuis l'Est. Depuis les Appucinis. La ville était en perpétuelle ébullition, pour changer. Et dans la foule grouillante, une bande de gamins furetait entre les chariots chargés de marbres et les citadins toujours pressés. La bande s'était éclaircie de quelques têtes connues. Certains travaillaient désormais avec leurs pères aux carrières, à la forge ou à l'atelier. D'autres s'étaient désintéressés de cette vie pour fréquenter d'autres bandes plus trépidantes. Et quelques uns ne verraient hélas jamais leur treizième printemps. Ainsi était la vie. Mais pour les gosses des rues on faisait ainsi. Mais il y avait une rumeur qu'ils voulaient vérifier. Enfin surtout Piero. Piero le sans-père. Piero l'enfant de la lanterne rouge. Quelle vie pour celui qui n'était qu'un bâtard laissé sur le bord de la vie d'un autre ?
Il ne comptait pas faire carrière dans le marbre. C'était usant, pénible et dangereux. Marcher jour après jour à la même saignée dans la terre pour en extraire des blocs de la pierre la plus réputée au monde. C'était pas une vie ça. Le travail c'est la santé, et on la conservait en ne faisant rien disait l'ivrogne du troquet le plus proche de la Rose blanche. Et le jeune homme au chapeau à plumes et aux mèches rebelles était plutôt d'accord. Pour reprendre, la rumeur en question parlait d'aventuriers à l'estaminet des Ciseaux brisés. C'était un de ces rades à étrangers, à gens pas d'chez nous qui utilisent même pas de marbre pour le perron de leurs chaumières. Ah ça ma bonne dame il n'y a plus de saisons. Je disais, des aventuriers, idéalistes, révolutionnaires.
Quand on est pas du bon côté de l'ordre moral, des gens qui vivent en dehors des lois c'est plutôt intéressant non ? Lorsqu'il se retrouva devant l'énorme entrée de la taverne, large comme des portes cochères, il déglutit avant de se précipiter vers son destin.
Premier jour de marche. Plus que trois avant la ville. La région était totalement livrée au vent qui lui charriait le son des combats. Pas de masures brûlées, pas de pendus aux arbres. On aurait dit que le paysage s'était figé au sortir de l'hiver pour ne jamais avancer. Même l'herbe était terne. Un moment étrange. Ils arrivèrent à leur premier village.
"Ils ont dû se barrer pour Trantio. En emportant tout. Ou presque."
Entre les maisons de pierre et de torchis, un vieux chien rongeait la carcasse de quelque volaille qui avait survécu à la rafle pour mieux finir sous un croc jauni. Le sol avait été labouré dans la précipitation. Des volets se fermèrent, tous mirent la main au fourreau. Un bougre pas bien gras et à l'air peu finaud, une fourche en main les invectiva après avoir ouvert la porte de ses pieds nus et noircis.
"Barr'vous d'nos terres ! Pas des reitres qu'vont r'tourner Volterno !"
"Calme toi l'ami." fit calmement Christiano.
"Où sont les autres ?"
"Von' à Trantio. Mais j'laiss'rai personne toucher à ma ferme. Barr'vous !"
Lorsque Volterno la déserte disparaissait doucement derrière eux, Piero ne pu s'empêcher de demander à Fernando son avis. Courage ou folie, la différence était rapidement ténue.
On ne chanta pas ce soir là. Les tours de garde établies, il fallait s'empresser de se reposer sous peine de se retrouver de quart avec une journée de marche dans les gambettes.
Dans le ventre de la taverne, cela puait la fumée du tabac halfelin, les éructations éthyliques et la popote au feu depuis deux jours. Des négociants à la langue gutturale et aux statures imposantes discutaient les mains sur le veston. Contre une table, un bretonnien parlait de la dulcinée trantienne qui lui avait promis son cœur et ses terres en échange d'une quête sous le regard goguenard de quelques soulards moins naïfs. Des Nains, les fameux, maugréaient la qualité de l'alcool dans un tiléen si pierreux qu'il semblait directement venir des carrières. Mais tout cela n'intéressait pas notre jeune homme en mal d'aventure et d'une autre vie. Pas même les serveuses à la croupe fournie et aux gloussements forcés pour combler le client vulgaire. Non, c'était cette table là. Ils avaient des airs d'Arlequins de rue, de marins perdus mais aussi de ces bandits si redoutés par les honnêtes gens. Ceux qu'il était venu rencontrer.
Il y avait un homme grand et à la musculature noueuse sous son armure. Un Hidalgo estalien. Comme son père... Enfin paraissait-il. Une femme belle au regard sévère comme une Myrmidienne ou même... Véréna. Il y avait d'autres moins marquants car ses yeux noirs s'attardaient sur celui qui souriait.
Lui. Lui il était libre, Piero pouvait le jurer. Il ne servait ni roi ni dieu. Ces traits dignes de Ranald, il ressemblait un peu à un grand frère. Celui qui t'apprenait à pêcher et à faucher les lapins au collet. Le bambino s'avança, penaud face à ces grandes personnes si impressionnantes. Il n'avait que treize hivers après tout. "Qu'est ce qu'il y a petit ? Si c'est pour le bail, dis à Santangelo qu'on a déjà payé..."
"C'est vous... C'est vous dont on m'a parlé. il tenait son chapeau contre sa poitrine, là dedans son cœur battait la chamade.
"Hey Rubio. Je crois que l'un de tes fils te réclame !" Fit l'un des gaillards derrière à un comparse qui ne répondit qu'avec une tape sur l'épaule et un rire.
-Non non. Je viens car on m'a dit que vous étiez des hommes libres.
L'Homme au sourire se redressa. Il interpella une serveuse et demanda un tabouret.
"Il faut de l'audace pour vouloir être libre. Surtout à ton âge petit. Quel est ton nom ?"
"Piero Orsone Salvadore Manicha Enrico de Riviera di Cruz da Trantio, pour vous servir."
"Fantini. Enchanté de te rencontrer Pierino." Il tendit une main tatouée que le jeune homme s'empressa de saisir. "Il y a beaucoup de choses dont nous devons parler."
Deuxième jour, puis troisième jour. Les collines se succédaient. Aux villages dépeuplés se succédaient les carrières vides ou abandonnées parfois depuis des lustres. Ils ne croisaient qu'à l'occasion des gens fuyant les combats. Vers le Sud. Le Nord, Trantio. Ailleurs. Ainsi que des avants-postes de soldats dépêchés par la ville pour surveiller. Malgré l'écho des batailles, les officiers assuraient que la guerre n'avait pas encore atteint la cité. Mais il fallait rester prudent. Les brigades de bidasses, les bandits des franches compagnies recrutés à coup de cravache par Luccini feraient vite irruption dans les abords de la grande ville. Et leur seul mot d'ordre serait de semer désolation et les graines de la tête de pont luccinienne.
"Par toutes les cimes des Appucinis tu n'es pas sérieux enfin ?!"
Les mains sur les hanches, la génitrice fixait d'un air sévère Piero. Piero et ses élucubrations. Piero et ses idées farfelues d'enfant devenu adulte trop vite par la force des choses.
"Mais enfin maman. C'est ce que j'ai toujours rêvé ! L'aventure ! Voir le monde ! La liberté !"
-Pierino... Enfin tu ne peux pas partir sur les routes. Tu as treize ans ! J'ai négocié avec Agustini, il est aux cuisines du cousin du prince tu te rends compte ? Si il te prends comme commis tu n'aurais toujours du pain sur la table. Tes rêves te sont montés à la tête mon fils."
Elle vint lui caresser la joue, peinée.
"C'est comme ça que l'on doit survivre ? Accrochés aux fouilles des riches ? Je veux vivre pour moi. Pas pour un prince ou son cousin ou Agustini. Je veux vivre, pas survivre maman."
"Car tu imagines que la bohème c'est quoi enfin ? Je ne connais rien du monde au delà de ces remparts et toi non plus. Ici je peux te protéger. Je sais que tu vas bien, où tu te rends. Dehors le monde est grand. Dangereux. Et je ne peux pas supporter de te savoir à dormir dans des granges avec une bande de bandits.."
"Ce ne sont pas des bandits ! C'est ce que disent les gens qui ne supportent pas qu'on puisse vivre en dehors de leurs lois. Des lois des princes et de leurs cousins. Pour ces gens je ne suis qu'un bâtard. Dans la vie qu'on me propose je pourrais être n'importe qui."
Grave, elle lui leva le menton et le fixa, yeux dans les yeux. Comme si elle voulait lire ce qui se tramait derrière ses iris."Tu es et tu resteras toujours Piero Orsone. Mon fils. Tu peux être de l'autre côté du monde, devenir un roi. Tu seras mon fils. Je serais ta mère. Et c'est la seule chose qui doit nous importer. Sais d'où tu viens et tu ne seras jamais perdu. Myrmidia. Maintenant restes avec moi plutôt que de t'égarer je t'en supplie."
Le quatrième jour débutait par une aube flamboyante. Il avait tiré le dernier quart. Des paupières pochées, une humeur maussade. Mais aujourd'hui même, il serait à Trantio. Et c'était son unique préoccupation.
Il allait donner de l'avoine à son bourrin. Aujourd'hui était une fête. Celle du retour.
Il partirait ce soir. Avec eux. Ces soirées l'avaient peu à peu convaincu. Pourquoi vivre selon les règles de ceux d'en haut ? Les anciens vivaient en suivant une déesse-reine. Pas un despote qui pendait ses ennemis en évidence au milieu de la ville. Oui. Il avait déjà préparé ses quelques affaires. Et le ciel au dessus des collines trantines serait encore écarlate lorsqu'il deviendrait l'un des hommes de Fantini, de Pedro de Novosso et de Serena. Un homme libre.
Les Hommes de Gustavo mâchaient sans joie leur ration de bœuf salé. Les arbres se faisaient rare. La ville demandait son bois quotidien, la guerre en demandait encore plus. Des souches effilées pareilles à des pals rappelaient qu'autrefois s'étendaient ici des forêts. L'Homme pouvait marquer la face du monde, le Tiléen lui pouvait la défigurer. Les villages par ici étaient encore vivants. Mais l'agitation trahissait l'inquiétude des paysans. Tout abandonner pour rejoindre la ville et ses dangers ? Ou faire face à la vague luccinienne qui allait tout balayer ? Plus près de la ville que Volterno, les palais d'été et les résidences de l'Aristocratie trantine avaient été transformés en bases avancées pour les compagnies militaires. Un maigre sourire se dessina en imaginant des soudards aussi délicats que ceux du Capitaine Giuseppe de Darugia en train d'utiliser les salons décorés de statues de la noblesse pour cuver du vin à deux cuivrées.
Il y avait aussi un ruissellement. Celui des foules. Par des sentiers, des chemins de traverse, des routes secondaires puis des artères commerciales, les gens se rassemblaient. Ils n'étaient plus ce petit groupe de soldats et de marins au milieu d'un paysage lugubre, ils étaient entourés de dizaines, de centaines de gens. Ceux qui allaient se presser dans la cité du marbre. Alfonso n'hésitait pas à braquer son canon sur ceux qui s'approchaient trop près. Vieux réflexe d'un gardien de marchandises qui n'avait plus de marchandises à garder. Piero avait chargé Fernando sur son cheval qu'il tirait par la longe. Ainsi, c'était au milieu de paysans crasseux et d'ouvriers rentrant des carrières qu'il rentrerait à la maison. Soit, on avait connu pire. Et chaque pas le rapprochait, chaque battement de cœur était l'impulsion pour arriver à Trantio. Oui.
La foule entrait et quittait la ville par les différentes portes qui perçaient les phénoménales murailles. Mais la plus grande, la porte princière, était celle qui menait à la grande route qui faisait une ligne droite approximative du nord au sud de la péninsule tiléenne. Et ce soir, accompagnant des malfrats idéalistes, un bâtard prendrait le passage du prince. Un bâtard hésitant, en fugue, un choix que peut être il regretterait. Mais après tout il pourrait revenir de temps en temps, donner des nouvelles, avant de déguerpir pour ne pas être soumis aux lois qui l'accableraient bien vite de tous les maux du monde. Un pincement au cœur. Un regard. Vers les hauteurs de la ville, vers son bordel qui fut un foyer et bien plus davantage. Lorsqu'ils passèrent les portes, il regarda la ville, le seul monde qu'il n'avait jamais connu, de ses remparts à ses ruelles, de ses palais à ses taudis. Il quittait Trantio pour trouver l'aventure.
Les hommes poussèrent des hourras. Il redressa son chapeau. Au loin, à quelques dizaines de minutes tout au plus, cernée par les faubourgs, les champs et les colonies de tentes des soldats, se dressaient, impassibles face au temps et aux problèmes des hommes, les murailles de sa cité. Enfin. Il n'avait cessé d'attendre l'instant où l'Aventure le reconduisait chez lui. Trantio. Aujourd'hui, Piero rentrait à la maison. Ce qui pouvait advenir ensuite serait une autre vie. Aujourd'hui, un bâtard empruntait la porte des Princes.
"Nous y voilà."