Les tambours donnaient le rythme, les cœurs suivaient. Les guerrières tapèrent de leur lance le sol de pierre. Tout autour d'eux. Tout autour des esclaves.
Mais plus que les gestes, il y avait ses mots. Le jeune marin n'y comprenait pas tout mais elle parlait de combat. Du grand combat. De Sotek contre ses ennemis. Des Amazones contre les ennemis de Sotek. Les étrangers avaient débarqué de la Flak, néfastes, innombrables. En tuer un en faisait revenir dix autres, brûler un navire et cinq autres pointaient à l'horizon. Alors les mères immortelles saluaient les filles. Les filles des matriarches. Celles qui prendraient sur elle le fardeau. Défendre leur monde contre celui d'au delà de la Flak.
Ce qui suivait après n'avait que peu d'importance, il n'en saisissait de toute façon pas les détails. Mais deux guerrières silencieuses derrières leurs masques apportèrent un homme, le soulevant par les épaules comme une modeste poupée de chiffon. Il lui rappelait quelque chose malgré le passage du temps. Des cheveux clairsemés et gris que l'on n'avait pas entretenu depuis des mois, une barbe hirsute, des cernes violettes. La prédicatrice s'approcha, le fit relever et passa ses longs doigts sur son visage émacié. C'était Juan Velázquez oui ! Le premier des quatre larrons a être revenu au nouveau monde. Le capitaine de Tulio.
Les lances redoublèrent sur le sol. Tak ! Tak ! Tak ! L'homme eut comme un sourire, édenté. Il serait libre sous peu. La mère immortelle se munit d'une dague dans un cristal noir et luisant comme du verre de Miragliano avant de frapper. Suivant la mesure de ses coups répétés sur les os de son poitrail, les tambours et les lances assourdissaient tout. Les Amazones criaient, non, chantaient. Un sang épais coulait sur les haillons crasseux du malheureux. Avec ses longs doigts, la prêtresse enfonça le poing dans la plaie béante. Le regard de l'homme devint vitreux, de l'écume rougeâtre bouillonna de sa bouche tandis qu'elle retira un bout de viande sanguinolent. Elle brandit le cœur aux cieux, aux dieux et aux acclamations de ses consœurs.
Toujours aussi impassible, les deux guerrières trainèrent le cadavre encore chaud dans le temple. Autour de William, tout le monde restait prostré. La peur, la résignation, la soumission. Barbouillée de sang, en transe, la prêtresse fit approcher les trois jeunes Amazones. Elle reprit ses psaumes. On amena à nouveau trois hommes. L'un d'eux était blond, colossal. Ses bras et sa poitrine L'autre avait une carnation plus sombre, des cheveux d'un brun corbeau, d'épais poils sombres sur le torse. Le dernier avait une gueule de joli cœur, des tatouages de dés, de noms de jeunes filles et la marque des pirates. C'était Flint. Les trois malheureux furent mit en face des trois prétendantes.
Les invectives des autres Amazones confirmèrent les faits effroyables. Le passage serait une ordalie. La prêtresse cria tour à tour en pointant les sacrifices encore respirant : "Norsii ! Conkistadors ! Pirat !"
Les trois fléaux de leur monde. Et les élues devaient les vaincre. Tel en avait décidé Sotek et ses intermédiaires.
Les tambours, les lances. On en donna une à chacun, une à chacune. Trois duels. Sous le regard des dieux. L'une des Amazones descendit alors les marches du temple, en même temps que l'Estalien. Au signal de la prêtresse, la jeune femme s'élança sans se faire prier. Le pauvre bougre essaya de parer mais elle était bien plus rapide. Plus entrainée. Et elle vint lui érafler la joue. C'était un jeu. Un jeu cruel et à l'issue déjà annoncée. Il essaya de frapper mais elle dévia la lance. Elle le blessa encore. La cuisse. Il s'abaissa. Les Tiléens étaient amateurs de bien des choses sanglantes. Le calcio, les tournois, les élections... Mais aux cris des guerrières, c'était une passion partagée par la gent amazone. Il fallait faire durer le spectacle, faire durer le plaisir.
Après cette impitoyable démonstration, le conquistador s'écroula sur le sol, fixant péniblement les autres esclaves en face de lui. D'un coup de lance, la jeune fille l'acheva. Elle repartit, triomphante et adulée par ses pairs.
Sans attendre, le Norse descendit avec la seconde. Avec une lance et toute l'énergie de son désespoir pour faire face. Ils chargèrent en même temps. Les lances se croisèrent. Il avait de la force et une vie de pillage derrière lui. D'une manœuvre il se dégagea et manqua de peu de planter son javelot dans les chairs peintes de l'Amazone. Mais elle versa le premier sang. Un pectoral écorché.
Ils continuèrent leur joute pendant quelques secondes qui parurent des siècles. Exténué mais décidé, le fils des fjords réussit même à blesser son adversaire. Le sang se mêla à la glaise blanche. Mais ce coup d'éclat n'était qu'un moyen d'assurer un départ vers l'au-delà des guerriers au blond. La lance de l'initiée encore fichée au travers de son poitrail, il s'effondra au sol, sans même voir sa mort arriver.
Il ne restait donc que Nasha et Flint. Le mousse pouvait jurer que les deux l'avaient tour à tour regardé. Ils avaient balayé la foule avant de tourner leur visage l'un en face de l'autre. Sans gaieté de cœur, la corvée sanglante devait commencer. Rien de personnel, juste une femme qui aimait la jungle et ses sœurs face à un homme qui aimait la mer et ses frères. Il l'a scruta de haut en bas."-Je comprends que Monsieur Hecker ait choisi de succomber aux filles du coin. Il abaissa sa lance, en garde. Toujours un meilleur destin que la potence.
Deux corps se lancèrent l'un sur l'autre. Et William savait bien ce dont était capable la fille aux cheveux de nuage. Sous les tambours et les exclamations, l'ordalie continua. L'un des deux ne repartirait pas d'ici vivant. Et pourtant Flint ne résistait qu'à moitié. La soif de l'or avait dû laisser la même amertume dans sa bouche que celle qu'avait senti le mousse après avoir découvert la cynique vérité. Tombant à terre, se relevant couvert de tourbe, luisant de sueur et de sang. Un combat éprouvant. Sous le ciel sanglant du crépuscule, la lance de Nasha se dressa. Prête à infliger le coup de grâce.
Ce fut sans compter la détonation qui surpassa le boucan infernal des tambours et des chants. Toute l'assemblée posa le regard sur la blessure qui s'était formé sur le corps de Nasha sous le sein droit. La morsure d'une balle. Une autre détonation. Et ce fut une fusillade. Puis la cohue la plus totale. Une bande hétéroclite de pirates et de conquistadors venait de débouler, arquebuses et sabre au poing. Les esclaves s'étaient redressés comme un seul homme devant l'impossible. Certains en profitèrent pour détaler, d'autres pour se précipiter sur leurs geôlières dépassées par la situation. La bataille commença à faire rage mais privées de l'embuscade, les guerrières opposaient lances, casse-crânes et dagues de verre noir aux sabres, aux pistolets et à la poudre. Un carnage se déroulait tout autour du pauvre mousse. Ici une guerrière au masque de pierre balayait ses ennemis de sa lance, là des pirates de son propre équipage tiraient sur des Amazones, envoyant les femmes rouler pêle-mêle sur la mousse. Nasha s'était éclipsée en ne laissant que quelques tâches de sang à coté de Flint qui s'était assis sur les marches de pierre, sonné. Mais avant même de faire deux mètres dans quelque direction que ce soit, il vit se diriger vers lui une furie aux cheveux rouge. Mais elle n'était la fille d'aucun dieu. Ivanka, une ceinture bardée de pistolets, sabre en main, se planta devant William. "Bon sang... T'es en vie. L'autre toubib avait raison." Elle se retourna alors pour tirer à bout portant une bille de plomb dans le crâne d'une amazone qui fonçait lance en main sur eux. C'était celle-là même qui avait triomphé du Norse.'Bon je te fais pas le topo ça va chier fort par ici. Prends une arme. Et tâche de sauver ta peau."
Elle se dirigea pour porter assistance à Flint.
Le ciel avait prit une teinte écarlate. Les dieux de la jungle se gorgeraient de sang ce soir.