Dans certains lieux de réconfort, l'on dit que la fatigue rend les gens plus acariâtres, plus "soupe au lait". C'est certainement vrai pour Alekzan et ses compères, vu la tendance populaire à se prendre le col en fin de journée ou après quelques verres corsés, mais il faut bien comprendre une chose : au Kislev, ce n'est pas parce qu'un ours est mal léché qu'il faut le réprimander. Ainsi, voilà pourquoi tant de gens qui s'immiscent dans les discussions envenimées finissent le plus souvent par être ceux qui subissent le plus de sévices, ou même les seuls morts à déplorer. Même le culte de Sallyak, considéré comme le plus pacifiste des dogmes locaux, admet publiquement que "parfois l'on se fait plus de mal en gardant son calme qu'en laissant partir ses émotions". C'est pourquoi le lutteur se dirige directement vers les banyas à l’extrémité Ouest de la ville, pour justement relâcher les doutes passés et les laisser s'envoler vers d'autres cervelles plus étriquées.
Contrairement aux bains publics que l'on rencontre dans toutes les autres cités du Monde, les banyas d'Erengrad ne font partie d'aucune institution, et ne suivent aucune règle commune sinon celle de juxtaposer une salle presque brûlante et un bain froid. Ainsi, là où un étranger s'attendrait à croiser "quelques compagnes de mauvaise réputation" ou bien quelque "confrère de mauvaise fréquentation", il n'y en a point aux abords des cabanes de ce banya... À moins que cette absence ne soit due à la proximité avec la Maison Vedma. Il est vrai que les dames de pouvoir effraie ce genre de travailleurs, mais nul ne sait pourquoi.
L'avantage avec cette situation, c'est que les banyas sont à la fois proches de la Baie et du campement ungol, ce qui permet un fonctionnement quasi-permanent sans incendie ou effondrement (N.B : aucune personne sensée ne reste moins d'une heure au banya. Il faut laisser le temps aux esprits et à la vapeur pour qu'ils chassent les maux.) . Ainsi, Alekzan arrive assez facilement à trouver une place confortable et libre dans une des salles de sudation. Il peut par conséquent disposer comme il le souhaite : seul, sans aide, et sans porte ouverte. Les veniks sont entreposés dans une minuscule antichambre, en face des cases à vêtements et près d'une écoute, mais pas directement dessus afin de ne pas ramollir le bois ou moisir les feuilles de bouleau - c'est important pour le corps. Une fois déshabillé et armé d'un venik, il ne reste plus qu'à s'asseoir, et à disposer. Étant donné la température très élevée, la sudation arrive en quelques secondes ou minutes - selon l'épaisseur de votre cuir/peau - mais ce n'est que le début. Selon les us et coutumes, il faut sortir régulièrement de la salle chaude et se jeter dans un bain froid ou dans la neige, pour ensuite retourner dans la salle chaude pendant un temps plus long, et ainsi de suite. Selon le besoin ou l'envie, on peut ainsi alterner pendant des heures ce processus (par tranche de dix à trente minutes), en évitant bien sûr de rester immobile trop longtemps - il y a déjà eu des morts dans un banya, des gens qui se sont oubliés ou qui ont tellement chassé le mauvais sang qu'ils ont été retrouvés exsangues et rigides comme des planches - De fait, si l'on vous dit que le banya chasse les mauvais esprits, dites vous que c'est "presque" vrai...
Enfin, pour couronner cette alternance entre bains glacés et attentes bouillantes - Erengrad étant à peine au printemps, l'eau de la Lynsk est encore partiellement gelée -, il vient l'utilisation de branches de bouleau, de saule ou de fresne, qui servent à "accentuer le processus", et non à l'accélérer. Cette pratique secondaire, souvent effectuée à plusieurs, a pour but de "faire ressortir tout ce qui doit l'être", afin d'assainir le corps. Néanmoins, contrairement à la pratique débridée qu'est la flagellation, et même si Zangief devra tout faire tout seul pour cette fois, nul ne va jusqu'au sang dans ces contrées. Déjà, parce que c'est étrange aux yeux des locaux ; ensuite, parce que Ursun valorise la force, la vigueur et non la violence ; enfin, simplement parce que selon le lutteur :
- "Il faut être fou pour se saigner soi-même. Fou ou nekulturny."
Cependant, malgré toutes ces directives, à peine Alekzan commence-t-il à se battre doucement le dos que ...
Non, rien. Juste un frisson, une sorte de réflexe maladroit comme lorsque l'on frotte un os. Petit à petit, la peau se détend, les muscles se gonflent et se contractent au fur et à mesure que la sueur ruisselle - tantôt par petites perles sur le ventre, ou par longues colonnes sur le dos. A chaque bain, la chair se durcit un court instant, foudroyant les nerfs alentours, avant de se relâcher juste après. Après cela viennent les étirements du lutteur, afin d’exagérer la détente provoquée par la température. Malgré tous ces efforts, plusieurs nœuds semblent subsister au niveau du dos, comme s'il était accroché ou tiraillé vers le centre, là oû les côtes flottantes prennent racines. Les flexions, chocs ou volées de bois vert répétées n'y font rien : Il reste toujours un nœud inatteignable, comme par hasard. Agacé par cette irréductible épine, il tente une autre méthode : l'ignorer.
Tch, si ça marche avec les торговец, ça peut bien marcher avec ça. Tch...
Par conséquent, le prochain bain froid sera le dernier, mais il sera bien plus long que les autres. Une fois dans l'eau glacée, et une fois qu'Alekzan récupère un semblant de souffle régulier, il faut trouver de quoi s'occuper la tête. Et donc, il faut trouver quelque chose, une question ou une idée à décortiquer... Et des questions, il en avait, ça oui :
Combien de temps avait-il dormi ? Mama m'a dit huit jours et demi, mais - Tch-tch-tch.
Combien de jours avait-il traîné en forêt ? Si je compte la nuit au poste... Eh, ça devrait faire six jours. Tch...
Que ferait père Ours s'il se savait importuné ? Celle-là, il n'en avait aucune idée, et, sentant ses doigts et ses orteils se crisper, il décida de l'ignorer.
Comment ferait-il pour se rattraper ? Tch. Trouver quelque chose, sans doute. Aider aux Jardins, peut-être. Tch, j'irai demain, tiens.
Avait-il besoin de se faire pardonner ou non ? Vu la quantité de poisson ingurgitée - sans aucune viande sur le coté, pour ne pas gâcher - et la semaine qui s'était écoulée, il conclut qu'au mieux, il y avait eu sept jours entre son départ et son dernier repas sacré. Sept jours, c'était juste ce qu'il fallait selon Père Ours. Mais malgré tout cela, ... Voilà que ses orteils ne répondaient plus, et que ses mains commençaient à virer au pâle. Il était plus que temps de sortir.
Ni une ni deux, voilà qu'il se lève sans crier gare, et qu'il s'écroule en arrière une seconde plus tard. Il était vraiment temps de sortir. Un peu éberlué par les picotements acérés qui lui tenaient tous les membres, il dut se résoudre à la violence pour reprendre le contrôle de ses moyens - quelques claques par ci, quelques secousses par là. Selon lui, ces soucis ressemblaient trop à des crampes pour ne pas pouvoir y remédier de la même manière. Fort heureusement, il n'avait aucun sous-vêtement, donc cette malencontreuse chute dans la neige mêlée de glaise n'eut aucun effet gênant une fois sec.
A peine rhabillé, il dut à nouveau se presser, car la nuit tendait déjà son long manteau sur le ciel. Une demi-heure plus tard, il cherchait un indice sur les Quais Nord, oscillant entre les devantures d'auberges et les tripots bondés d'habitués. C'est à quelques mètres du << Dernier de Cordée >> qu'il capta un signe au loin, un petit homme fluet qu'il avait déjà vu la nuit passée.
- "Viens, j'vais t'montrer où tu t'mettra. Suis-moi."