Prestenent n'avait jamais douté qu'il serait un bon et preux chevalier. Durant toute son enfance, il avait senti bouillir en lui une incommensurable détermination. Quelque chose de fixé au fond de son esprit lui avait toujours donné la certitude qu'il saurait ne jamais faillir et que jamais il ne se détournerait de son devoir. Cela n'était tout simplement pas possible à ses yeux. Si son cerveau était vif comme un escargot, il en avait toutefois la carapace solide, partie dure du mollusque, la résolution qui avait été un phare dans les ténèbres du Moussillon : la certitude qu'il ferait toujours le bien.
Il avait donc fallu attendre ce jour, ou plutôt cette nuit, funeste, humide, désagréable, pour qu'il envisage enfin la faiblesse de son esprit. Une leçon d'humilité qu'il ne se serait jamais attendu à recevoir, et qu'en toute honnêteté il eut été mieux qu'il ne reçoive jamais, autant dans son intérêt que dans celui de sa mission ou de tout son entourage.
Prestenent n'avait simplement aucune idée de quelle était la "bonne" chose à faire. Vers qui ou vers quoi diriger son glaive ? Qui sauver ? Il n'y avait rien à faire. Il ne voulait pas attendre, mais il ne savait vraiment pas quoi faire d'autre. Il savait qu'il commettait une erreur et cela l'enrageait, contre lui même.
C'était la première fois de sa vie que Prestenent enrageait contre lui même.
Alors il saisit sa chance, ou plutôt une chance qui passait par là. Une voix dans la cabane. Il décida de se focaliser là dessus parce qu'il ne voyait pas quoi faire d'autre. Aussi, avec l'empressement qu'imposait la situation, mais qu'imposait surtout son désespoir d'agir, il s'appuya sur le vieux sage, l'homme de la mer qui devait savoir tout ce qui se tramait et quels ennemis ils combattaient, qui devait pouvoir lui donner au moins un indice sur comment les vaincre, comment régler la situation.
Vers quoi diriger son glaive et qui sauver en somme.
En un sens, ce fut la solution du problème d'une manière inattendue, et affreusement négative. On abattait à coup de maillet des barrages affaiblis qui empêchaient son sens de la chevalerie de s'écrouler et un flot de colère noire de corrompre son esprit si pur et bête.
Car on ne lui répondit pas. Non. Avec une condescendance que le chevalier n'eut jamais soupçonné, Gustave ne répondit absolument pas à la question et se contenta de sermonner Prestenent. pas d'aide, pas d'indications à la place on lui replongeait la tête dans l'eau. Cela enragea d'autant plus Prestenent, mais le soulagea. Car sa colère n'était plus dirigée contre lui même mais à l'encontre du vieil homme.
En serrant les dents, Prestenent s'apprêtait à répéter sa question sur un ton plus ferme. Qu'est-ce qui empêchait cet imbécile de lui expliquer rapidement la situation ? De lui dire de quels ennemis il s'agissait ? Qu'est-ce qui l'en empêchait ? Les gens de Bordeleau préféraient-ils mourir que partager la moindre once de leur savoir avec lui ?
Mais le soufflet mit un terme au cheminement de pensée de Prestenent. Il n'avait pas reconnu le mouvement tant il était inhabituel pour lui. Il ne comprit pas immédiatement ce dont il s'agissait et ce qui venait de se passer. Jamais on avait osé le gifler. Même ses propres parents n'avaient jamais osé ne serait-ce qu'esquisser un tel geste en sa présence. Prestenent en fut plus désemparé qu'irrité. Il ne parvenait pas à s'imaginer qu'un vieillard alcoolique en guenilles à la démarche de grenouillère venait de s'en prendre physiquement à un noble chevalier venu le protéger. Un sac suintant puant gavé de poiscaille défraichie et de vinasse malodorante baragouinant dans une langue de macaque des odes à une brassée d'eau de mer sacrée se donnait le droit de mépriser un chevalier bretonnien, à la fois petit fils et arrière petit neveu du marquis d'Affreloi, au point de refuser de répondre à ses questions et de lever la main sur lui ?
Pour un peu, Prestenent ne se serait pas contenté de serrer son poing ganté comme il le fit, mais aurait bien plutôt cogné ce vilain personnage. Par "pour un peu" on entend, si le temps pendant lequel son esprit était resté désemparé n'avait pas permis à Gustave de prendre le large, assez littéralement, en vaquant à une occupation sans doute bien plus importante que les états d'âme du jeune chevalier. Il partait vers l'eau, il partait sur l'eau, toujours absorbé dans quelque rituel magique ou divin ou les deux. Il marchait sur l'eau, oui. Un miracle ? peut-être bien. En tout cas cela fit réaliser à Prestenent que le moment était de toute manière mal choisi pour régler ses comptes, mais il nota fermement dans un coin de son esprit que si une meilleure occasion se présentait il ferait très chèrement payer à cet hurluberlu ce qu'il venait de subir. Pour la première fois, son esprit laissait se planter en lui une écharde acérée : un désir brulant de vengeance. Malheureusement, ce ne devait pas être tout.
Prestenent hésitait jusque là, son esprit était trop faible par rapport au flot qui l'avait emporté et il ne nageait pas, il coulait. Il s'était laissé entrainer dans cette histoire en ne le voulant pas mais en ne l'évitant pas non plus. Il avait longtemps voulu avancer pour voir s'il finirait par comprendre ce qu'on attendait de lui et pourquoi la Dame du Lac avait voulu qu'il se trouvasse mêlé à cette obscure affaire. Maintenant, c'en était fini. Dès l'instant où Gustave avait méprisé une question pourtant simple, élémentaire et vitale, Prestenent avait compris qu'il ne voulait plus que ce genre de chose se reproduise.
Qu'on le méprise, qu'on ne lui fasse pas confiance, qu'on refuse de lui expliquer quoi que ce soit, qu'on ne lui donne pas le minimum d'informations nécessaires pour prendre une décision; soit. Seulement, dans ce cas, qu'on se dispense de ses services. Ayant une mission à accomplir pour le baron Evrard, Prestenent résolut à contrecœur de terminer ce qu'il avait commencé cette nuit, mais prit la décision cette fois que dès cette nuit passée il déclarerait à Gustave à Evrard et aux marcus tous autant qu'ils sont que s'ils ne veulent véritablement pas que Prestenent d'Affreloi puisse les aider alors autant que Prestenent d'Affreloi ne les aide pas. Oui. Il était fixé cette fois. Il cesserait de se laisser emporter, il nagerait jusqu'à la rive, là où il a pied et repartirait vers SA destinée, une destinée qui le concerne lui, au moins un peu. Ici il ne suivait pas sa destinée, il n'était pas à sa place, personne ne voulait de lui, personne ne l'aiderait ni ne voudrait être aidé par lui, il n'avait rien à faire ici.
"J'eus mieux fait de faire route pour le nord vers Lyonesse. Fichtre bigre diantre de purée de ténia !" murmura-t-il entre ses dents en se détournant de Gustave pour aller vers la cabane. Au moins le vieil homme lui avait laissé un vague indice.
"Pas de famille." Cela serait compréhensible s'il n'avait pas ajouté :
"Pas d'poisson, pas d'femme, pas d'vent qui vaille" Pour prestenent, cela changeait toute l'indication en une formule étrange qui ne voulait plus rien dire et n'aidait en rien. C'était énervant. mais à tout hasard, Prestenent partit du principe que ce qui se passait dans cette cabane était louche et que la voix qui appelait "maman" mentait. Aussi il entra bouclier en avant et épée prête, scruta avec rigueur et prudence, ne vit strictement rien. Il faisait trop sombre par ici.
Aussi le mouvement le prit par surprise, mais le bouclier levé, ce qui fut insuffisant. Quelque chose, ou quelqu'un... non, quelque chose qui ressemblait presque à un quelqu'un... lui avait sauté dessus.
Prestenent ne comptait plus les chutes qu'il avait dû endurer au cours de cette aventure. Toujours, fidèle à son rôle, le sol mettait un point d'honneur à être humide là où le chevalier Moussillonnais se laissait choir. Pour cette fois cependant, il n'y avait pas une seconde à perdre pour se plaindre ou se lamenter. Prestenent scruta les ténèbres et y découvrit une lueur. Rien de naturel. une chose qui visiblement ressemblait vaguement à une jeune fille, mais qui n'était pas faite de chair et d'os, qui était faite d'autre chose de translucide et de brillant. Quand une collerette s'éleva autour de sa réplique de visage, Prestenent sentit une révulsion poignante lui vriller les tripes. La réponse qui s'ensuivit était mécanique, un réflexe pur face à l'abomination et l'impie. Prestenent lança son épée en avant, tout en songeant pour lui même :
"
Maudit soit ce maroufle de Gustave qui ne m'a pas prévenu de la nature de cette créature !"
Il ne savait ni ce que c'était, ni si il pouvait le vaincre, mais la question pour l'instant était de savoir si son épée pourrait au moins faire souffrir cette bête répugnante. Une joie cruelle l'envahit quand il vit que son coup avait fait mouche et que la chose hurlait de douleur, mais il déchanta très vite. Prestenent se languissait d'une occasion de faire parler sa haine et sa colère, mais quelque chose dans la nature de cet adversaire empoisonnait le plaisir de son combat. Nulle trace de sang ne venait parer sa lame ou resplendir dans l'éclat de la nuit. Non. Il n'y avait que le métal de la lame et le corps translucide qui brillait et qui bougeait... qui bougeait très vite d'ailleurs.
Prestenent fut de nouveau poussé en arrière, le visage dans l'eau, entrainé par la sirène. Le chevalier se libéra de l'emprise avec virulence et s'empressa de reprendre sa respiration. Ainsi, cette créature voulait le noyer. Mais pourquoi alors Gustave avait-il choisi d'aller sur l'eau affronter ces choses ? pourquoi ne pas les attendre sur la rive ? baste. Prestenent devait se concentrer sur un seul objectif : tuer cette chose. Il sentait que, progressivement, sa colère se diluait, mélangée à sa ferveur, son enthousiasme, et toute une foule de sentiments très innocents mais très violents qui ne lui avaient plus rendu visite depuis longtemps. Combattre avait toujours eu cette faculté à rendre Prestenent meilleur. il ne ressentait plus la douleur, la rage ou la haine, uniquement sa détermination. Elle lui avait tellement manqué.
En face, la créature mutait sous ses yeux. Ni forme ni couleur n'était constante chez cette chose. Prestenent ignorait ce qu'elle essayait de faire, mais il présageait quelque chose de redoutable. Il ignora l'apparence de la jeune fille pour ne songer qu'aux armes avec lesquelles elle risquait de l'attaquer. Il leva son bouclier, mais c'était inutile face à ces flagelles. Un coup le manqua trop largement pour même toucher son bouclier, l'autre le toucha trop bien pour que le bouclier puisse servir à quelque chose.
Le coup avait été dévastateur, et incompréhensible. Prestenent réalisa en un éclair que la situation était critique. Il devait tuer cette jouvencelle aussi vite que possible, lui transpercer le crâne et le cerveau, faire cesser tout mouvement de son corps, mais impossible de la toucher, et bientôt il se vit être saisi et emporté vers les flots, ne pouvant qu'essayer vainement de se débattre en fustigeant mentalement Gustave qui l'aura laissé se faire prendre par surprise.
"Ce méprisable arsouille irrespectueux aurait sans aucun doute très bien pu me dire le point faible de la créature, bigre de sacrebleu ! Que vais-je faire moi !"
Tout en se débattant, Prestenent se força à réfléchir à toute vitesse, une chose à laquelle il n'était pas habitué. Il ne savait rien de cette créature, il ne connaissait pas la limite de ses pouvoirs, ni ses points faibles, ni quoi que ce soit d'utile que Gustave aurait pu lui indiquer au lieu de le gifler. Prestenent supposa simplement deux choses : cette créature devait avoir un minimum d'intellect accompagné d'une certaine arrogance, au vu de son besoin incompréhensible de parler tout en essayant de le tuer. Deuxièmement, c'était une créature aquatique. Peut-être que s'il arrivait à attirer la chose loin des flots, il pourrait l'affaiblir, mais c'était fort risqué. La créature avait déjà démontré son agilité, et même si Prestenent parvenait à se libérer de son emprise, il doutait de pouvoir se trainer jusqu'à la rive sans être rattrapé. Hélas, il fallait bien essayer, et pour parvenir à se libérer, il fallait tout tenter.