– Albert Camus, poète Bretonnien
Braggit était certainement mort aujourd’hui.
Il y a treize jours, eul’ grand’chef d’la tribu des Rôdeurs des Branches était tombé dans une sordide embuscade tendue par les maigrichons de la forêt de la Lolorne. Une méthode guerrière lâche, sournoise, sans aucun honneur, comme les gobelins les répugnaient ; surtout quand c’étaient leurs adversaires qui agissaient ainsi… Il y avait eu des cris, des jets de flèche de part et d’autre, et des espèces d’arbres qui bougent qui se ruèrent sur les formations de gobbos pour les faire voler en l’air avec leurs gros poings d’if et de chêne. Depuis sa naissance, Scragga avait rodé sur des branches, selon l’usage éponyme de son clan, mais que faire quand les terribles adversaires qu’on affronte utilisent les branches comme une arme terrifiante ?
Ce n’était certainement pas la première raclée qui avait été infligée aux Rôdeurs des Branches. Personne ne gagne constamment. Y a un peu de défaites, un peu de raids qui se passent mal, des escarmouches qui tournent au vinaigre — l’important c’est de toujours savoir quand s’enfuir pour revenir mieux se battre le lendemain. C’est ça, la vie de Gobo. Pas se laisser abattre, au sens propre plutôt qu’au figuré.
Mais Braggit, c’était un grand sournois. C’était le vrai maître de la tribu. Personne n'osait s’en prendre à lui, personne ne l’aurait poignardé ; pas par amour ou loyoté, mais plutôt parce que tout le monde craignait d’être égorgé la seconde avant d’appliquer son plan. C’était l’chef. On pouvait encore avoir l’espoir qu’il revienne, comme les gobos étaient revenus au compte-goutte ces derniers jours. Mais treize… ça fait longtemps. Et il y a personne pour dire l’avoir vu une dernière fois. Les témoignages se contredisent. Rien n’est corroboré.
Braggit était certainement mort aujourd’hui.
Et pour piquer sa place, ça allait suriner putain de sévère.
Hiver de l’an 2529,
Sud des collines brumeuses.
L’Ambuskeur est fier de ses cachettes ; c’est Braggit qui lui a donné l’astuce. Il était malin, le Braggit. Peut-être trop pour son bien, d’ailleurs. Celle-ci se trouve à une bonne demi-journée de marche du camp actuel de sa tribu — actuel, parce que les Gobos des forêts sont pas sédentaires. Ils vont là où vont les Araignées, là où le Chamane pense qu’on les guide, là où les éclaireurs repèrent un bon coin à aller rapiner… Rester trop longtemps à un seul endroit, c’est risquer de se faire tuer. Mais partir trop souvent, c’est pas laisser aux spores le temps d’éclore, c’est cracher sur de nouveaux Gobos qui iraient renforcer la tribu. Savoir quand et où partir, c’est une décision à réfléchir, fort sensible, pour ça qu’il faut eul’ grand’chef pour la prendre. Sans l’grand chef, c’est la porte ouverte aux opinions de chacun. C’est les poignards dans le dos, ou pire, les traîtres qui partent avec les copains.
C’est dur de réfléchir dans ces cas-là. Depuis que Braggit est porté disparu, Scragga l’a senti : tous ses congénères se mettent à regarder par-dessus leurs épaules. Untel chuchote à Truc, Truc chuchote ensuite dans le dos à Untel pour atteindre l’oreille de Machin… Scragga le savait, alors même qu’il n’avait jamais connu une seule révolte ou changement de pouvoir de son existence. Comme si c’était inscrit dans sa peau verte, un réflexe pavlovien, la traîtrise un atavisme transmis de génération en génération à toute sa race maudite.
Au moins dans la cachette il pouvait réfléchir. Encore que ça allait faire parler, ça, sa soudaine absence. On le pointait du doigt, il était le coupable idéal, c’était lui qui avait provoqué la disparition du chef, qui avait fait capoter la chasse aux maigrichons. Pourquoi le Chamane avait choisi de le défendre ? Est-ce que c’était par honnêteté, ou pour forcer Scragga à lui être redevable ? C’était pas le Gobo le plus moisi de la tribu. Mais il était dans la position franchement pas sympathique d’être trop grand pour se fondre dans la masse, et trop petit pour être intouchable. La victime idéale. Oui, dans la cachette, au moins, il était en sécurité. Personne ne la connaissait cette cachette. Il avait vérifié les pièges installés sur le chemin, les petites branches laissées derrière pour qu’un pas imprudent les casses, révélant ainsi sa tentative de s'approcher trop près… On embusque pas un ambuskeur.
Réfléchir, donc. Seul. À quoi qu’il allait bien pouvoir foutre maintenant.
Le chamane pourrait prendre le contrôle de la tribu. Mais c’était pas certain. Assik l’Folaillon était peut-être un bon chamane, mais il n’était pas bon en quoi que ce soit d’autre. Il lui arrivait de s’endormir sans raison, de convulser au sol, d’être traversé de visions de la grande Régné qu’il avait du mal à interpréter lui-même… Il avait permis à Scragga d’obtenir un sursis, mais même lui n’était pas irremplaçable. Des chamanes ça se trouve dans la forêt. Il avait de jeunes novices autour de lui, qui pouvaient se sentir assez forts pour lui piquer sa place. C’était peut-être dans l’intérêt d'Assik lui-même de laisser un chef surgir.
Mais qui ? Qui ? Braggit avait toujours favorisé Scragga, lui avait offert des cachettes, avait répété qu’il était le meilleur, son remplaçant parfait… Mais si Braggit avait dit la même chose à d’autres Gobos ? S’il s’était amusé à sournoisement faire les mêmes cadeaux à tous les autres ?
Kazgi l’Snaïpeur c’est sans doute le pire. Du sommet de son araignée géante, il est en charge des archers de la tribu — le second couteau préféré de Braggit, trop indépendant, trop sûr de lui-même, il était toujours en tête pour lécher les fesses vertes du chef dès qu’il le pouvait. Mais c’était aussi toujours le premier à détaler, profitant de son rôle de tirailleur pour jamais rester en avant lorsqu’un combat tournait au vinaigre. « J’suis barré pour mieux viser ! » qu’il répétait quand on le rouspétait après coup. Était-il aujourd’hui assez courageux pour devenir l’chef ? Difficile à dire.
Ozag Mange-Champis allait devoir lui aussi être surveillé. Lui et sa petite bande avaient rejoint Braggit il y a deux ans seulement, et il avait eu du mal à s’intégrer aux Rôdeurs des Branches au début. Trop fonceur. Il aime trop le vieux fer rouillé piqué aux zoms et pas assez les armes d’os qu’utilisent les Gobos d’la forêt. Un petit qui critiquait Braggit tout le temps, mais qui était, il fallait l’admettre, plutôt bon pour attaquer. Braggit le mettait toujours en première ligne, peut-être en espérant qu’il soit tué rapidement au front… Mais ce sale petit merdeux a survécu. Il n’est pas populaire dans la tribu, mais sa bonne vingtaine de Gobos survivants de son ancienne bande lui sont plutôt fidèles. Peut-être Scragga pouvait lui offrir une alliance… À moins qu’il n’ait déjà offert l’aide de ses surineurs à Kazgi…
Zosad Susse-Boules, comme d’habitude, s’était placé en retrait. En tant que petit protégé de Braggit, il avait certainement pris goût à ne jamais se mettre en avant, pour jeter toutes ses forces dès qu’il sentait qu’un gagnant allait émerger. Il attendait probablement de voir quel crétin allait avoir le plus de copain, pour immédiatement offrir ses forces et se faire passer pour le faiseur de chef. Malin de sa part. C’était sûr qu’il ne voulait pas être chef lui, pire encore que le Snaïpeur. Mais pour obtenir son amitié, il allait certainement réclamer de gros cadeaux…
Le quatrième et dernier lieutenant, c’était Scragga lui-même. Le faiseur d’embuscades. Le pisteur de bêtes. Le Gobo en charge des éclaireurs. Un rôle important, oui, mais comme tous les autres, il n’était pas irremplaçable. Il avait lui-même des petits capos qu’il devait diriger, mais ces capos étaient devenus bien silencieux lorsque Kazgi, Ozag et tous leurs gobos se sont mis à le pointer du doigt pour qu’il soit buté. Pas un seul ne l’a défendu. Pas sympa. Pas sympa du tout.
Sbrat l’Fut-fut, Skarny Tronche-de-Snotling, et Wololo. C’étaient eux ses trois petits sous-chefs, ceux qui devaient normalement lui obéir, transmettre ses ordres. Ils tenaient chacun une bonne douzaine de gobos près d’eux. Leurs petites troupes. Il fallait que Scragga aille s’assurer de leur loyoté. Ou bien, les tuer et les remplacer…
Ou alors il pouvait partir. Aller chercher l’aide d’un des deux autres chefs de la Confédération d’la Loyoté. Il connaissait les routes de la forêt par cœur, c’était un bon pisteur, les atteindre ne serait pas difficile. Trahir les Rôdeurs des Branches, devenir un transfuge (D’accord, le mot était peut-être trop compliqué pour lui…). C’était une décision comme une autre pour survivre, après tout.
En tout cas, il ne pouvait pas rester dans sa cachette éternellement. Il avait temporisé. S’était assuré une nuit de plus où il ne serait pas étouffé dans son sommeil. Mais chaque jour d’absence, hors de son camp, c’était un jour où les sales autres petits cons pouvaient lui piquer sa place. Et l’un d’eux pouvait se proclamer eul’ grand chef.