Comme Tsvetkova avait pu le redouter, les trois semaines passées dans l'oblast en compagnie d'Elena Dazhiavitch Ipatiev furent tout particulièrement éprouvantes. Les premiers jours, la température était légèrement remontée, mais cela n'avait en rien signifié un une amélioration de leurs conditions de voyage : la neige s'était mise à tomber de manière ininterrompue, tant et si bien qu'au quatrième jour, les deux femmes devaient évoluer dans un paysage supportant un tapis blanc haut de plus d'un mètre. Elena déblayait un sentier grâce à sa magie, la neige s'écartant devant ses pas pour offrir un tracé large d'un petit mètre. Marchant dans ses pas, Tsvetkova pouvait progresser facilement, mais désormais le paysage qui défilait devant ses yeux n'était observable que par-dessus deux murets blancs qui s'étendaient à l'infini.
La répétitivité du paysage, qu'elle avait déjà subi péniblement au début de son voyage, s'accentua davantage encore à mesure que les jours passaient. L'infinie monotonie de l'oblast avait de quoi faire perdre la raison même aux individus les plus endurcis, donnant l'impression que chaque journée n'était qu'une vaine marche vers nulle part, que toutes les directions étaient les mêmes, qu'aucune destination ne pouvait être atteinte. Seule Elena permettait de se raccrocher à la raison : jamais elle n'hésitait, jamais elle ne doutait, progressant d'un pas sûr vers sa direction.
Les incidents ne manquèrent pas pendant ce voyage, et comme de coutume, Elena n'assista pas une seule fois son apprentie pour se défaire de toutes sortes de situations périlleuses : que ce soit pour l'aider à progresser dans la tempête ou pour se défendre d'une meute de loups affamés ayant suivi leur odeur à travers l'oblast. Le pire fut certainement cette terrible nuit, alors qu'Elena et elle s'étaient installées près d'un lac gelé, dont elles avaient percé la surface pour pouvoir pêcher. Satisfaites de leurs prises, elles avaient copieusement mangé avant de s'endormir non loin du lac, Elena ayant rassuré son apprentie sur l'absence de vodyanoï par ici. Ce qu'elle avait oublié de préciser, c'est qu'au fond du lac reposaient des dizaines d'amibes, qui avaient rampé jusqu'à la surface, attirées par la chaleur. Tsvetkova s'était faite réveiller en sursaut alors que l'un des tentacules gélatineux de l'une de ses choses s'était enroulé autour de son mollet, la brûlant atrocement à travers ses vêtements. Heureusement, elle eut le réflexe de se saisir d'une bûche enflammée dans le feu de camp pour faire reculer les amibes, qui décampèrent en direction du trou dans la glace, que Tsvetkova reboucha aussitôt à l'aide de sa magie. A peu de choses près, elle avait bien failli cette nuit-là se faire dévorer par ces abominations gélatineuses. Elena, à quelques mètres de là, était restée profondément endormie en tailleur, dans sa transe nocturne habituelle.
Pourtant, au milieu de ce calvaire sans fin, se trouvaient des îlots d'apaisement. Quand chaque minute n'est que difficulté et souffrance, la distraction même la plus basique du monde suffit à retrouver le sourire. Ainsi y eut-il des moments de calme dans la tempête, des instants où Elena faisait preuve d'humanité et partageait connaissances et pouvoirs avec son apprentie. Elle ne parlait que très peu d'elle-même, de son passé ou de sa vie, mais devenait instantanément passionnée lorsqu'il fallait parler de leur art commun. La sorcière vivait par la magie, pour la magie, et rien ne l'intéressait davantage que d'en discuter, de transmettre ses connaissances, et de montrer à Tsvetkova comment utiliser la dangereuse énergie de la Veuve vénérable pour accomplir toutes sortes de miracles. Lui rappelant l'épisode du troll, elle lui apprit comment créer un mur de glace comme celui qui lui avait permis de diviser les trois individus en deux groupes. Armée de ce sortilège, elle aurait pu non seulement gagner du temps sur son poursuivant, mais aussi, si elle apprenait ultérieurement à déformer la glace selon sa volonté, à créer un mur en forme d'arc pour se réfugier dessous et se protéger d'une éventuelle chute de grêlons géants.
Malheureusement, Elena ne se contentait jamais d'apprendre des sorts à Tsvetkova : arguant qu'il était important de s’entraîner à les utiliser dans les situations les plus difficiles pour éviter que la pression et la peur ne l'amènent à créer d'autres catastrophes, elle testa son apprentie jusqu'à l'épuisement. Pendant son voyage, la jeune femme dut créer des kilomètres de murailles, et faire pleuvoir des milliers d'épieux de glace sur des arbres morts. Et si elle avait le malheur d'échouer, de laisser l'énergie de la Veuve dévaster à nouveau son corps, l'empêchant de mener à bien les épreuves de sa tutrice, cette dernière redevenait aussi froide que son pays. Elle n'adressait alors plus le moindre mot à son apprentie, se refusant à lui apprendre quoi que ce soit. L'échec n'était pas une option avec Elena, et pour regagner ses faveurs, il fallait travailler plus dur encore : malgré la douleur, lancer encore et encore de nouveaux sorts pendant la nuit s'il le fallait. Mieux valait procéder ainsi, car Elena gérait très mal la déception : le huitième jour, elle n'imposa pas seulement à son apprentie de se dévêtir à nouveau pour progresser dans une météo qu'elle avait elle-même probablement aggravé par magie : non, elle enferma son kozhukhi et sa veste dans un permafrost totalement indestructible, faisant disparaître tout espoir de les récupérer. Sa logique était implacable : désormais et pour les deux semaines à venir, seul son art mettrait Tsvetkova à l'abri du froid. Si la fatigue l'empêchait de prolonger une seule fois son sortilège de manteau de la Veuve Vénérable, elle ne pourrait compter sur aucun subterfuge pour se protéger de l'hiver.
La magie, ou la mort.
C'est donc avec un bras toujours immobilisé, uniquement vêtue de sa chemise, son pantalon troué et ses bottes, qu'elle avait traversé l'oblast pendant les deux semaines qui avaient suivi. Au sujet de son épaule blessée, Elena avait été attentive jour après jour à l'évolution de son état, s'assurant qu'elle cicatrise correctement. Répondant à la curiosité de son apprentie, elle daigna lui apprendre quelques notions de traumatologie, lui montrant comment gérer les blessures les plus fréquentes lors de longs voyages dans l'oblast. Néanmoins, Elena n'était pas aussi bonne professeur dans ce domaine que pour l'étude de la magie : s'il était évident qu'elle disposait de solides connaissances en la matière, elle ne montrait que peu de pédagogie pour les transmettre, trahissant son ennui à parler de sujets aussi triviaux.
Après seize jours de voyage, le paysage se mit enfin à changer devant elles. Les arbres se firent de plus en plus nombreux, jusqu'à ce que peu à peu ce soit une forêt de conifères qui entourent les deux jeunes femmes : à pertes de vue alors apparaissaient des pins, des sapins, des épicéas et des mélèzes. Quelques rares animaux vinrent eux aussi apporter un peu de vie au paysage : ainsi parfois l'on pouvait voir un grand lièvre blanc plonger dans la neige à leur approche, lorsque ce n'étaient pas des caribous ou des élans qui cherchaient sous la neige quelques buissons et lichens à dévorer.
Après les arbres, ce furent les collines déchiquetées des monts Czegniks qui se mirent à apparaître ça et là, rendant la marche plus difficile à travers un relief qui montait et descendait périodiquement.
Puis enfin, après vingt jours de voyage et comme par miracle, apparut de bon matin une route devant elles. Elle n'avait pas été déblayée récemment et présentait une hauteur de neige d'une cinquantaine de centimètres, ce qui était néanmoins inférieur d'une vingtaine de centimètres à celle présent dans les chemins qu'elles avaient pris à travers la forêt. Malgré son manque d'entretien pendant la raspotitsa, c'était bien un axe de circulation pensé pour véhicules et chevaux, un chemin large de deux petits mètres qui traversait la forêt du nord-est au sud-ouest, sans qu'aucun arbre ne vienne se dresser sur son tracé, et offrant ainsi une bonne visibilité sur le lointain. Même si bien entendu, voir loin pouvait aussi signifier être vu de loin.
- Zvenilev se trouve à une demi-journée de marche vers le nord-est. Tu vas t'y rendre seule : j'ai un ami à qui j'aimerais rendre visite dans les profondeurs de la forêt, et tu ne serais pas la bienvenue. Non pas que tu le seras à Zvenilev, note bien. On se retrouve là-bas demain : tâche d'empêcher mes sœurs de te tuer à cause de ta nature d'ici là.
Sans attendre de réponse, elle quitta la route par le nord, marchant d'un pas assuré vers sa destination. Elle s'arrêta néanmoins quelques secondes lorsqu'elle fut à deux mètres de son apprentie, lâchant d'une voix calme et sans se retourner :
- Tu es forte, Tsvetkova. J'ai confiance en toi.
Et sur ces derniers mots, elle disparut dans la forêt, abandonnant son apprentie derrière elle.
Par-delà les épines des arbres, le soleil brillait dans un ciel sans nuages, quand bien même ses rayons ne permettaient pas de réchauffer quoi que ce soit dans l'hiver glacial. Sur la route enneigée, la jeune métisse se retrouvait pour la première fois toute seule.