La fin du chemin.
Ça fait un moment que j'écris ça dans ce carnet. Que le bout du voyage approche, que la conclusion est à portée. Notre destination, celle de ma dernière demeure, a même un nom désormais : Zoïshenk.
Ça a été long. Trop long.
C'est étrange. Je me sens étrange.
Je ne peux pas m'empêcher de penser : et après ?
Je n'ai jamais vraiment réfléchi à la suite. Évasivement, avec Lucrétia, nous élaborions quelques fantasmes de futurs dans lesquels nous conquerrions quelques terres, posséderions des milliers de serviteurs et tout autant de châteaux qui ne nous serviraient à rien sinon à vivre dans une surenchère de luxe.
J'étais heureuse à Erengrad. Amoureuse. Et en paix avec moi-même, sans doutes pour la première fois de ma vie. Je savais qui était Dokhara de Soya, je comprenais ma place, mes envies, mes désirs, et mes actes étaient en accord avec mon âme et mon cœur. Je me sens niaise à écrire cela. Mais je crois avoir touché le bonheur du bout des doigts.
C'est ce périple vers ma mort qui m'a changée. En deux mois, j'ai tant appris. Loin de tout ce qui me retenait, serviteurs comme domaine, luxe comme obligations. Détachée de tout ce qui tirait mes ficelles, j'ai été libre d'apprendre. Lorsqu'on souffre de la fatigue, de la culpabilité, de l'appréhension du danger, de la mort de tout ce que l'on touche, de l'échec de notre vie toute entière, c'est plus facile d'accepter sa fin à venir. Mais notre périple a été trop long. J'ai eu le temps de panser mes blessures. De trouver la sérénité. Grace à Lucrétia. Quel paradoxe que de retrouver gout à la vie sur le chemin me menant à ma mort.
Car c'est bien de cela qu'il s'agit. Ma mort.
Je ne vais pas juste "changer". Je ne m'apprête pas à enfiler de nouveaux habits, essayer une nouvelle coupe de cheveux, ou déménager d'un domaine à l'autre. Je ne vais pas juste enfiler un nouveau visage comme je n'ai cessé de faire lorsque j'alternais entre vie de noble et de cambrioleuse.
Je vais mourir, et la magie noire va traverser tout mon corps pour le faire revivre. Mais ce qui renaîtra, ce ne sera plus "moi".
Combien de fois ai-je posé cette question à Lucrétia ? Au moins une fois par jour. Et pas une seule fois sa réponse n'a éclairci ma compréhension. Ou plutôt, pas une seule fois ai-je eu la réponse que j'aurais voulu entendre, alors l'ai-je ignorée.
Je sais qu'elle était encore toujours plus ou moins "elle" à son réveil, mais dotée de nouveaux sens, de nouvelles capacités, et d'un nouvel univers tourbillonnant de possibilités qui s'offrait devant elle. Mais elle a toujours insisté sur le fait que cette fille là a vite disparu. Aujourd'hui, elle ne ressent plus que du dédain pour celle qu'elle était, humaine ou jeune vampire.
Et peu importe combien j'aimerais me convaincre désormais que je n'emprunterais pas le même chemin, je sais que c'est un mensonge. Ce sera une autre personne qui relira ce carnet, et qui ne ressentira nulle nostalgie à la lecture, mais seulement du mépris pour cet étalage incessant de doutes et de craintes.
Et quoi ? La nouvelle Dokhara, armée de sa supériorité, partira en quête de conquête dans le Kislev ?
J'ai dit me sentir étrange, mais à la vérité je me sens surtout... étrangère. Aller au Kislev me paraissait une bonne idée, car c'était loin de nos ennemis. Je ne suis pas venue parce que je voulais vivre ici, mais parce que je voulais y mourir. Ces gigantesques plaines à perte de vue, cette langue aussi dure que complexe, ce froid glacial... je ne suis pas à l'aise. Oh bien sur, les panoramas sont splendides, surtout cette steppe infinie à perte de vue, le dépaysement est total, et je suis bel et bien émerveillée par toute cette nouveauté. C'est juste que...je n'ai jamais quitté l'Empire de ma vie, je ne connais que ça. C'est une chose que de s'intéresser à la vie et à la culture des étrangers, mais je n'en étais jamais devenue une. Mon manoir d'Altdorf a brûlé, mes terres de Priestlisheim confisquées, mais l'Empire, ça reste "chez moi". J'ai quitté ma maison, et je ne sais pas si j'y reviendrais. Je n'avais jamais envisagé perdre ça. Je ne sais pas pourquoi ça m'affecte, ça ne parait pas important, et le pays de Karl Franz ne m'a jamais apporté que des épreuves insurmontables. Pour une nouvelle vie, c'est pragmatiquement une bonne chose que de la démarrer loin de toute attache... mais la logique ne trouve pas sa route dans mon sentiment. J'abandonne un bout de moi-même.
Je réfléchis trop. La faute à l'inactivité - trop souvent un chariot finit immobilisé, et nous perdons un temps fou en réparations. Bon sang, Lucrétia a même organisé des paris sur le sujet tant c'est fréquent. Avec notre argent, d'ailleurs.
Lucrétia. Ça me fait mal de le dire, mais je préférais lorsqu'elle était une paria au sein des stryganis. Ici, elle virevolte de curiosité, apprend à toute vitesse la langue et les mœurs locaux, se prête à rire avec chacun et se fait très vite aimer du plus grand nombre. Comment ne pas la jalouser ?
Moi... à cause de mes doutes, je n'arrive plus à me concentrer sur rien. J'ai de terribles difficultés à comprendre la grammaire kislevite, c'est à peine si j'arrive à balbutier quelques mots après deux semaines à la travailler. Je crois que j'agace même mon amante, qui tente de m'aider à apprendre mais s'impatiente vite devant mon incompétence.
Même problème avec le maniement des armes. Pour m'occuper l'esprit, elle m'a proposé de m’entraîner avec les soldats accompagnant le convoi - en effet, après deux mois à me battre contre elle, je commence à trop bien connaitre ses techniques pour faire des progrès significatifs. Mais je n'étais pas à ce que je faisais, et le froid engourdissait mes mains : mes prestations furent très mauvaises. J'ai rendu quelques coups, parfois réussi une feinte, mais le cœur n'y était pas et mes opposants m'ont presque systématiquement vaincue. Heureusement que Lucrétia a elle aussi échangé des passes d'armes avec eux, bien plus glorieuses, pour protéger notre couverture de dangereuses chasseuses de primes. A défaut de me démarquer, j'ai néanmoins perfectionné mes réflexes défensifs - si pas un seul de mes coups ne portait, j'arrivais de mieux en mieux à dévier instinctivement les attaques qui m'étaient portées : mes mouvements deviennent plus naturels, fluides, moins réfléchis et plus efficaces. Ça ne me fera pas gagner de combat, mais au moins l'objectif premier visé par Lucrétia pourra être partiellement rempli : je devrais être capable de gagner assez de temps contre un adversaire pour qu'elle vienne me sauver.
C'est un peu déprimant.
Heureusement, il y a Sasha. Complet opposé du taciturne Idriss, ce cocher-ci est atteint d'une logorrhée particulièrement divertissante. Jamais avare d'histoires et d'anecdotes, il a l'avantage de maîtriser aussi bien le kislevarin que le reikspiel, et surtout, d'être une source intarissable d'informations sur notre destination. Quand bien même j'éprouve quelques doutes sur ma capacité à me sentir chez moi au Kislev, le pragmatisme m'impose une rigueur exemplaire sur mon apprentissage du contexte géopolitique dans lequel je vais me retrouver empêtrée. Avec ma transformation arrivant, et la venue de l'hiver qui coupera l'accès à la ville, je vais passer au minimum plusieurs mois dans Zoïshenk : il est donc particulièrement important que j'aie toute les clés de compréhension qui me permettront de m'y intégrer et d'y survivre.
De ce côté-ci, les nouvelles sont bonnes : la stanitsa est gangrenée par les conflits entre ungols et gospodars. Peu de querelles ouvertement déclarées bien sur, mais Sasha insista plus d'une fois sur l'importance des vieilles tensions entre les deux peuples, de rivalités trop ancrées pour ne plus exister dans les non-dits. En ajoutant un marchand trop ambitieux, un artiste révolutionnaire, un prêtre zélé, des réfugiés écrasés par la misère, des brigands attaquant les tirsas, et un groupe d’extrémistes ungols, on a le parfait mélange de poudres auquel mettre le feu. Un climat idéal dans lequel se permettre quelques écarts de conduite, avant de rejeter toute responsabilité vers l'entité la plus gênante du moment.
Lucrétia et moi avons réussi à profiter du confort de l'unique fiacre du convoi. Néanmoins, si mon amante a trouvé la patience de supporter son principal occupant afin de se faire une relation parmi les marchands, je n'ai pas eu cette même résilience. Quitte à être accompagné par un personnage politique important de Zoïshenk, j'ai préféré employé mon temps restant à approcher le voïvode Alyosha. La barrière de la langue a évidemment limité mon champ d'action, mais il est des choses qui n'ont nul besoin de vocabulaire pour être exprimées. Voyant son admiration pour ma monture strygani, j'ai saisi l'occasion en lui proposant de faire une course - que j'ai évidemment perdu, mes pathétiques talents de cavalière peu adaptés à pareil exercice, je me suis lamentablement vautrée sur le sol à mi-parcours. Néanmoins, le résultat en fut positif, puisque soucieux de ma santé, il est venu m'aider à me relever, établissant un contact physique dont il s'était abstenu auparavant, et échangeant quelques sourires. A défaut de le séduire par ma grandeur et ma prestance, le rôle de la ravissante potiche fonctionne tout aussi bien malgré moi. Il est charmant, garde une certaine distance à cause de la présence de ses hommes qui nous observaient, mais il a répondu à mes regards avec une insistance me laissant penser qu'il y a matière à creuser. C'est un bon début à ma future intégration, je suppose.
Plus qu'une semaine de route selon Sasha.
Je dois arrêter de penser. Juste avancer, sans me poser de questions, et faire ce pourquoi cet interminable voyage a commencé. Je ne peux plus me permettre de douter maintenant.
Zoïshenk, me voilà.