Il faut dire qu'il commençait à avoir un peu chaud. Et sommeil, aussi. Comme tout bon Tiléen qui se respecte, il voulait profiter du beau temps et du chant des cigales pour aller faire une sieste à l'ombre, et n'émerger de son sommeil qu'au crépuscule pour commencer son travail acharné, sa gestion de navires commerciaux et de trajets à moyen et long-cours. Mais c'est surtout que son repas avait été pas mal chargé. D'ailleurs, l'un de ses valets venait d'arriver : Le serviteur au crâne dégarni et à la belle livrée colorée achetée très cher par son maître (On habille ses servants pour refléter leur statut, comme les chiens et les chevaux) était en train de ramasser l'assiette du dessert, où résidaient encore quelques miettes de macarons vanillés (Provenance : Autre côté du monde) ou fruités (Avec de délicieuses fraises de la forêt d'Arden ou des framboises de la Reikwald), le petit plus de la fin d’un bon repas à base d’oies farcies et d’hirondelles frites à l’huile d’olive. Non seulement le repas avait été chargé, mais également pas mal arrosé : Puisque le quartenier-général du port, le triumvir Francesco Fialci, le commodore Palisono et l’ambassadeur Bretonnien Henri de Harcourt étaient tout quatre venus avec leurs épouses, leurs enfants, et des amis à eux, il avait fallu sortir les bouteilles de toutes sortes, et se rincer le gosier à coup de vin clairets, frais, lourds ou légers, et même une eau-de-vie qui traînait, ce fieffé de Harcourt ayant eut la bonne idée d’offrir au capitaine Candiano trois magnifiques bouteilles de cognac Bordelais dont une avait été complètement sifflée dès les hors-d’œuvre, rehaussant par la même les belles moules de Tobaro et une raie pêchée dans le Golfe Noir qu’on avait préparée avec des pommes de terre pochées et des légumes de saison bouillis, sans oublier l’aimable ricotta parfumé aux herbes et aux cèpes qui fut bien utile pour calmer la pseudo-chaleur provoquée par le piment et la coriandre importée de Lustrie ou de Cathay qui avaient servi à parfumer les grives.
Il était repus. La bouffe l’avait complètement rempli, et l’alcool l’avait rendu tant pompette qu’il avait maintenant le nez rouge. Cela allait durant le repas, parce que le vin déliait les langues et il avait pu faire rire aux éclats presque tout le monde. Mais à présent que tout le monde avait été raccompagné devant la porte, alors qu’il était bientôt quatre heures de l’après-midi (Le repas avait commencé à onze du matin…), il douillait, par un mal de vendre et un mal de cœur. Et il regardait la mer battre le sable par ses vagues, tandis que l’ivresse amusée se transformait en torpeur triste. Il portait son regard au loin, et à le regarder ainsi avachi sur sa chaise, à profiter d’un petit Armagnac de Gasconnie comme digestif, d’une citronnelle sucrée et de quelques confiseries de pâtes d’amandes, on aurait pu l’imaginer pensif. Philosophe, du moins un bien mauvais philosophe qui n’est faussement respecté des vrais érudits que parce qu’il a l’énorme tas d’argent qui justifie sa présence de mécène. Vitale Candiano n’est pas bête : Il sait qu’il est idiot. Il sait qu’il est abruti, même. Il sait que sa fortune n’est due qu’à sa violence intrépide, son amour de la guerre et de la navigation qui lui a coûté un œil, crevé par un coup de taille de cimeterre d’un Arabéen bien adroit qui a failli lui ouvrir une jugulaire. Mais il aime les forfanteries, ces paroles douces de vantards qui s’écrasent bien bas devant lui. Il les sait hypocrites, mais il aime que les hypocrites chantent leur ramage. Comment un homme comme lui ne peut pas être heureux ? Il est riche. Il est respecté. Il est puissant. Il a épousé une femme bien élevée dans la hiérarchie de la ville. Il est né dans une famille patricienne, certes, mais c’est lui qui a donné à sa maison ses lettres d’honneur ; La seule chose qui l’empêche de diriger la ville, c’est le système politique lui-même, Remas ayant été assez maline pour se donner comme chefs des triumvirs tirés au sort plutôt que des princes élus ou héréditaires. Ranald semblait être un bien meilleur juge de caractère que des hommes aux dents longues et avec bien peu de scrupules comme Candiano.
Il avait tout pour lui. Et pourtant, non, il n’était pas heureux. Et à regarder la mer battre ce sable, son esprit se vidait, et une mélancolie atroce commençait à l’étrangler. Elle s’emparait de lui, l’enserrait, l’obligeait à contracter ses mains et à défaire un bouton de son col de chemise. Cela lui arrivait, parfois, de se sentir fiévreux, et de soudain devenir incapable de respirer. Il en a parlé à de nombreux médecins : On lui a prescrit de nombreux remèdes, des potions et de élixirs en tout genre, qui n’ont jamais servi à rien d’autres qu’à le rendre malade. Alors, il est allé voir les prêtresses de Shallya : Elles ont écouté battre son cœur, lui ont fait faire de l’exercice, ont sondé son corps autant que possible.
Et elles lui ont dit que son corps allait très bien. Qu’il n’y avait aucun problème avec ses organes. Et que c’était son âme qui souffrait, cet étranglement qui s’emparait de lui n’était rien de plus que de l’anxiété.
Il ne se calma que lorsqu’il senti une main se poser sur sa nuque. Elle le massait, et commençait à défaire ses nœuds de tension formés au fond de ses muscles. Par réflexe, il attrapa la main et la serra, la caressant tendrement du bout du pouce. Alors, la personne dans son dos utilisa celle qui était libre pour la poser sur sa joue. Elle contourna son siège et vint se poser sur ses genoux, se plaçant ainsi face au soleil qui illuminait sa chevelure blonde, si rare dans ces royaumes du sud où les têtes ont bien souvent de belles mèches de jais. Elle lui souriait, et prit une voix douce, tandis que Vitale Candiano se calmait aussitôt et retrouvait sa respiration entre ses mains.
« Alors ? Qu’est-ce que le triumvir t’as répondu ? »
Sa question, quand bien même elle fut posée avec une voix suave et doucereuse, eut le don de le crisper légèrement de nouveau. Il fallut toute l’application des tendres doigts de la femme pour le calmer derechef. Comme il était bien dans ses bras. Elle n’était pas spécialement jolie : Une petite blonde quarantenaire, aux traits fins, maigre et à la peau sèche. Mais elle était angélique. Elle l’embrassait timidement, elle le câlinait avec ses petits bras, elle avait l’habitude de se blottir contre son gros poitrail habitué à aboyer des ordres et à endurer les tempêtes. Cela ne manquait pas : Chaque fois qu’il était près d’elle, toute sa haine semblait s’estomper. Pas comme lorsqu’il était avec sa femme. Pas comme lorsqu’il était avec les autres maîtresses qu’il a connu au cours de sa vie.
« Palisono est emballé. Il souhaite m’accompagner. Falci, je pense que j’ai su le convaincre : Je lui ai répondu tout ce que tu m’as dis.
Le problème, c’est de Harcourt… Mais je pense que ça va se régler. Il a dit qu’il allait contacter la chancellerie du duché de Bordeleaux. »
La blonde fit une grimace. Elle regarda ses pieds, et eut un petit tic sur son visage qui inquiéta soudainement Vitale. Le patricien se releva dans sa chaise et tendit sa main pour poser sur la joue de son amante. Celle-ci lui attrapa au vol, et l’en empêcha.
« Cela t’inquiète ? Je suis désolé, je ne voulais pas te vexer ! C’est-
– Ce n’est pas ta faute. C’est celle de Harcourt.
Ne t’inquiète pas, mon loup. Je m’y attendais. Ne t’inquiète pas. »
Elle passa sa main dans la moustache du mari adultérin. Elle approcha ses lèvres de son front et y posa tendrement ses lèvres. Vitale passa ses bras dans son dos et la serra contre lui.
« La chancellerie de Bordeleaux, une fois qu’elle recevra la missive de sieur Henri, va aller fouiller dans ses archives. De ses archives, ils dégoteront des archives incomplètes. Ils vont alors envoyer une lettre à la Turris Vigilans, une seigneurie ecclésiastique tenue par le clergé de Verena, et gardant solidement la frontière avec le Moussillon. Lorsqu’ils découvriront ta demande, Vitale, ils vont être terrifiés. Tu connais le clergé de Verena, et leur obsession avec la justice et l’ordre : Ils ressemblent assez au peuple Nain dans leurs idées.
Gare à toi s’ils informent Falci de leurs découvertes. »
L’avertissement inquiéta Vitale. Il serrait toujours son amoureuse entre ses mains, mais son étreinte se fit moins… Appuyée. Et cela fut bien remarqué par celle qui se tenait sur ses genoux.
« Qu’est-ce qu’il y a, mon cœur ?
– Le Moussillon… C’est vraiment un endroit dangereux.
– Nous en avons déjà discuté, mon cœur. Nous en avons discuté à maintes reprises. Quelles hésitations as-tu encore ? Ne t’ai-je pas montré tout ce que tu pouvais y trouver ? Ne t’ai-je pas présenté tout ce que ce duché peut t’offrir, et qui est solidement enfermé derrière le Cordon Sanitaire ?
– Si, je le sais bien.
– Tu es le meilleur contrebandier du Vieux Monde. À force d’avoir combattu des pirates toute ta vie, tu connais la moindre de leurs méthodes. La cité de Remas devrait être à tes pieds ; Elle se refuse par crainte de la tyrannie, mais il y a une raison pour laquelle un élu, un officiel, et un ambassadeur viennent déjeuner chez toi, presque toute l’après-midi, alors que tu n’es que « capitaine ». Rien ne t’empêchera d’entrer dans le Moussillon. Pas le duc Albéric et ses galions, pas les avoués de Verena dans leur phare, et certainement pas les nécrotiques de ce duché.
– Tout ça, je le sais, tout ça je le sais ma puce…
Mais, ce que je me demande, c’est… Au fond…
Au fond…
Est-ce que ça vaut vraiment le coût ? »
La blonde posa ses doigts sous le menton de Vitale, et l’obligea à relever son museau sans effort. Une expression étrange s’affichait sur ses sourcils arqués, ses lèvres rentrées, et la petite lueur dans ses mirettes. Elle n’était pas impatiente. Elle n’était pas énervée. Elle semblait étrangement compréhensive. Et toujours aussi douce.
« Vitale. Tu n’es pas un homme bon. En fait, tu es un monstre. »
Vitale avait entendu cette accusation de nombreuses fois au cours de sa vie, et elle l’avait toujours amusée, elle l’avait toujours encouragé à répondre par une grimace canaille et cruelle. Mais l’entendre d’elle, de cette quarantenaire aux cheveux d’or et à la robe vert-pomme de paysanne, il avait eut très mal.
« Tu étais un monstre auprès de tes petits frères, que tu battais. Auprès de tes camarades de classes, que tu terrifiais. Tu as toujours été courageux, mais ton courage était personnel : Jamais tu n’as mené d’hommes, tu les as dirigés, ce qui est très différent malgré une finalité identique. Tu tues, Vitale. Tu as fais coulé tellement de sang sur cette Terre. Tu as fais des orphelins et des veuves, et parfois ce sont à eux aussi que tu t’es pris. Et tu ne l’as pas fait pour ta famille, qui s’est éloignée de toi. Tu l’as fais parce que tu es un connard odieux et cupide, un dégénéré qui ne peut pas se passer de son cognac de Bordeleaux, alors tu provoques des tensions, tu fais des raids illégaux, tu attaques des vaisseaux Arabéens alors que tu n’as pas ton pavillon, puis tu te plains des pirates.
Tu mérites de crever, en souffrant si possible. Et pourtant, malgré tout ce portrait hideux, il y a une personne, et une personne seulement qui ait jamais fait ressortir un seul atome de bonté en toi. Une seule personne qui t’ait jamais fais parler avec une voix douce, et donné envie de faire des choses que tu n’aimais pas, juste pour son plaisir à elle.
Dit-moi son prénom. »
Vitale n’eut pas la moindre hésitation. Mais il sorti quand même le prénom de sa gueule avec une voix étranglée.
« Raffaele. »
Son fils. Même pas le premier : Le second. Un cadet, qu’il avait pourtant beaucoup plus choyé que ses autres frères. Ni le plus fort, ni le plus intelligent, mais le plus tendre. Le plus adorable.
La marine Bretonnienne avait fait couler son navire au cours d’une guerre commerciale il y a quinze ans. Sa galère avait coulé par le fond, comme tant de chebecs et de maonas Arabéens. Raffaele avait dix-sept ans. On ne l’avait jamais retrouvé. Il n’avait pas été repêché par les cogues des pêcheurs de Brionne pour recevoir les sacrements de Morr ; Seul Manann demeurait là pour le protéger.
Et pendant quinze ans, Vitale avait donné une grosse part de sa fortune au culte du Trident pour tenter d’apaiser sa conscience, et essayer que le Dieu-Albatross éprouve assez de pitié pour son fils chéri pour le vomir et le ramener avec ses flots sur le rivage. Quinze ans d’espoir qui n’avaient rien rapporté.
Quinze ans qui lui tirèrent une larme, que son amoureuse sécha avec le bout de son doigt.
« Va au Moussillon, mon brave loup. Tu y trouveras le trésor que tu convoites. »
Elle se leva des genoux de son amant, et se tourna pour s’éloigner à travers le jardin. Vitale attrapa son verre de citronnelle, et le descendit aussitôt.
« Attends, si tu vas te promener, je t’accompagne ! »
Il se leva, et malgré l’ivresse et sa bonhomie due au repas, il la rattrapa en plusieurs grandes enjambées. Le capitaine la prit à son bras et la guida à travers sa propriété. Un instant, il vit son amante faire un petit signe de tête à une jardinière qui s’occupait de plans de lavande.
« Tiens, c’est Barta. Cela me fait penser…
Pourquoi elle s’obstine à constamment t’appeler « Mémé » ? »
Mémé eut un sourire en coin.
« C’est quelque chose entre elle et moi. Tu pourrais pas comprendre. »
Simplement ce dernier souvenir, du capitaine Vitale Candiano, était un peu plus vif et construit que les autres. Et à présent, il se sentait émerger, parce qu’il luttait pour sa vie en bougeant dans tous les sens. Il se noyait. Il fallait une solide main pour le retenir et l’empêcher de boire la tasse. Les bras le maintenaient hors de l’eau : Il était nu, et dans une baignoire.
« Chuuut ! CHUT ! Chut Reinhard ! Reinhard c’est moi, Irmfried !
Tu es là ! Chut ! Pitié ! Tout va bien ! Tout va bien ! Tout va bien. Tout va bien... »
Le pistolier approcha son visage laid et son épaisse moustache. Il fit un bisou sur les lèvres de Reinhard.
« Je suis désolé… Les autres sont en train de manger. On voulait te célébrer, mais, tu t’es mis à convulser, encore, et encore… On a prit peur. Mémé m’a dit… Mémé m’a dit qu’un bain allait te faire du bien.
T’es avec moi maintenant ? Tu vas pas retomber ? »
Il avait l’air tout penaud et terrifié, ses gros sourcils broussailleux obliques sur sa tête. Il tenait entre ses mains une éponge, avec laquelle il frottait les bras de Reinhard.
L’eau était étrangement pure et propre, et sentait bon le savon et les sels de bain. Ce qui était étrange, quand on voyait que tout autour les murs étaient envahis d’asticots, comme le reste de la maison de Mémé.
« Pardonne-moi Reinhard, si je pose une question qu’il faut pas poser, mais…
...Mais t’as vraiment vu un héraut de Nurgle ?! À quoi il ressemblait ?! C’était comment, de… De l’autre côté ?! »