Mémé Gâteuse écouta bien gentiment son petit poussin, avec un petit sourire en coin. Elle opina continuellement du chef, avec son même mouvement de tête qui ressemblait à celui d’une poule.
« Le ghetto Nain… C’est risqué. C’est un endroit avec de grands murs, et de taciturnes gardes qui n’aiment pas les intrusions d’autrui chez eux…
Mais d’un autre côté, cela peut aussi être une bonne idée. Les Nains sont des esprits fermés, aucun ne détectera tes talents ou ne se doutera de ta présence. Peut-être est-ce que l’on peut te cacher dans une cargaison, et utiliser ton argent et les documents de Steiner pour te faire traverser le ghetto camouflé.
Ou bien, tu peux peut-être simplement entrer dans le ghetto, puis te mouvoir vers la quarantaine par les égouts. Les souterrains sont un endroit adoré de Nurgle. Tu y serais plutôt protégé, plus qu’à la surface en tout cas. »
Mémé attrapa l’un des pots, et le tendit à Reinhard. Elle lui fit un petit sourire lorsque son poussin l’attrapa et observa la mixture contenue dedans.
« Cette pestilence a été permise grâce au cadeau de Pépé. Elle peut peut-être te servir dans ta tâche… Mais fait bien attention à ce que l’on ne te découvre pas avec. Certaines personnes pourraient ne pas bien l’accepter. »
« Je vais te mettre en contact avec certains de mes poussins. Nous pourrions les convier pour une jolie messe, puisque tu as l’idée de mettre en place une petite idole. Cela serait une bonne occasion de faire leur connaissance, et je pourrais leur préparer un joli petit goûter, qu’en dis-tu ?
Mais ce genre de réception ne se prépare pas à l’improviste ! Il faudra que je les contactes en leur envoyant des mouches. Je n’ai pas la même facilité à communiquer avec eux que je n’ai avec toi. Toi, mon petit Reinhard, toi, tu es spécial.
Je vais préparer ton lit, afin que tu dormes. Ensuite, tu me diras ce que tu voudras faire. »
Et ayant dit cela, elle alla trouver une vieille couverture souillée et arrangea une paillasse qui ressemblait plus à la litière des chats de la maison qu’à un vrai lit, et elle borda son petit poussin afin qu’il se prépare à réaliser de jolis rêves.
***
Sœur Emma avait la nausée. Un reflux d’estomac acide qui lui brûlait le long du chemin de son ventre jusqu’à sa gorge. Son corps tout entier se contractait, et ses talons lui donnaient envie de se tourner et de s’enfuir.
Elle savait qu’elle était au bon endroit.
On avait l’habitude de voir des horreurs dans les quartiers de quarantaines des villes. Souvent placés sur une île éloignée des commerces et des habitations, toujours solidement gardés par des bouches à feu et des sergents, presque toutes les cités du Vieux avaient pris cette habitude de mettre à l’écart les malades, par la crainte instinctive de l’épidémie qui tue plus efficacement que toutes les légions du Chaos ou des Peaux-Vertes. Elle en avait vu, des choses horribles, que ce soit à l’Anguille ou à Marienburg, toujours ces cales remplies de jeunes hommes toussant, pleurant, jonchant le bois alors qu’ils mourraient à petit feu, perdus dans la multitude de l’équipage. On avait beau prier, panser des plaies, donner des bouillons mélangés à des herbes pour fortifier un par un la centaine de matelots pleurant et implorant, à la fin, on finissait à faire comme Shallya : On pleurait. On avait les yeux mouillés, seule réaction qui permettait encore de se sentir humain après avoir froidement organisé des triages, du rationnement des soins souvent trop limités, et surtout, après s’être mis à ignorer les malades faute d’avoir la moindre chance réaliste de les sauver.
Mais cette horreur là, dans l’Halbinsel de Nuln, elle était bien différente. Pas de masses de matelots dans la cave. Pas de bruits de pleurs. Pas de toux, de respiration saccadée, de prières murmurées entre les sanglots. Le silence. Le silence absolu. Et cette espèce d’atmosphère extrêmement pesante qui écrasait de tout son poids les consciences des fidèles de Shallya qui s’approchaient.
« Vous montez à bord ? »
Le capitaine-quartenier s’adressait au trio de Shallyens qui regardaient la galère. Bien sûr que oui ils allaient monter à bord. On ne les avait pas appelés avec un message urgence depuis leur sanctuaire à Osterzell, et on ne les avait pas fait cavaler à toute vitesse même de nuit pour parvenir ici le plus vite possible, pour qu’ils décident finalement de faire demi-tour. Mais le capitaine-quartenier n’avait pas demandé cette question avec un ton crédule et sincère : il avait prononcé cette interrogation avec de la trouille qui suintait de sa gorge. Il était à cran, Emma le sentait, elle qui avait été toujours très forte pour ouïr une petite trace de ce que les gens pensent vraiment dans l’intonation de leurs paroles. Il était à cran, lui, un grand gaillard grassouillet et moustachu portant une énorme cote de plates ouvragée au poitrail décoré de médailles, parce qu’il pensait que c’était les deux petites prêtresses toutes fines devant lui qui allaient vaincre ce dont il avait peur.
« Oui, répondit Fra Ferdi après une petite seconde de silence.
Dites à vos hommes de bien rester à l’écart, mon capitaine, nous aurons besoin de nettoyer nos tenues après avoir posé le pied sur le navire.
– Bien… Très bien, très bien, je vais aller prévenir mes hommes.
Heu… Bonne chance. »
Il salua maladroitement les deux jeunes filles et le jeune homme avec son chapeau à plumet, puis se dépêcha de tourner les talons et de profiter de l’excuse que Ferdi lui avait volontairement offert pour aller se cacher avec ses subalternes.
Tout autour du navire, sur des murs et au-dessus des tours de garde, des soldats se tenaient prêt, arquebuse en bandoulière. Si on ne savait pas de quoi il en retournait, on serait étonné de voir des militaires de l’Empire être terrifiés par l’épave d’une galère.
Mais Emma avait peur. Elle ne pouvait pas s’empêcher de regarder d’un œil alerte le vieux mât sans pavillon du vaisseau.
« C’est pas leurs arquebuses qui seraient utiles, chuchota sœur Zella en jetant un œil aux bleusailles qui tremblaient dans leurs chausses.
Un bon feu, ça par contre…
– Attend que les Templiers de Sigmar soient ici, ricana Ferdi avec un sourire mauvais.
Eux ils vont bien appliquer les précautions médicales sur le flambage. Peut-être même qu’ils brûleront le reste de la quarantaine avec, et ça, c’est s’ils sont de bonne humeur.
– Plaisante pas sur ce sujet, Ferdi, coupa subitement Emma.
Il y a peut-être des gens à bord.
Il y a peut-être des gens à bord. »
Elle avait répété deux fois la même phrase pour se rappeler elle-même pourquoi ils étaient là, sur le quai, à revêtir leurs gros vêtements étanches. Elle n’aurait peut-être pas si peur que ça, si seulement ils n’avaient pas observé ce qui était arrivé aux fonctionnaires de la douane qui ont été exposés lorsque le capitaine du vaisseau est descendu remettre son manifeste. Elle avait ausculté des centaines, peut-être des milliers de patients malgré son jeune âge relatif – mais c’était une prêtresse de Shallya, confiée bébé aux soins de la belle Déesse. Elle avait été sur place lors de la Peste de l’Anguille, elle avait été dans des léproseries, elle n’était même plus dégoûtée quand elle voyait des mycoses ou des nécroses. Mais depuis qu’elle était devenue répurgatrice, depuis qu’elle avait à moitié trahi le serment de ne jamais tirer l’épée ou de souhaiter la mort de quelqu’un, elle avait appris à reconnaître la pestilence si particulière de la Corneille.
« Emma, ta collerette. »
Zella s’était déjà éloignée. Elle s’était saisie de son gros bec d’oiseau qui devait parachever sa tenue, mais avant, elle le remplissait de poudres et d’herbes médicinales afin de pouvoir bloquer les miasmes infectieux avec une odeur saine. Mais alors qu’Emma allait la rejoindre, Ferdi s’était mit sur son chemin, et passait ses mains sur son uniforme, sans demander son autorisation, afin de pouvoir refixer la collerette de sa collègue, qu’il devait estimer mal fixée.
Ça eut le don de faire soupirer Emma. Elle attrapa très fort les poignets de Ferdi et dut serrer les dents pour se faire passer l’envie de briser les doigts du prêtre. Elle portait une telle tenue depuis des années. Elle détestait qu’on la prenne pour une conne.
« Qu’est-ce que tu veux ? »
Ferdi se pinçait les lèvres. Le jeune prêtre plongea son regard dans les siens et balbutia quelque chose à voix basse.
« J’ai l’impression que tu m’en veux. Je-
– T’es sérieux ? T’as envie qu’on discute de ça, là, maintenant ? Cela va faire trois semaines que je suis à Osterzell et tu veux me parler de ça juste quand on va grimper dans une épave profanée ? »
Elle parlait avec une voix douce et immensément basse, histoire de pas alerter Zella qui n’est même pas à trois mètres d’eux, mais il ne fallait pas se leurrer. Si elle avait été une personne différente, si elle n’avait pas eu cette imperturbable patience, elle n’aurait jamais essayé de prendre sur elle jusqu’à lui ronger le peu de considérations qu’elle avait encore pour Fra Ferdi. Elle ne lui en voulait même pas de lui avoir fait croire des conneries, ni de l’avoir trompé – quand bien même il prétendait que ce n’était pas un adultère vu qu’ils n’étaient pas vraiment ensemble. Ce qui la fatiguait véritablement, et qui expliquait la force qu’elle appliquait à ses molaires entre elles, c’était que Ferdi avait suffisamment de culot pour venir ensuite derrière se foutre de son intelligence par ses réactions.
Il ne sut pas quoi dire, Ferdi. Mais il lança à nouveau un regard anxieux vers le navire, puis à nouveau vers la prêtresse, avant de continuer.
« C’est difficile de te parler, tu m’évites.
– Parler, de quoi ? Frère, tu fais ce que tu veux de ta vie. Mais viens pas ensuite gaspiller tes larmes parce que je t’envoie bouler.
– Je-
– Putain, mais je t’ai même pas entendu dire « pardon », c’est fou ! »
Du coup, Zella, leva son museau maintenant recouvert par son gros bec qui recouvrait la totalité de sa face, excepté pour ses deux yeux qui avaient à leur place une sorte de petite écoutille recouverte de verre. Elle toisa sans aucune expression particulière ses deux coreligionnaires, qui finalement cessèrent leur scène pour l’imiter et également disparaître derrière le bec de corbin.
Emma bouillonnait. Le pire, ce n’était pas la double humiliation d’être cocue ou d’être prise pour une conne. Non, le pire, c’était qu’elle ne pouvait pas s’en plaindre. Elle n’avait pas le droit de faire toute une tirade pathétique où elle pouvait dire ses quatre vérités à tout le monde. On l’aurait accusée d’être puérile, de ne pas être une bonne prêtresse, de méconnaître ses devoirs et les commandements de Shallya et toutes les formules pré-fabriquées qui, si elles n’avaient pas été prononcées dans l’immédiat, résonnaient dans son crâne dans un écho imaginaire fort désagréable. Cette haine passagère, très fort, se couplait avec l’anxiété nauséabonde qui couvait en elle, pour former une espèce de mélange qui provoqua dans son crâne une forte douleur, amplifiée derechef par le mélange d’herbes et de poudres qui la faisait étouffer dans son masque étanche qui limitait fortement ses sens. Elle entendait sa propre respiration et ne voyait qu’à travers deux petits morceaux de verre qui avaient trop de reflets. Au moins, la difficulté pour parler avait fait fermer sa gueule à Ferdi, donc il y avait un peu de positif là-dedans.
Le trio de prêtres s’avança près du bateau. Trois corbeaux fort lugubres avec leurs grosses capuches et leurs tenues bouffantes. Zella fit un signe aux arquebusiers, et une paire d’entre eux arriva à pas de loups en portant une grosse planche en bois bien épaisse qu’ils jetèrent contre la rambarde de la galère. Un par un, les médecins s’avancèrent sur la planche qui pliait sous leur poids, et mirent finalement le pied sur le navire.
Il tanguait très légèrement, simplement au grès du minuscule mouvement d’eau de la rade. Le pont était vide. Mais il y avait des traces, partout, de combat. Des éraflures, une nuée de flèches plantées dans le bois, du sang séché un peu partout. Mais pas l’ombre d’une trace humaine.
Emma saisit une lampe à huile dont elle alluma la mèche en chanvre avec un briquet à amadou. Puis, elle décida d’aller à la manœuvre, son pied peu sûr sur l’épave qui semblait craquer sous la semelle de leurs bottes.
« On va aller dans la cale… S’il y avait quelque chose sur le pont, les militaires l’auraient déjà remarqué. »
Sa voix derrière le masque sortait déformée, et très peu audible. Mais ses deux camarades se contentèrent de hocher énergiquement la tête.
Emma s’approcha d’une petite trappe sur le pont. Elle fit un signe de tête à Ferdi, qui utilisa ses talents d’homme pour se charger de la sale besogne qui consistait à déverouiller la trappe et la tirer. Il échoua. Malgré le fait qu’il secouait la poignée de toutes ses forces, elle ne semblait pas bouger.
« Un peu de nerf, Ferdi ! Se plaint Zella.
– Je donne tout ce que j’ai ! Rétorqua un Ferdi énervé entre ses mouvements.
La maudite trappe est- »
Il y eut un bruit. Mais pas un bruit de bois qui se brise. Plutôt un crépitement. Un crépitement humide.
Emma eut l’instinct de faire un pas en arrière. Elle jeta un œil sous elle, vers la trappe, et découvrit avec horreur comment le dormant de la trappe avait été envahi d’asticots que Ferdi venait de faire exploser. Une nuée de cafards filèrent, et la lueur de la lampe à huile d’Emma eut comme effet de faire découvrir aux prêtres comment les marches qui étaient liées à la trappe avaient été dévorées par des vers qui infestaient le bois.
« Douce Shallya... »
Emma se tourna et observa Zella. La prêtresse lia ses mains, ferma les yeux, et commença une incantation monotone et répétitive probablement sortie de l’un des ouvrages sacrés de la Déesse. Emma se retourna alors vers Ferdi, qui soupira longuement après avoir observer ce qui se tapissait dans la cale. La jeune prêtresse tendit la lampe à son camarade, puis se tourna vers la trappe.
« Shallya, protège-moi, garde-moi, donne-moi la force, car je risque ma vie pour te servir. »
La prêtresse s’agenouilla, et posa ses mains de chaque côté de la trappe. Puis, soutenue uniquement par son poids, elle se balança au fond du trou, et se laissa tomber à l’intérieur. Ses pieds heurtèrent du bois, mais elle avait entendu le bruit de quelque chose qu’on écrase.
Elle leva son bras qu’elle tendit vers le trou de la trappe. Ferdi lui tendit sa lampe à huile, dont elle se saisit pour éclairer l’intérieur.
Si Zella n’était pas en train de prier frénétiquement à voix haute, elle aurait probablement fait un malaise ici, et maintenant. Sa respiration, qu’elle entendait distinctement, se faisait beaucoup plus forte.
Tout le bateau était corrompu. Toute la cave était envahie d’horreurs. Elle ne put faire un pas sans écraser un cafard ou un asticot. Elle voyait des mouches voler frénétiquement dans tous les sens, et s’éclater contre les verres devant ses yeux. Mais le plus terrifiant, c’était la vision des rangs de rameurs qu’elle remontait lentement.
Elle comprenait d’où tous ces asticots venaient. Il y avait des dizaines et des dizaines de masses qui avaient des formes de corps, mais qui avaient été tellement décomposés qu’il n’en restait en fait plus que de vagues squelettes noircis dans lesquels des insectes avaient planté des œufs. Elle le sentait. Si elle n’était pas protégée tant par Shallya que par son lugubre uniforme, elle n’aurait pas survécu une demi-seconde dans la cale. Elle serait morte sur place.
Il n’y avait rien à sauver. Avoir appelé les Templiers de Sigmar était la bonne chose à faire. Une fois qu’ils arriveront d’Altdorf, ils pourront exorciser cette épave par le feu. Mais la bonne conscience bien pure d’Emma l’obligea à continuer. À évaluer les dégâts. À découvrir s’il y avait la trace de la Corneille au milieu de cette infection ambulante. Il en allait de la vie de beaucoup de gens.
Elle devait enjamber les cadavres qui semblaient avoir mutés entre eux, comme s’ils avaient été liquéfiés et transformés en sortes de gore noirci et décomposé. Du compost humain. Et des tas d’excréments, partout.
Parfois, il y avait un corps humain qui était figé sur un rang de rameur. Ses doigts étaient enfoncés sur une rame qu’il tenait solidement. Mais il avait la bouche ouverte, les yeux manquants dans lesquels s’étaient logées des larves. Comment un tel navire avait-il pu remonter tout le Reik sans équipage ? On aurait dit que certains des marins étaient restés en vie un moment, enfermés dans cette cale, à continuer de s’épuiser. Ça expliquerait pourquoi il y a autant de crottes qui étaient jonchées sous les bancs des rameurs.
Elle arriva tout au bout du navire. Elle ne constata rien d’étrange, et, pour tout avouer, elle avait très, très envie de partir d’ici. Alors, elle tourna les talons et se dépêcha de s’enfuir à travers la nuée de mouches et de cafards.
C’est là qu’elle entendit quelqu’un tousser.
Elle se figea pendant trois longues secondes. Les trois secondes les plus lentes à s’écouler de toute sa vie. Son dos avait été parcouru par une sueur froide, qui provoqua un picotement le long de son échine. Elle se retourna, tout, tout doucement.
Il y avait un cadavre au milieu des cadavres. Du gore au milieu du gore. Un humanoïde, deux bras, deux jambes, sauf que ses deux jambes étaient noires de gangrène, que ses doigts étaient manquants, et que des larves s’agitaient dans une plaie béante au milieu de son ventre. Mais son visage se mouvait. Un de ses yeux, car l’autre était couvert d’un cache-œil, s’ouvrit. Et elle vit alors un globe jauni et ensanglanté, plonger son regard vers elle.
L’homme ouvrit la bouche. Une demi-douzaine de mouches mortes tombèrent de sa langue. Et d’une voix rauque, il murmura une suite de phrases incompréhensibles qui sonnaient Tiléen.
Et la lampe d’Emma s’étint.