Fabrizio se releva en se passa une main sous ses nasaux. Il regarda les montagnes en se pinçant les lèvres.
« Ouais… Cet orque…
Attend, reste là, on va le traîner un peu. »
Il s’éloigna en sifflant. Il alla engueuler Woldred et donner un coup de pied dans les mollets de Contessa, pour les forcer à se lever et à se bouger les fesses. Ils prirent un tas de cordages dans la charrette, et partirent vers le chemin où Jeanne s’était battue.
Frère Milan posa une main sur la joue de Jeanne, une autre sur son torse. Il ferma à moitié ses yeux, et se mit à réciter un léger chant à voix basse en Classique, cette langue ancienne de savants qu’on n’enseignait que dans les facultés pour être parlée entre érudits du monde entier. Il avait une plutôt jolie voix, rauque et douce, étrangement apaisante.
Milan intercédait. Par ses mains et sa piété, la douce Shallya guérissait Jeanne. La chevaleresse sentit ses muscles se détendre, la douleur s’estomper, et même si elle était encore fatiguée, elle se sentait à présent beaucoup plus apaisée. Le prêtre lui fit un petit sourire en coin, et acquiesça d’un mouvement de tête.
« Katya souhaite vous remercier de l’avoir sauvée. Elle reste un peu à l’écart du groupe, à cause de sa condition, mais elle serait très heureuse que vous veniez lui parler, afin qu’elle puisse vous remercier en personne.
Vous avez été très courageuse, Jeanne. Vous avez fait preuve d’abnégation. Vous pensez peut-être que vous vous êtes comportée de manière naturelle, mais croyez-moi, beaucoup de gens dans ce monde ne partagent pas votre sollicitude.
Reposez-vous. »
Il se leva et alla voir le jeune homme qui avait prit une flèche dans le bras, pour s’occuper à ses blessures à lui. Jeanne pouvait donc à loisir rester assise, emmitouflée dans ses couettes et ses peaux, à profiter de la vue magnifique des montagnes acérées et des reliefs des Voûtes. Elle devait s’endormir à moitié, quand elle entendit les grognements d’efforts de quelques-uns des caravaniers qui venaient du chemin. Fabrizio et compagnie étaient en train de traîner l’orque jusqu’au convoi, et ils s’arrêtèrent subitement en atteignant les ânes.
« Ouais, je pense ça va être compliqué de l’amener avec nous !
– On a qu’à se contenter de sa tête, proposa Contessa en haussant les épaules.
– Oué, oué, mais…
Frère Milan, venez donc voir un peu ça. Vous avez déjà vu un truc de ce genre ? »
Le frère de Shallya termina sa prière à l’attention d’Ernst, lui donna une tape sur la joue, puis alla rejoindre le groupe pour mieux observer l’orque contre lequel Jeanne avait tenu tête avant que tout le monde s’acharne sur lui. Il grimaça, et, le regardant de loin, il fit une petite grimace.
« Je ne suis pas expert en biologie des peaux-vertes, je vous l’avoue, mais il a effectivement une… Peau, bizarre. Je n’ai pas vu beaucoup d’orques de ma vie, mais jamais des comme ça. »
Fabrizio fit un petit signe de tête et de main à Contessa. La pirate le foudroya du regard, en retroussant ses lèvres.
« Quoi ?
– Ouvre-le, qu’on puisse l’observer un petit peu.
– J’suis pas médecin, j’ouvre pas les corps moi.
– T’as été bouchère à une époque, c’est un peu la même chose non ? Allez, je suis curieux. »
Contessa grogna. Elle pesta. Elle murmurait dans sa barbe, si elle en avait une du moins. Elle sorti un petit couteau attaché à sa botte, et se mit à taillader dans l’orque, projetant des gerbes de sang dont elle se barbouillait.
« Bordel pourquoi il faut que ce soit toujours moi, chuchotait-elle tout bas.
Contessa fait ce truc dégueux, Contessa ramasse ça, Contessa protège-moi on essaye de me molester... »
Elle tentait de faire passer sons couteau dans les interstices de la peau. Alors qu’elle écorchait l’orque petit à petit, on entendait de temps à autres des crissements métalliques. On pouvait se faire une observation beaucoup plus précise : Il apparaissait clairement que la peau-verte avait un épiderme qui avait littéralement fusionné avec des morceaux de métal ferreux. Contessa en détachait des plaques, comme s’il s’agissait d’excroissances, qui ressemblaient un peu à celles qu’on trouvait sur Katya la lépreuse. Sous ces grosses excroissances ayant fait fusion à la peau, se trouvaient des os et de la chair en état normal.
Quand Contessa eut fini, elle avait du sang jusque dans les cheveux. Elle se releva et tenta de grossièrement s’éponger avec un linge que Woldred venait lui tendre en tremblant.
« Eh bah merci bien, j’ai pas eu besoin de demander. »
Plusieurs paires d’yeux virent s’agglutiner pour observer l’étrange orque. Fabrizio pinça encore plus ses lèvres, mains sur les hanches, et pesta avec un air mauvais.
« Les Gasconnais les appellent les orques de fer. Mais je croyais que c’était un racontar à la con de paysans, comme les Bretonniens en ont plein.
– Cet abruti s’est frappé tout seul le crâne comme un rocher, grogna Lukas.
C’est normal ça, pour un orque ?
– Non… Non bien sûr que non. Rien de tout ça n’est normal. Des orques avec des armures, j’en ai déjà vu, oui. Mais des orques qui ont une armure qui leur pousse dans la peau ?
– Les os de son crâne semblent également être ferreux, nota Milan en pointant du doigt la tête de l’orque, où résidait un trou béant de balle.
J’ignore ce qui provoqua ça, s’il s’agit d’une maladie ou d’une déformation.
– Mais à en croire les Gasconnais, des comme ça, il y en aurait des centaines, des milliers. J’espère qu’on a pas choisi le pire moment pour venir en Bretonnie. »
Tout le monde devint silencieux. Silence que Fabrizio brisa avec un petit ricanement.
« Tranche-lui le crâne, Contessa. Comme dit Jeanne, j’aimerais bien montrer cette magnifique bouille au prochain connard qui dira qu’on ment.
– Au pire ça fera un beau trophée. Un crâne qui scintille. »
La pirate lança la serviette sur son épaule comme un torchon, puis ressorti son gros couteau de botte édenté avec lequel elle commença à soigneusement tenter de séparer la tête de l’orque du reste de son corps. Et étant donné les morceaux de fer dont il était conçu, l’exercice se transforma vite en une espèce de massacre gore plutôt qu’en un semblant d’opération chirurgicale.
« Retrouvez-moi les ânes et rassemblez-vous. Je préfère me casser d’ici le plus vite possible que d’attendre de retomber sur des gobelins. Qui sait combien il y en a dans ces montagnes ? »
Les caravaniers se remirent au travail. Jeanne, de part sa blessure, n’eut pas l’obligation de se mettre à remettre en état les chariots et se préparer de nouveau au voyage.
Elle eut en revanche tout le loisir de dire au revoir à Vaillant, avant d’être malheureusement forcée de laisser son compagnon derrière elle. Elle put apercevoir que son cheval avait un trou de balle à bout portant dans le crâne. Fabrizio avait eu au moins le mériter de l’abattre proprement et rapidement, plutôt que de l’égorger et de le laisser saigner sur la route.
***
Le voyage fut éprouvant. Encore le froid, les marches et la fatigue, les mauvais repas et les semi-repos. Mais au moins, ils étaient restés en vie. Ils eurent une seconde frayeur, d’autres gobelins qui les agressèrent de quelques flèches bardées, mais ils furent mis en déroute par la poudre à canon. À présent, les caravaniers étaient beaucoup plus alertes, prenaient moins de risques, et ils n’eurent pas à déplorer d’autres blessés, ni rencontrer d’autres « orques de fer ». Lukas essayait d’ailleurs de convaincre le groupe, et peut-être même lui-même que cet orque devait être unique en son genre et qu’il n’était pas possible qu’il y ait des milliers comme lui qui étaient en train de naître dans les Voûtes du Vieux Monde.
Enfin, le groupe commença à recroiser de la verdure, des rayons de soleil, et moins de vent. Et c’est alors qu’ils entrèrent dans une grande clairière que Fabrizio demanda à ce qu’on arrête la caravane afin qu’il puisse déclarer théâtralement :
« Mesdames messieurs : Bienvenue en Bretonnie. »
Il y avait de grandes étendues de vide. Des prairies et des pâturages à perte de vues. Quelques arbres sauvages ça-et-là, qui poussaient sans que l’on contrôle ou raisonne leur pousse. Des rochers, au sol des traces de passage de roues qui coupaient l’herbe. Et des montagnes dans le fond, à perte de vue. Une ambiance magnifique et idyllique, d’autant plus agréable quand on avait passé les derniers jours à parader dans le froid et les pluies verglacées.
« Là bas, c’est le château du marquis de Glamborielle. Il règne sur cette partie de la Gasconnie, sur ses montagnes et ses châteaux qui surveillent la frontière. On pourra s’y restaurer avant de continuer notre route.
En avant. »
Ils descendirent les vallées, en profitant d’un petit vent frais. Pour une fois, ils cessèrent d’être sur leurs gardes et d’avoir leurs pistolets à la main. Ils se contentèrent de s’étendre doucement. À un moment, Contessa demanda même au père Milan de leur chanter quelque chose, et le prêtre de Shallya accepta en souriant d’égayer le trajet avec un petit poème qui parlait de chevaliers et de dames à sauver – ce qui allait plutôt bien avec le thème.
Après avoir traversé pendant trois bonnes heures des étendues de vide, ils repérèrent finalement quelques misérables chaumières au bord d’une petite rivière. Fabrizio indiqua qu’ils pouvaient y faire une halte avant de continuer vers Château-Glamborielle.
« Les Gasconnais sont surtout des éleveurs de moutons. Ils ont la bougeotte, ils suivent les saisons et déménagent selon les besoins des pâtures. Des gens plutôt sympathique, mais vous étonnez pas s’ils ont tous des lames sur eux. C’est pas le Bretonnien typique, ici. »
Au fur et à mesure de leur route, les chaumières devinrent de plus en plus grosses, et un squelette de village se mit à apparaître. Un paisible hameau composé de quelques masures de terre cuite avec un toit de paille, des petits enclos avec un potager devant, ce qui ressemblait à une grange en chaume.
Et personne. Absolument personne. Pas âme qui vive. Pas de bête, pas même une poule qui attendait. La plupart des outils agricoles qu’on avait tendance à croiser étaient absents : il n’y avait pas l’ombre d’une simple fourche.
La troupe s’arrêta devant le seul « bâtiment » en pierre de ce patelin. Il s’agissait rien de plus qu’un tout petit autel champêtre, un toit et une dalle de pierre devant laquelle les villageois venaient poser une offrande et dire une prière. Les petites gravures peu artistiques autour de la dalle semblaient évoquer de la nature, et un homme et une femme qui se tenaient main dans la main. En descendant des chariots, Lukas s’en approcha et se signa.
« Taal et Rhya bénissent ces lieux.
– Bien, ça fait au moins quelqu’un ici »
Fabrizio regarda à droite, à gauche. Il grogna.
« C’est bizarre… On est au printemps, devrait y avoir des gens ici.
Fouillons un peu le coin. »
La recherche, étant donné la petitesse du village, ne prit pas plus de vingt minutes. Tout juste le temps d’aller toquer aux portes des chaumières, de regarder par les fenêtres, puis de carrément entrer par effraction : De toute façon, aucune des portes n’avait de loquet fermé. Les chaumières étaient toutes en grande partie vide. Il y avait tout juste quelques meubles comme une table ou un vieux sommier qu’on pouvait encore trouver, mais ni paillasse, ni nappe, ni vivres ni outils. C’est comme si tout le village avait déménagé en hâte et emporté tout ce qu’ils pouvaient avec eux.
« Quelque chose de votre côté ?! Héla Woldred à certains de ses camarades qui étaient par-dessus un enclos.
– Que dalle, y a personne ! Répondit en criant un Obrad qui cessait d’espionner une grange.
– Bon, bon revenez. »
Tout le monde se regroupa autour de l’autel. Fabrizio se tenait devant, les mains sur les hanches, en grimaçant. Les caravaniers des Principautés s’étaient tous inclinés et avaient commencé une courte prière aux divins époux, mais Contessa et Fabrizio s’en abstenaient, probablement car ils étaient Tiléens et que ce couple était moins populaire d’où ils venaient.
« Bon… C’est franchement bizarre. On dirait qu’ils sont tous partis. Je sais pas ce qui s’est passé. C’est un endroit établi ici, forcément des gens qui y vivent, même aux saisons où les éleveurs partent faire paître leurs moutons dans les montagnes. On aurait dû au moins croiser les anciens et les enfants.
– Quelque chose les a peut-être fait partir. Espérons que ce soit pas un méchant démon qui va tous nous manger. »
En disant ça, Contessa tira la langue à l’attention de Lukas. Le caravanier, superstitieux, se contenta de la foudroyer du regard avant d’à nouveau lier les mains et prier devant l’autel.
« On peut se reposer et se restaurer ici au moins, avant de reprendre notre route. C’est sécurisé. Et puis, y a une rivière à côté, alors on va enfin pouvoir se laver. »
Il fallait voir la tête de la compagnie. Certes, des types comme Obrad ou Woldred ne devaient déjà pas beaucoup se laver d’ordinaire, mais à présent, les messieurs ressemblaient tous à une bande d’ermites hirsutes, qui sentaient fort et avaient des barbes trop longues. L’eau froide d’une rivière allait peut-être permettre de leur redonner un minimum de prestance.
Mais avant que qui que ce soit puisse se lever et se presser, Contessa rugit.
« Nan. Tu m’as forcé à me foutre la gueule dans du sang, alors vous restez là, je pars me laver en premier, et on est pas mixtes ici. Vous restez là à prier et je vais me récurer d’abord.
La Jeanne elle peut venir si elle veut, mais si je prend un de vous autre il va chanter aigu. »
Et ayant dit cela, elle se saisit de son paquetage et s’éloigna net en traçant vers la rivière. Obrad attendit très intelligemment qu’elle soit suffisamment éloignée pour sortir :
« De toute façon c’est pas comme si on allait reluquer une hommesse... »
Fabrizio pesta d’un petit son à l’attention d’Obrad, puis finalement se résigna à gueuler. À la place, il fit un signe de tête à Jeanne et leva sa main en indiquant un majeur et un index.
« Hey, est-ce que je peux te parler deux minutes ? Juste deux minutes. »
Le marchand ne s’éloigna pas trop. Il fit juste quelques pas pour s’éloigner de la masse des pèlerins et des caravaniers qui priaient tous autour de l’autel. Il prit une petite voix basse, et un ton accorte.
« Écoute Jeanne, je veux pas paraître insultant ou brusque, mais heu, maintenant que t’es en Bretonnie, je veux quand même te rappeler que cet endroit bah… ça a des règles un peu bizarres, tu comprends ? C’est rempli de gueux superstitieux et les seigneurs ils sont pas tous très sympas. Et tu vois, le fait que tu sois une femme qui porte une arme, bah…
Bah ici c’est pas le culte de Myrmidia qui est répandu. Les femmes qui se battent c’est moyennement vu. J’veux dire. Tu fais ce que tu veux, je suis pas ton père, mais si tu veux je peux te passer un rasoir, que tu te raccourcisses les cheveux. Tu prends une voix grave, tu parles pas trop, tu te donnes un nom de mec et ils s’en apercevront pas. T’es pas obligée, j’ai pas à te donner d’ordres, mais je m’y connais en Bretonnie, si tu dis ouvertement ton nom et le fait que tu aies le beau sexe, il y a des sales types qui vont pas arrêter de te chercher des noises sur le chemin. Te retenir, t’obliger à présenter des papiers, te harceler…
Contessa elle elle s’en fout parce que si un chevalier lui parle mal elle arrive à le terrifier. Mais disons que toi, bah, t’es quand même plus sympa qu’elle.
Tu fais c’que tu veux, je te dis juste ça pour t’aider, hein ! Moi perso je m’en fiche, t’es une bonne et une brave, t’as rien à prouver à qui que ce soit ! »