- Vous avez soutenu qu'il était présomptueux de voir la Dame dans chacune de nos rencontres, mais ne l'est-il pas tout autant de tenter de deviner sa volonté en toutes circonstances ? J'ai renié mon devoir envers Cobie, j'ai brisé mon serment envers Reinald, j'ai abandonné Aveline. Est-ce bien, est-ce juste, est-ce saint ? Sans doutes pas. Mais dame Aveline ne pouvait aller de l'avant sans savoir ce qu'il était advenu de son frère, et je ne pouvais me regarder dans le miroir le matin alors que je n'essayais pas de rembourser la double dette de vie que j'avais contracté envers mon ami. Je ne peux vous garantir que la Dame soutient mes actes, pas plus qu'elle les rejette, mais je vous accompagnerais à la chapelle la plus proche pour l'implorer de le faire.
Enfin, il tourna la tête pour regarder Armand, à qui il adressa le même sourire triste qu'auparavant. Un imperceptible hochement de tête sembla signifier sa gratitude, comme remerciant le jeune homme d'avoir accepté de l'accompagner.
- En route, Armand de Lyrie. Le soleil commence à décliner et la chapelle est à une demi-journée de route d'ici.
***
S'il ne pipa mot, Evrard de Cobie ne cacha pourtant pas sa surprise lorsqu'il vit l'individu qui se chargeait de remplir les fontes de selle du cheval d'Armand avec les diverses denrées qu'il avait acheté. Si Armand tenta d'imposer à Triboulet une certaine étiquette avec son nouveau compagnon, c'était bien mal connaître le gaillard que d'espérer le voir tenir sa langue plus de quelques minutes. A peine avaient-ils quitté Magone que déjà, Triboulet y allait de son anecdote sur le vin qu'il avait acheté, avant de dévier vers quelques curieuses histoires personnelles de son cru, ignorant totalement les regards mauvais d'Armand et les ceux gênés d'Evrard.
Lorsque le paysan consentait à la fermer quelques minutes, il permettait au gasconnais de démontrer qu'il était un très agréable compagnon de route. Ouvert à la discussion, il écoutait attentivement tout ce que pouvait lui raconter Armand, et répondait sans ambages aux questions qu'on lui posait, montrant toujours un certain élan d'enthousiasme à reparler de ses jeunes années de chevalier errant, à traquer jours et nuits les peaux-vertes en compagnie de Reinald. A l'inverse, il était bien plus réticent à parler du passé plus proche, de sa vie à Cobie après le départ de son Seigneur, et de manière générale, toute évocation d'Aveline suffisait à le murer dans un silence gêné, que bien heureusement Triboulet rompait avec facilité.
Il était bien mieux équipé que son nouvel ami d'Aquitanie. Il chevauchait un magnifique palefroi alezan marchant à l'amble, à l'allure bien plus noble que le roncin utilité par Armand, ou du mulet maladif de Triboulet. Portant un solide harnois, il avait néanmoins laissé son casque accroché à une sangle de son cheval, sans doutes pour faciliter la conversation avec le chevalier de Lyrie.
Le plus surprenant venait sans doutes de l'imposante arme qu'il avait sanglé dans son dos, très différente des standards de chevalerie auxquels Armand était habitué : un solide marteau de guerre à deux mains. Lorsque Triboulet le questionna sur le sujet, il se contenta de répondre avec un sourire mystérieux qu'il avait choisi une arme adaptée à sa destination.
Il ne fut pas nécessaire de faire de détour pour rallier la chapelle du Graal que le tenancier de l'auberge de Magone avait décrit à Armand, cette dernière se situant sur la route menant aux tumuli. Longeant le flanc de la montagne, les trois cavaliers progressèrent au rythme du pas boiteux de la mule de Triboulet, observant des alentours dénués de vie humaine. A l'image de Magone, seules les cités les plus fortifiées et les plus chanceuses avaient réussi à survivre, et le fief du seigneur Landry était le dernier à tenir debout dans le sud-ouest du massif, avant l'orée de la forêt de Chalons. Plusieurs fois, ils dépassèrent des ruines de précédentes tentatives d'établissement de village, la plupart du temps déjà partiellement recouverts par la végétation. Leur environnement devint rapidement de plus en plus sauvage, rappelant qu'en l'absence d'hommes, la nature reprenait toujours ses droits : la route devint chemin, puis le chemin devint sentier, qui lui-même se fit de plus en plus difficile à distinguer, noyé dans les herbes hautes qui en l'absence de passage humain, reprenaient toute liberté de pousser à leur guise.
Un mois plus tôt, lorsqu'Armand avait quitté l'Aquitanie, les températures d'automne étaient encore clémentes. Aujourd'hui, si le soleil restait bien présent pour réchauffer les voyageurs, le vent était devenu bien plus agressif avec eux. L'hiver approchait, et il ne put que se féliciter de ne pas porter d'armure pour le moment, lui permettant de mieux s'emmitoufler dans son épais manteau. Evrard ne se plaignit jamais des rigueurs du froid, quand bien même ce dernier devait traverser son armure de part en part. Quant à Triboulet, sa principale réaction fut de signaler sa grande hâte de s'installer pour la nuit afin qu'on puisse se réchauffer avec l'excellent cru qu'il avait réussi à négocier à prix d'ami à Magone.
C'est alors que le soleil se couchait que la chapelle convoitée apparut, au bout du sentier qu'ils avaient suivi jusque là. Contrairement à leurs craintes, cette dernière n'était pourtant pas en ruines : si les pèlerins du Graal n'avaient pas estimé nécessaire de débroussailler le chemin y menant, ils avaient pourtant bien du visiter récemment ce lieu saint, puisque les murs avaient été nettoyés, les vitraux dépoussiérés, et les mauvaises herbes envahissant les interstices des pavés en pierre arrachées.
Evrard descendit de sa monture qu'il abandonna à l'entrée de la chapelle, avant de prendre quelques secondes pour lever la tête et lire à haute voix les inscriptions gravées au dessus de la porte.
- "La chapelle de Cuileux se relèvera toujours de ses cendres, aussi éternelle que l'amour de la Dame pour les plus braves de ses chevaliers".
En observant de plus près l'édifice, cette phrase prenait tout son sens. Les pierres à la base de la chapelle étaient plus anciennes et abimées, tandis que les autres semblaient provenir de différentes carrières et époques. Elle avait sans doutes déjà été détruite à de nombreuses reprises par les orcs, et à chaque fois rebâtie : elle était de petite taille, sans doutes pour permettre une reconstruction rapide en cas de nouvelle attaque.
Avec le soleil couchant, les rais de lumière traversant les vitraux de la chapelle donnaient à l'intérieur de la chapelle une ambiance magnifique. Les couleurs blanches et or de la Dame et du Graal sur le vitrail principal se reflétaient sur son autel central, tandis que le reste de la pièce dans laquelle était disposé une demi-douzaine de bancs en bois était éclairé avec moins d'intensité par des couleurs plus prononcées.
Cliquetant à chaque pas dans son armure, Evrard s'avança jusqu'à l'autel et utilisa son briquet à amadou pour allumer les quelques bougies qui y étaient disposées, avant de s'agenouiller pour se recueillir silencieusement, les yeux fermés. Ainsi prostré dans le rai de lumière blanc qui couvrait le centre de la chapelle, il semblait comme béni par la Dame en personne.