Car l'heure était aussi au départ pour les chasseurs. Les directives du Loup Blanc avaient été suivies à la lettre, comme d'habitude. Klaus avait acheté des mules pour faire office de monture et un yak pour le bât, avec l'assurance d'être remboursé de moitié si il ramenait les bêtes en bon état à leur ancien propriétaire. Il avait aussi emmené son chien, un petit roquet au poil rêche répondant au nom de Karl-Franz. Cet animal était détestable à bien des égards et semblait partager le mauvais caractère de son maître, mais son flair et ses dons de pisteur en avaient fait un atout de valeur lors des contrats précédents. Amar, quant à lui, s'était procuré les toiles de la Drakwald dont il avait parlé la veille, ainsi que la chaîne commandée par Geralt. Cette dernière avait été assemblée toute la nuit durant et avait coûté une petite fortune, car un maillon sur trois était en argent. Hirohito avait fait un passage dans les différentes échoppes d'apothicaires et d'alchimistes que contenaient les Sentinelles. La plupart de ces commerçants étaient des charlatans, mais le nippon connaissait les bonnes adresses. Il revint avec ce qu'il pu glaner : deux fioles supplémentaires de feu liquide, trois bombes à fumée, des bandages et des onguents ainsi qu'une petite collection d'antidotes contre le venin des scorpions, serpents à sonnette et autres bestioles qui rôdaient dans les environs. Le mystérieux guerrier s'excusa de ne pas avoir trouvé plus de matériel mais présenta tout de même à Geralt trois espèces de seringues en bois noir. Selon celui qui lui les avait vendu, il suffisait de se piquer le bras avec et d'appuyer sur le piston pour qu'une substance se répande dans le sang et décuple momentanément la vitesse et les réflexes. Mog, enfin, s'était simplement présenté avec une carcasse de porc écorchée et ouverte en deux négligemment jetée sur l'épaule. Il pria ses collègues de noter la maîtrise dont il faisait preuve pour ne pas l'engloutir d'un coup, et il feignit de ne pas se rendre compte qu'il manquait un jambon sur l'animal.
C'est ainsi qu'ils se mirent en route vers le Sud et s'enfoncèrent dans les canyons rouges et poussiéreux du Désert Hurlant. Sartak le hobgobelin les guidait, monté sur son loup géant. Le peau-verte restait à distance du groupe, montant et descendant la piste. Il disparaissait parfois pendant plusieurs heures pour réapparaître au détour d'une ravine ou d'un escarpement rocheux. Venaient ensuite les humains de la bande montés sur les mules et flanqués de Mog le Tranchoir monté sur son fidèle rhinox, Grugru, que le colosse dirigeait à coups de baffes. Les cavaliers encadraient ainsi le yak de bât qui portait les vivres et le matériel, dont trois tonnelets de poudre noire.
Les deux premiers jours du voyage furent longs et assommants. Seuls au milieu de ce territoire inhospitaliers, les chasseurs étaient la proie de l'ennui et des vents cinglants. Ils se couvrirent le visage, la tête et les épaules dans de vastes chèches pour se protéger des rafales de poussière et de la morsure du soleil. Les nuits, à l'inverse, étaient glaciales et il fallait s'abriter dans des renfoncements rocheux pour échapper aux bourrasques. Tous se serraient alors auprès du feu, à l'exception de Sartak qui dormait comme un animal, roulé en boule contre son loup dans un creux non loin. Mais les hommes de Geralt étaient aguerris et supportaient sans mal ces conditions extrêmes. Ils parlaient peu, concentrés sur la suite à venir, et avalaient leur dîner avant de désigner les quarts de guet et d'aller se reposer dans leurs couchages en cuir rembourrés de laine.
Ils n'en étaient pas à leur première sortie. C'était une compagnie dure et austère, car la franche camaraderie était réservée aux soirs de taverne. Ici, dans les étendues sauvages et arides du Désert Brûlant, seuls survivaient ceux qui faisaient preuve de résilience et de professionnalisme. Cette tension permanente laissait peu de place aux plaisanteries ou à l'étourderie. C'est ainsi qu'Amar arrêta Crispin au dernier moment alors que ce dernier allait se glisser dans son sac pour dormir, le premier soir. L'arabéen attrapa le couchage et le retourna avant de l'agiter vivement, faisant tomber sur le sol une dizaine de petits scorpions noirs. Il les écrasa méthodiquement et secoua la tête avec condescendance en regardant le jeune sorcier, lui lâchant quelques mots dans sa langue natale qui n'avaient certainement rien d'amicaux.
Crispin, au demeurant, faisait preuve d'une détermination remarquable pour un bleu. Il ne s'était pas plaint une seule fois, se rendait utile dès qu'il le pouvait et apprenait vite. Observateur, il comprit rapidement, par exemple, qu'il valait mieux se servir dans les vivres prévus pour la soirée avant que Mog ne passe par là – son estomac criant famine toute la nuit durant l'ayant probablement aidé à arriver à cette conclusion. Le jeune homme prenait l’initiative de desseller les mules et débâter le yak lorsqu'il était temps de monter le camp. C'est aussi lui qui s'occupait de trouver du bois et d'allumer le feu, faisant naître ce dernier d'un simple effort de la pensée. Klaus n'aimait pas le voir utiliser la magie, arguant que cela le mettait mal à l'aise, tandis que l'ogre grommelait quelque chose comme "le feu c'est sacré, petit homme devrait pas y toucher, ça va faire des histoires". Toutes ces activités ne manquaient pas d'épuiser la nouvelle recrue, aussi dormait-elle à poings fermés, quand bien même Mog n'était pas loin et ronflait plus fort encore que son rhinox.
C'était la deuxième nuit dans le désert et, si l'on en croyait leur guide, les marécages n'étaient plus qu'à quelques lieues. Bientôt, ils entreraient sur le territoire du Démon de Fiel. Pour l'heure, tous dormaient sauf Geralt et Hirohito. C'était le quart du premier, et le second lui tenait simplement compagnie, assit en tailleur, son sabre posé sur les genoux. Cela faisait plus d'une heure qu'ils étaient assis sans parler de part et d'autre du feu, le regard perdu dans les braises et l'esprit seulement perturbé par les ronflements de la troupe et les cris des animaux nocturnes qui évoluaient autour du campement.
- "Le petit tient le coup." dit simplement Hirohito, brisant le long silence qui s'était installé entre les deux chasseurs. Il jeta un regard vers la forme endormie de Crispin, et sur laquelle sommeillait sans gêne aucune l'irascible Karl-Franz. "Peut-être ne t'es-tu pas trompé sur son compte. Le feu est vivace en lui. Il a de l'ambition."
Il y eu un ricanement non loin, et le nippon ramassa lentement un caillou pour le lancer vers l'origine du bruit. Une hyène couina quelque part dans l'obscurité et le calme revint rapidement.
- "Ce n'est pas l'or qu'il veut, c'est l'aventure." Ses yeux en amande se vissèrent dans ceux de Geralt. "Toi non plus ce n'est pas l'or que tu veux, Loup Blanc." dit-il. Il semblait y avoir une interrogation dans son affirmation.