***
« Wow, put… », s’exclama Lucretia en ouvrant des yeux ronds comme des soucoupes. Celui-là était sacrément chargé. Le sang, qu’elle avait aspiré, lui monta à la tête avec une vitesse fulgurante, et elle sentit une étrange chaleur diffuse envahir son corps. Voilà que le monde commençait à tanguer de manière dangereuse, à croire que la terre ferme, désormais instable, ne reposait désormais que sur un gigantesque océan qui se serait étendu à perte de vue. Même si, étrangement, elle ne parvenait pas à poser son regard dessus. Elle le chercha un instant durant, s’abaissant çà et là pour tâter de la possible ductilité du sol, espérant peut-être trouver cette eau trompeuse qui manquait de la faire chavirer à chaque pas, en vain.
En fin de compte, c’était bonne ambiance, tout ça. Le regard un peu flou, elle fit quelques pas, puis s’arrêta de manière contemplative, et un peu stupide, devant le théâtre qui se déroulait devant elle. Des orcs se rentraient devant dans une jovialité excessive, des haflings balançaient des tartes au visage des nouveaux venus, des elfes noirs s’amusaient, le plus rapidement possible, à planter entre leurs doigts un couteau dont la trajectoire s’en trouvait toujours plus modifiée par les diverses bousculades aux alentours, et les appendices se perdaient aussi bien que les cris de douleur. Quelques gobelins avaient décidé de troquer la catapulte pour des canons impériaux abandonnés sur un champ de bataille, mais, étrangement, la poudre noire avait un effet tout à fait différent sur leur corps que ne l’avait l’inertie et la simple projection. Ca pétardait dans tous les sens, et une flopée de petits morceaux verdâtres s’envoyaient en l’air. A ce propos, un minotaure, venant tout juste de rencontrer une femelle braie, avait décidé de… Lucretia détourna les yeux.
Plus loin, un pogo avait débuté entre des orcs noirs et des nains, et les armures s’entrechoquaient allègrement dans un concert métallique qui faisait peine à voir. Quelques haflings, happés par la foule, ou délibérément poussés par leurs comparses à l’humour douteux, furent broyés en moins de temps qu’il n’en fallait pour le dire, sous les éclats de rire d’une Lucretia imbriaque. Totalement défoncée, l’immortelle décida de tenter sa chance, mais, plutôt que le pogo, opta pour le limbo. Tournant son buste vers le ciel, la vampire s’attela à s’incliner vers l’arrière, franchissant ce mur de coups de poing et de bastonnade, esquivant le tout de la manière la plus gracieuse possible.
« Youhouuu ! », cria-t-elle en s’élançant au beau milieu de cette mortelle cacophonie, tête à l’envers en frétillant des épaules. Juste avant d’être arrêtée net en se mangeant une violente patate de forain, qui, bien qu’envoyée par mégarde, la calma direct. Toute décoiffée, mais n’y prenant pas garde, elle vociféra en levant bien haut le point, tournant sur elle-même dans ce bain de foule sans parvenir à repérer son agresseur.
« Viens là que j’te retrouve. J’vais si bien t’défoncer que même ta mère te r’connaîtra plus. Connard, va. »
Fort heureusement bien plus solide que la normale, seule sa stature, déjà bien entamée, en avait pâti, et la Lahmiane parvint à se frayer un bout de chemin au travers de toute cette agitation. Cela juste avant d’entendre un bruit des plus inopinés.
« Bip-bip ! »
Et voilà la fière vampire qui se fit tout bonnement rouler dessus par une troupe de quatre gus, dont un nouvel orc noir, troupe qui traversa à son tour la plèbe en fonçant dedans comme dans du beurre. Clignant des paupières d’un air ahuri, Lucretia se releva tant bien que mal, époussetant ses vêtements nouvellement marqués de traces caoutchouteuses sur lesquelles l’on pouvait lire Miche-lain. Demeurant dans l’incompréhension la plus totale après ce qui venait de se passer, elle remarqua toutefois que l’allée était à présent dégagée, et s’engouffra dans la faille qu’avait formée le bus de la Suicide Squad.
Titubant à plusieurs reprises, boitant quelque peu, elle parvint non sans mal jusqu’à une espèce de bureau de vote. Là, une pancarte avait été dressée, rappelant les règles de la course qui n’allait pas tarder à débuter. Son regard trouble se posa sur les lettres, qui se mirent à tournoyer dans tous les sens, lui donnant un sacré mal de crâne. Une fois de plus, Lucretia tiqua, clignant des paupières, demeurant faussement droite et stoïque face à cet ensemble de phrases dont le sens lui demeurait sibyllin. De la concentration à la stupidité, il n’y avait qu’un pas. La Lahmiane l’avait bel et bien effectué.
« Bha… j’ai rien bité », grommela-t-elle d’une voix avinée et hasardeuse, tout en tournant les talons pour poser ses coudes sur le comptoir, avant d’adopter la posture qu’elle trouvait le plus naturelle possible. Avachie, ouvrant une paupière lourde, elle observa les environs, afin de comprendre ce qui se tramait et comment tout cela pouvait bien fonctionner. Puis, après qu’un chaland eut parié, et que Lucretia eut remarqué la présence d’un immense hibou, le déclic se fit, et un « o » se forma sur ses lèvres. Se relevant brutalement, envoyant valser son tabouret, l’Imortelle s’engagea vers la piste, en direction du hibou. C’était donc lui qui tenait les comptes des votants, et, même si elle était assurément trop saoûle pour tous les dénombrer, elle avait bien compris qu’il y en avait un paquet. Levant la main, puis l’index, à la manière de celle qui savait, et de celle qui allait annoncer quelque chose de très important, elle s’adressa au volatile.
« Youhouu², du piaf ! Je vote dix sur Bleu-Bong ! Sinon, ça boom, toi, t’es pas trop en PLS à tout compter ? Aloooooors, , continua-t-elle presque en zozotant, la voix geigneuse et hasardeuse, tandis qu’elle s’appuyait sans grâce aucune contre une palissade, sinon, j’ai un boooooon conseil à te donner, gros. Y’a un truc fort efficace qui pourrait t’aider, fabriqué par les z’aut’ nabots des montagnes. J’crois qu’ça s’appelle un solveur, mais, eh, s’il est facile à dénicher, faut encore réussir à l’ouvrir, le bordel, et ça, çaaaaaaa, mon gugus, c’est pas facile facile, moi j’te’l’dis ! »
Ayant déversé sa science, elle s’en retourna, zigzaguant, avant de manquer de se percuter une nouvelle fois par une immense créature qui roula la tête la première sur le comptoir. Une panse énorme, un corps démesurément gras, presque pas de cou, et une expression presque aussi intelligente que celle de la baronne de Bratian, qui le contempla, l’œil circonspect. N’ayant plus aucune notion de danger, elle s’en approcha, lui tapotant le gras du ventre du bout du doigt.
« Toi, mon poto, t’es du genre à rouler plutôt qu’à tomber quand on t’pousse. »
Puis Lucretia eut une nouvelle révélation ; elle l’imagina dans un tableau, entouré de jaune, l’air vraiment pas content, levant les deux bras au ciel tout en tenant une énorme barre de métal et en déversant sa malédiction sur une pauvre créature en contrebas.
« Eh mais c’trop la classe, ça ! Par contre, j’ai toujours pas réussi à piger… C’que tu sais cracher, c’est du feu, ou d’la fondue savoyarde ? »
Et la question avait tout l’air d’être des plus sérieuses ; plongeant son regard dans le sien, Lucretia avait ses sourcils froncés, le front plissé, et tentait de comprendre tout le mystère qui environnait aussi bien l’ogre que sa propre question. Elle finit par hausser les épaules et s’en détourner, comme si cela, au fond, n’avait plus aucune importance.
Et là-bas, n’était-ce pas un affreux ruffian, qu’elle venait d’apercevoir ? Ni une, ni deux, la vampire apparut derrière sa chaise, y faisant dépasser soudainement sa tête dans un petit « plop ». L’air renfermé sur lui-même, prudent, des cicatrices plein la trogne, ne lui disait-il pas quelque chose, d’une manière étonnamment curieuse ? Si, et elle connaissait son principal défaut.
« T’inquiète, j’suis là pour t’apprendre, mwa », clama-t-elle dans une allure fanfaronne. Et à la digne Lahmiane, pleine de poussière et débraillée, de se diriger vers une porte, qu’elle arracha prestement. Comme ça, sans crier gare, sans prendre de gant, et, surtout, contrairement à certains, sans difficulté aucune. Par contre, s’il lui était aisé de la déraciner de ses gonds, elle s’avérait bien moins facile à rapporter. Car oui, c’était bien ce que Lucretia avait en tête.
La prenant dans ses bras du mieux qu’elle le put, elle se mit à tanguer et à vaciller comme jamais. Dans son équilibre précaire, elle n’avait pas l’allure fine, et ses mouvements ne l’étaient pas non plus. Chavirant d’un côté comme de l’autre, elle racla plus d’un comptoir, envoyant valser les verres et les bouteilles, cogna trois quatre personnes et en envoyant à terre tout autant de son lourd battant de bois. La voilà qui fut déséquilibrée sur la gauche, son pied droit soulevé dans le vide, et elle dut faire contrepoids pour rétablir son assiette… avant d’y avoir mis tant de détermination que ce fut au pied gauche de ne plus toucher le sol. Mais, avec force de volonté, elle parvint à revenir auprès de Konrad.
« Et voilà ! Tiens, cadeau, en souvenir », lui affirma-t-elle tout en lui lâchant la porte dessus. Et elle s’en fut de nouveau.
Attendant le départ de la course, ses pas la conduisirent jusqu’à un positionnement bien placé pour admirer la scène, où elle tomba nez-à-nez avec le groupe qui l’avait envoyé valser. Alors que, les mains sur les hanches, elle s’apprêtait à faire entendre sa colère, le manège de la femme rousse, qu’elle ne reconnut pas plus que cela, lui sauta aux yeux. L’autre, culottée, usait de ses charmes pour se payer un ou deux verres, et déboutonnait sa chemise qui en révélait déjà bien trop. Ni pute, ni soumise, la Lahmiane en manqua de s’étrangler. Elle était bien prête à redresser les torts de la société, et à user de toute son éloquence pour marquer sa désapprobation aussi bien que sa détermination. Aussi, dans son cataglottisme le plus alambiqué qui fût, usant de figures de style toutes aussi bien distinguées les unes que les autres, elle s’exclama :
« Haaaaaannnn la saaaaaloooopeeeeee !!!! »