En cette belle fin de matinée d’un quelconque aubentag du mois du sommerzeit 2529, les rues de la métropole étaient bondées. Les fêtards et ceux qui avaient trop bu la veille avaient eu le temps de décuver et commençaient à errer comme des âmes en peine, tandis que les nombreux bateaux accostaient et repartaient sans cesse dans un ballet qui durait déjà depuis le petit matin. Les tavernes, les docks, les boutiques, les cours d’entraînements des mercenaires… Tout ce petit monde était bien réveillé et grouillait d’animation, dans une atmosphère certes moins inquiétante et moins animée que celle de la nuit, mais également plus propice à la productivité et non moins pittoresque. Ici, entouré par une foule de curieux de tous les âges, un estalien défiait en duel un tiléen, selon les lois du code de la piraterie. Là, un cracheur de feu impressionnait les passants pendant que son complice délestait de leurs bourses les badauds qui avaient le malheur de s’arrêter un peu trop longtemps pour admirer le spectacle. Un peu plus loin, un docker norse déchargeait des caisses d’alcool de contrebande depuis un navire marchand jusqu’à une échoppe minable.
Pour ceux qui ne la connaissaient pas, Sartosa valait le détour, rien que pour son architecture insolite, témoin à la fois de son histoire et de l’ingéniosité dont il avait fallu faire preuve pour s’adapter à l’environnement géographique. L’île entière de Sartosa était entourée de falaises calcaires, qui dans la cité éponyme atteignaient la hauteur de trente-cinq mètres. La ville entière était conçue sur trois niveaux.
Les docks et les bas-fonds étaient évidemment au niveau de la mer, sur le rivage. Cet endroit était toujours très animé, puisque c’était le lieu de passage obligé pour arriver ou partir de la ville et le plus souvent même de toute l’île. On pouvait y fréquenter toutes sortes de gens plus ou moins recommandables, en fonction des quartiers et des docks. D’ailleurs, pour ceux qui s’y connaissaient, chaque emplacement était implicitement réservé à un type bien particulier de navire, et celui qui ignorait ces usages pouvait risquer gros, allant de la simple insulte et remontrance du pêcheur local ou du passage à tabac pour s’être amarré sur la jetée des seigneurs pirates, jusqu’à un défi en duel pour les récidivistes durs d’oreille ou ceux qui défiaient volontairement les « propriétaires » des emplacements « squattés ».
Après la partie bâtie au niveau de la mer, relativement limitée en superficie, venait l’à-pic, la falaise sur laquelle avait été construit tout un réseau complexe et pas forcément cohérent de passerelles, échelles, cordages et échafaudages, qui avait été modifié, complété et parfois partiellement détruit au cours des âges. Dans le même temps, de nombreuses bâtisses avaient été construites sur les éperons rocheux dépassant de la falaise, ou parfois même simplement accrochées, suspendues à flanc de falaise au dessus du vide par des câbles et cordages ou supportées par des poutres, étais et piliers branlants. A ces diverses constructions dépassant de la falaise venaient s’ajouter celles qui s’enfonçaient dedans. Bien entendu, les diverses grottes, trous fissures et autres cavités naturelles avaient toutes été élargies et exploitées au maximum de leurs possibilités pour former un véritable gruyère d’habitats et d’établissements troglodytes, creusés à même la roche. Parfois même, mais cela était rare car ça demandait beaucoup d’efforts et présentait un risque certain, on creusait dans la roche une nouvelle cavité afin d’y abriter un nouveau bâtiment. L’ensemble n’était qu’une accumulation d’initiatives de construction s’étalant sur plusieurs siècles, sans concertation ni logique apparente. Il en résultait un capharnaüm terrible, avec parfois des passerelles débouchant sur le vide, et des lieux pratiquement inaccessibles si l’on ne savait pas exactement quel chemin emprunter pour s’y rendre. Parfois, descendre d’une passerelle pour aller dans un établissement de boisson situé juste trois mètres en dessous de là on se trouvait nécessitait si l’on ne voulait pas faire d’acrobatie, de parcourir un bon kilomètre en tout pour y arriver, après avoir emprunté 3 échelles, 18 passerelles plus ou moins longues, et un escalier creusé dans la roche. Pour le visiteur non habitué, ce labyrinthe était très impressionnant du fait de sa dangerosité, même si par chance, l’accumulation des passerelles, filets et cordages formait un réseau si dense qu’une chute directe jusqu’au pied de l’à-pic sans être stoppé ou freiné par un quelconque ouvrage paraissait très improbable voire quasi-impossible.
Le troisième niveau de la ville était sans doute le plus cossu, car il était situé au dessus de la falaise, sur le plateau volcanique très fertile de l’île. Le mont Ertinia, le volcan à l’origine de l’île de Sartosa, aurait été créé selon la légende par le dieu roublard Ranald lui-même pour sauver Jack des Sept Mers, le pirate légendaire dont la statue en pierre, haute de sept mètres, trônait sur un éperon rocheux dépassant de la mer au milieu de la baie des pirates, l’entrée du port de Sartosa. Quoi qu’il en fut, ce qui était certain était que le volcan en question était depuis longtemps en sommeil, ne produisant plus que des panaches de fumée de temps à autre. Un certain nombre de paysans s’étaient même établis sur l’île, exploitant les terres arables, mais non peuplées du plateau rocheux. Ces bouseux n’avaient toutefois pas leur place aux environs de la cité elle-même, car la partie du plateau surplombant la ville était réservée à une élite. Pour la plupart, il s’agissait des chefs des grandes compagnies mercenaires influentes à Sartosa, de grands capitaines redoutés par tous, dont les terribles « seigneurs pirates », et de quelques marchands suffisamment riches, puissants et dénués de scrupules pour avoir percé dans cette ville où la seule règle (mis-à-part le discutable « code pirate ») était l’anarchie.
Cette journée-là, donc, le soleil était déjà haut dans le ciel et promettait une après-midi de plomb, puisque la chaleur était déjà à la limite du supportable, approchant les trente degrés à l’ombre alors qu’il n’était pas encore midi.
C’est dans un établissement peu connu de Sartosa que deux aventuriers aux origines insolites, mais tous deux issus d’un père estalien, se rencontrèrent pour la première fois.
Orcbolg Tiburon, d’ascendance noble du côté de sa mère gospodar kislévite et de son père nobliau estalien, était parti naguère de Bretonnie par un bateau soi-disant en partance pour le Nord. Hélas, une fois à bord, l’explorateur s’était vite aperçu qu’il s’était fait rouler ! Le navire en question n’allait pas à Erengrad comme il l’avait indiqué à l’officier du port de Bordeleaux pour les registres, mais bien à la Cité-des-Pirates ! Il s’agissait en fait de blanchisseurs de marchandises volées en lien avec une organisation criminelle majeur de Bretonnie sur laquelle Orcbolg sut qu’il était préférable de ne pas se montrer trop curieux. Ne pouvant descendre ni forcer les matelots contrebandiers à faire demi-tour, l’aventurier avait été contraint de les suivre jusqu’à Sartosa où il avait débarqué la veille. Fort heureusement pour lui, il connaissait déjà un peu la ville, pour y être passé en compagnie de son mentor Fernando de Magellus. Cela lui avait permis de ne pas froisser les codes implicites et de ne pas s’attirer d’ennuis sans le faire exprès. Il avait également pu identifier une auberge connue : « Les Deux Mâts et Demi », qui était plutôt sure mais pas dépourvue d’ambiance pour autant, et où il avait pu passer la nuit tranquille.
Par un curieux caprice du destin, c’est dans cette même auberge des « deux mâts et demi » que se trouvait également un autre explorateur en herbe, un tiléen de naissance, né dans un bordel de Trantio, mais conçu par un quelconque duelliste estalien de passage, comble de l’étrangeté quand on savait à quel point les tiléens et estaliens ne se supportaient pas en général. Illettré, mais beau parleur et non dénué de talents, « Piero Orsone da Trantio », comme il aimait se nommer, répandait ou tentait de répandre « sa légende » à travers des histoires à dormir debout dans tous les tripots miteux où il posait son baluchon. Lui-même était à Sartosa depuis un certain temps déjà, peut-être même trop longtemps puisqu’on commençait à trop le connaître dans le coin et que certaines personnes s’échauffaient de plus en plus à cause des récits de ce soi-disant héros. Il serait bientôt temps pour lui de lever les voiles et de laisser les têtes se refroidir !
Alors que midi approchait, l’établissement était presque plein, et le hasard voulut que les deux aventuriers soient attablés chacun à une même table ronde prévue pour quatre personnes. C’est alors qu’ils furent tous deux abordés par un jeune homme à l’allure somme toute banale. Il s’agissait d’un marin probablement originaire de Sartosa d’après son accent local, qui portait des braies bleues foncées et un bandana rouge. Torse nu, il arborait des tatouages de vagues typiquement marins, avait des yeux marrons, les oreilles percées de boucles diverses, des cheveux noirs dont une mèche à l’avant était agrémentée de bijoux peu précieux (des perles en bois probablement), ainsi qu’une barbe savamment négligée et une cicatrice sur la joue gauche qui avait dû faire chavirer bien des cœurs, couplé à sa gueule d’ange pirate. Il arborait au cou pas moins de quatre colliers, dont un était constitué d’une simple corde, l’autre orné de trois dents de requin, le troisième de perles colorées et d’un fil tressé, et le dernier d’une sorte de médaillon taillé à l’image d’un navire.
-Bien le bonjourno senors. Je me présente, Marco Eusabio, pour vous servir. Si ce qu’on dit est vrai, vous seriez tous deux des explorateurs potentiellement disponibles et pas qui n’hésiteront pas à participer à ce qui ce qui pourrait être une « aventure » non ? Il se raconte que l’un de vous avait été vu ici il y a quelques années de cela en compagnie de rien de moins que Fernando de Magellus ! Et que l’autre aurait même embrassé une vampire belle comme la nuit et lui aurait même ravi son cœur !
Ma qué ! Seuls les gens du Sud peuvent se vanter de tels exploits en amour, mais je comprends que vous ayez préféré la laisser pour revenir à nos filles chaudes et vivantes ! A Sartosa, elles ont un tempérament de feu !
Enfin, trêve de bavardage amigos ! C’est Madame Von Diehl en personne qui m’envoie, et si vous le voulez bien, elle vous donne rendez-vous cet après-midi à la Tête de Bœuf. C’est elle qui vous invite. Demandez au patron il vous indiquera sa table et vous fournira des masques si vous tenez à conserver l’anonymat. Autre chose : c’est un endroit très huppé, et les armes n’y sont pas autorisées.
Le coursier, qui était assurément bavard comme beaucoup de beaux parleurs des pays du Sud du Vieux-Monde, attendit d’éventuelles réactions ou questions de la part des deux hommes...